L’article 15 de la Convention européenne à l’épreuve du Covid19 ou l’ombre d’un doute
Gérard Gonzalez est Professeur à l’Université de Montpellier, CNRS – Droit, religion, entreprise et société (DRES) -UMR 7354
Une disputatio agite le « si petit monde » des conventionnalistes autour de l’article 15 de la Convention européenne qui prévoit la possibilité pour les Etats de déroger aux droits garantis sous certaines conditions (voy. F. Sudre (dir.) Les Grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, PUF 9ème éd., n°8 obs. G. Gonzalez) et de son inactivation notamment par la France. D’un côté Frédéric Sudre discute la posture française au nom de la transparence, de la cohérence (« La mise en quarantaine de la Convention européenne des droits de l’homme », JCP G 2020.510) et du principe de réalité (Blog du Coronavirus, Club des juristes, 27 avril 2020) et plaide pour une mise en œuvre de la clause dérogatoire, option qui a aussi la « préférence » de Jean-Paul Costa (Blog du Coronavirus préc. 27 avril 2020). De l’autre Sébastien Touzé, martèle que « la restriction vaudra toujours mieux que la dérogation » (Blog du coronavirus préc. 22 avril 2020), tandis que, en constitutionnaliste égaré chez les conventionnalistes (c’est son droit), Thierry Renoux juge inutile et dangereux le recours à l’article 15 (Blog du coronavirus préc. 24 avril 2020) et que Mustapha Afroukh nous emmène dans un tourbillonnant tour du monde des clauses de dérogation aux conventions de garanties des droits de l’homme qui, toutes, quand elles existent, n’ont aucun caractère obligatoire pour les Etats (RDLF 2020 chron. n°40). Pourquoi tirer à hue et à dia sur cette pauvre clause dérogatoire qui n’espérait pas tant d’attention ? La chose intrigue et interpelle suffisamment pour qu’on s’interroge. A lire leurs contradicteurs, on peut effectivement se demander ce qui a bien pu amener ces deux grands spécialistes de la Convention européenne, l’un auteur de sommes sur la question (Droit européen et international des droits de l’homme, PUF 2019, 14ème édition, Les Grands arrêts de la jurisprudence de la Cour européenne, PUF 2019 …etc), l’autre issu de treize années de magistrature à la Cour européenne dont près de quatre ans de présidence, à se muer en partisans de la clause dérogatoire qui atténue le poids que fait peser la Convention sur le dos des Etats sans les laisser, heureusement, totalement libres de leurs mouvements. Quel virus diabolique a bien pu contaminer ces défenseurs des droits humains pour leur faire oublier les fondamentaux de cette défense ? Se poser ces questions revient en réalité à fausser le débat, à confondre effets et cause, à s’appuyer sur les apparences (F. Sudre, Blog du 27 avril préc.).
La question semble-t-il n’est pas de savoir si les restrictions valent mieux que la dérogation. Tous partagent ce même constat que « la dérogation prévue par l’article 15 n’est pas pour les Etats une obligation, mais un droit » (J-P. Costa préc.), que « l’Etat partie à la faculté, et non l’obligation, de déroger à la Convention et il dispose d’une large marge d’appréciation en la matière » (F. Sudre, JCP G préc.). Il en va ainsi dans tous les systèmes de protection internationale des droits de l’homme et c’est très bien ainsi. Ceci étant, le mythe de l’universalisme des droits humains ne doit pas faire oublier la spécificité de la Convention européenne, seul système de garantie obligatoire pour tous les Etats membres du Conseil de l’Europe et doté d’un mécanisme de recours individuel qui n’a pas d’équivalent dans le monde. Cette spécificité induit des obligations supérieures pour les Etats parties à la Convention, des devoirs, un principe de responsabilité conforme à l’esprit de l’article 15, de bonne foi diraient les internationalistes. Ce n’est pas le chemin suivi par la majorité des Etats membres dont la France.
1- Le confinement au droit national du régime dérogatoire de l’état d’urgence sanitaire
Face à la pandémie du Covid19 les conditions sont largement remplies, tous les auteurs précités en attestent, pour enclencher la dérogation de l’article 15. La loi du 23 mars 2020 est à l’urgence sanitaire ce que la loi du 3 avril 1955 est au « péril imminent » avec des modalités de mise en œuvre proches, notamment l’intervention à bref délai du Parlement. Déjà les crises sanitaires de 2004 (SRAS, ESB …) avaient justifié la mise en place d’un ersatz d’état d’urgence sanitaire intégré dans le Code de la Santé par la loi du 5 mars 2007 (article 3131-1). Comme on l’a souligné, cette loi restait « discrète sur la nature des mesures susceptibles d’intervenir sur son fondement mais il n’est pas douteux qu’elle autorise la mise en place d’importantes restrictions aux droits et libertés » (X. Dupré de Boulois, Droit des libertés fondamentales, PUF 2018, p. 181). La loi de 2020 et les ordonnances prises sur son fondement complètent et renforcent ces mécanismes nous faisant entrer à pieds joints dans la biopolitique prophétisée par Michel Foucault (Sécurité, territoire, population et Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard, 2004).
Dans ce