Vers une « dématérialisation » des droits fondamentaux ? Convergence des droits fondamentaux dans une protection fragmentée, à la lumière du raisonnement du juge constitutionnel belge
Thèse soutenue le 28 novembre 2014 à l’Université de Liège (Belgique) devant un jury composé de Monsieur Paul Martens (Président émérite de la Cour constitutionnelle belge, Chargé de cours honoraire de l’Université libre de Bruxelles et de l’Université de Liège, président), Monsieur Romain Tinière (Professeur à l’Université Grenoble Alpes), Monsieur Jan Velaers (Professeur ordinaire à l’Universiteit Antwerpen), Monsieur Marc Verdussen (Professeur ordinaire à l’Université catholique de Louvain), Monsieur Patrick Wautelet (Professeur ordinaire à l’Université de Liège, rapporteur), Monsieur Michel PÂques (Professeur extraordinaire à l’Université de Liège, conseiller d’État, co-promoteur) et Monsieur Jean-Claude Scholsem (Professeur ordinaire émérite de l’Université de Liège, promoteur).
Ouvrage à paraître chez Bruylant en 2015.
Géraldine Rosoux est référendaire à la Cour constitutionnelle, assistante et maître de conférences à l’Université de Liège
1. – Alors que la fragmentation caractérise la protection des droits fondamentaux, garantis par de multiples sources et protégés par de multiples juges, nationaux et européens, la cohérence constitue le défi majeur en ce domaine.
Comment raisonner aujourd’hui sur les droits fondamentaux, alors même que ces droits sont garantis par de multiples textes, au niveau national et au niveau européen, et protégés par de multiples juges, belges et européens ? Comment trouver la cohérence alors que ces différents textes ne sont pas identiques et que ces différents juges peuvent avoir des avis divergents ?
Au départ du raisonnement de la Cour constitutionnelle belge, qui conçoit comme un « ensemble indissociable » les différents textes, constitutionnels et conventionnels, garantissant des droits fondamentaux analogues, cette réflexion doctrinale propose la notion de « dématérialisation » des droits fondamentaux comme clé de lecture : et si le juge des droits fondamentaux raisonnait, en réalité, non pas par rapport au texte, mais par rapport au droit fondamental lui-même, « dématérialisé », à savoir détaché de ses fondements textuels et conçu comme une substance en soi ?
Analysant l’articulation des protections des droits fondamentaux dans le droit belge, le droit de la Convention européenne des droits de l’homme et le droit de l’Union européenne, dans une démarche empirique et inductive, la thèse démontre l’existence de différentes manifestations, dans la jurisprudence et dans des dispositions spécifiques, de cette conception substantielle de droits fondamentaux « dématérialisés ».
2. – Un titre liminaire, consacré à l’exacte compréhension du pluralisme juridictionnel existant en Belgique dans la protection des droits fondamentaux, présente une analyse de la jurisprudence constitutionnelle cristallisant l’idée d’un « ensemble indissociable » for26mé par les dispositions constitutionnelles et conventionnelles garantissant de manière analogue un droit fondamental (C. Const., n° 136/2004 du 22 juillet 2004, B.5.3).
Si les droits fondamentaux relèvent d’un ensemble qualifié d’« indissociable », cela signifie que les différents textes garantissant ces droits ne constituent que des expressions particulières d’un tout, d’une seule et même réalité. Se dégagent alors des figures, des entités, des droits fondamentaux « dématérialisés », détachés des textes qui les consacrent. Un peu comme si, au départ des différents textes consacrant, par exemple, la liberté d’expression, se dégageait « la » Liberté d’expression, avec un grand L. Le fait qu’un même droit fondamental soit répété dans différents textes, nationaux et internationaux, constitue ainsi un indice de son importance ou de sa « fondamentalité ».
Cette vision aboutit à amoindrir l’importance du fondement textuel d’une garantie, qu’elle soit prévue par une disposition constitutionnelle ou par une disposition conventionnelle. La conception d’un tout « indissociable » atténue de même une distinction stricte du contentieux des droits fondamentaux fondée sur l’origine, constitutionnelle ou conventionnelle, du droit fondamental invoqué, comme cela existe en Belgique, et en France depuis la création de la question prioritaire de constitutionnalité : une approche globale des droits fondamentaux relativise l’idée selon laquelle un juge serait « naturellement » compétent pour les droits fondamentaux constitutionnels tandis qu’un autre juge serait « naturellement » compétent pour les droits fondamentaux conventionnels.
Dépassant la distinction entre les contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité, le raisonnement de l’ « ensemble indissociable » pourrait se rapprocher d’un contrôle de « fondamentalité », évoqué par le Professeur J. Andriantsimbazovina (« L’enrichissement mutuel de la protection des droits fondamentaux au niveau européen et au niveau national – Vers un contrôle de « fondamentalité » ? », R.F.D.A., 2002, pp. 124-138).
Prenant comme point de départ cette jurisprudence du juge constitutionnel belge, révélatrice d’une tentation de « dématérialisation » des droits fondamentaux, cette recherche doctorale examine s’il existe, dans l’articulation de la pluralité des juges (articulation « procédurale » des droit fondamentaux) et dans l’articulation de la pluralité des sources (articulation « substantielle » des droits fondamentaux), des phénomènes accentuant cette idée d’une dématérialisation des droits fondamentaux, ou, au contraire, s’y opposant.
3. – La première partie est consacrée à l’articulation « procédurale » des droits fondamentaux ou la répartition du travail entre les multiples juges des droits fondamentaux, belges et européens.
En ce qui concerne la répartition interne du contentieux, il existe en Belgique – comme en France – une concurrence juridictionnelle dans le contrôle incident des lois au regard des droits fondamentaux, entre un contrôle diffus de conventionnalité des lois, appartenant à tout juge, et un contrôle concentré de constitutionnalité des lois, relevant de la Cour constitutionnelle.
Pour résoudre cette concurrence – que la doctrine belge a appelé le « concours de droits fondamentaux » –, l’article 26, § 4, de la loi spéciale sur la Cour constitutionnelle établit une architecture des contrôles incidents de constitutionnalité et de conventionnalité, dans laquelle la priorité est accordée en principe à la question de constitutionnalité. Cette disposition, qui a inspiré le mécanisme de la QPC française, est analysée à travers le prisme de la « dématérialisation », et de l’impact de la jurisprudence Melki de la Cour de justice de l’Union européenne : si l’article 26, § 4, révèle une approche dématérialisée des droits fondamentaux, l’indispensable respect de la compétence de la Cour de justice et du droit de l’Union impose de toujours identifier ce qui relève du droit de l’Union, et, partant, s’oppose à la dématérialisation des droits fondamentaux.
Au niveau européen, la relation triangulaire entre le juge belge et les Cours européennes de Strasbourg et de Luxembourg est analysée au regard de la règle d’épuisement préalable des voies de recours internes. À l’instar de la Cour constitutionnelle belge, la Cour européenne des droits de l’homme développe une approche « dématérialisée » des droits fondamentaux, en considérant que, pour satisfaire à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes, il suffit d’avoir invoqué « en substance » une violation de la Convention européenne des droits de l’homme, même sans soulever formellement devant les juges internes la violation de tel ou tel article précis de la Convention. Cette conception substantielle de l’invocation de la Convention participe indirectement à la conventionnalisation du raisonnement sur les droits fondamentaux, en incitant le juge national à « tenir compte » de la Convention comme référent substantiel.
La relation plurale entre le juge belge et les Cours européennes de Strasbourg et de Luxembourg est également examinée au regard du renvoi préjudiciel devant la Cour de justice et de la manière dont le juge constitutionnel « tient compte » de la réponse donnée par la Cour de Luxembourg à une question posée ; diverses « études de cas » permettent de mettre en lumière des raisonnements qui soit participent à la dématérialisation, soit s’y opposent afin de préserver les potentialités du contrôle d’une juridiction constitutionnelle nationale.
L’architecture des contrôles des deux Cours européennes est également examinée au regard de l’adhésion programmée – aux ailes coupées par l’avis 2/13, négatif, de la Cour de justice – de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’homme ou encore au regard de la future compétence consultative de la Cour européenne des droits de l’homme, prévue par le Protocole additionnel n° 16. Le mécanisme préjudiciel à Luxembourg tout comme le futur système d’avis facultatif de la Cour de Strasbourg influencent le raisonnement portant sur les droits fondamentaux : ils invitent à envisager « en substance » un grief pris de la violation d’un droit fondamental garanti par un texte déterminé, afin de lui substituer éventuellement un autre grief, rattaché, respectivement, au droit de l’Union ou au droit de la Convention.
4. – La seconde partie porte sur l’articulation « substantielle » des droits fondamentaux ou la détermination du contenu des droits fondamentaux, protégés par de multiples sources, constitutionnelles et conventionnelles. Analysant des dispositions spécifiques, mais aussi la jurisprudence du juge constitutionnel belge, la thèse identifie une quadruple typologie de raisonnement, traduisant le souci d’harmonie entre les multiples sources de droits fondamentaux : (1) la coexistence harmonieuse, (2) l’intégration, (3) l’assimilation et (4) la fusion.
La coexistence harmonieuse est traduite dans les articles 53 de la Convention européenne des droits de l’homme et de la Charte des droits fondamentaux. Proposant une relecture originale de ces deux dispositions, à la lumière de la jurisprudence Melloni – devenue une réserve sine qua non de l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme, selon l’avis 2/13 de la Cour de justice –, la thèse relativise la « protection maximale » des droits fondamentaux que ces deux articles 53, peu utilisés dans la jurisprudence belge et européenne, tendraient à protéger. Il est proposé de substituer à cet idéal de « protection la plus large », celui, théorique, de la coexistence harmonieuse des différents catalogues des droits fondamentaux.
L’intégration ou l’importation de droits fondamentaux est illustrée par le raisonnement paradigmatique de la Cour de justice de l’Union européenne qui, depuis les années 70, a élaboré un corpus prétorien de droits fondamentaux, conçus comme des principes généraux du droit de l’Union, complétant ainsi le laconisme des textes les garantissant expressément au niveau européen, avant l’avènement de la Charte des droits fondamentaux. Cette jurisprudence, qui a érigé la Cour de Luxembourg en juge des droits fondamentaux (R. Tinière, L’office du juge communautaire des droits fondamentaux, Bruxelles, Bruylant, 2007, 708 pages), participe pleinement à une conception dématérialisée des droits fondamentaux, que l’article 6, § 3, du Traité sur l’Union européenne « matérialisera » d’ailleurs expressément, consacrant formellement ce raisonnement d’intégration. Ce raisonnement d’intégration ou d’assimilation se retrouve également dans les articles 11 et 24, § 3, de la Constitution belge ou dans le projet avorté d’article 32bis de la Constitution belge – tentative de « constitutionnalisation » de la Convention européenne des droits de l’homme – tout comme il imprègne le raisonnement du juge constitutionnel belge.
L’assimilation ou la concordance se retrouve dans l’article 52, § 3, de la Charte des droits fondamentaux, qui articule la protection de la Charte avec celle des dispositions « correspondantes » de la Convention européenne des droits de l’homme ; cette clause d’uniformité fait écho, dans une certaine mesure, à l’idéal de « protection équivalente » de la jurisprudence Bosphorus. Ce raisonnement d’assimilation se retrouve aussi dans de nombreux arrêts de la Cour constitutionnelle belge.
Quant au raisonnement de fusion, par lequel le juge constitutionnel belge s’autorise à « mixer » le contenu des textes constitutionnels et conventionnels, il constitue le résultat inéluctable de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle et de la conception d’un « ensemble indissociable ». La protection de la propriété constitue une des illustrations marquantes de ce raisonnement : alors que l’article 16 de la Constitution belge contient la garantie d’une juste et préalable indemnité en cas d’expropriation pour cause d’utilité publique et impose l’intervention d’un législateur formel pour déterminer les cas et conditions de cette expropriation, l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme protège de manière plus large le « respect des biens », mais sans garantir une complète et préalable indemnité en cas d’expropriation ni un principe de légalité formelle. Bien que ces textes ne protègent pas de la même façon le droit de propriété, la Cour constitutionnelle belge a créé une protection globale « du » droit de propriété alliant les particularismes de chacune des dispositions, en fusionnant le champ d’application large de la protection conventionnelle aux garanties constitutionnelles spécifiques d’indemnisation ou de légalité formelle. Par cette méthode, la Cour constitutionnelle accroît la protection, même si elle s’écarte de la lettre de chacun des textes.
5. – Dégageant les conclusions de cette « radiographie » du raisonnement juridictionnel, qui s’inscrit au cœur d’une réflexion plus générale sur les droits fondamentaux, on peut constater un dilemme entre, d’une part, la tentation de dématérialisation et une conception substantielle des droits fondamentaux et, d’autre part, le souci de respecter les compétences juridictionnelles des différents juges, garants de ces droits. Au sein de cette tension, se révèle néanmoins une convergence des modes de raisonnement portant sur les droits fondamentaux, qui démontre que l’importance des constituants, des législateurs et des textes garantissant ces droits est atténuée au profit des juges, belges et européens, et d’une jurisprudence des droits fondamentaux, marqués par leur porosité.
La tradition de droit écrit se retrouve ainsi remplacée par une logique de common law des droits de l’homme. Une approche dématérialisée des droits fondamentaux autorise en effet le juge à glisser d’une disposition à une autre, et plus précisément d’une jurisprudence à l’autre, dans une immense valse de précédents « croisés ».
Malgré la fragmentation de la protection, il se dégage une approche globale, holistique, des droits fondamentaux, qui participe ainsi à une convergence de leur contenu, déterminé par un juge, au rôle grandissant dans la Cité.
Geraldine.Rosoux@ulg.ac.be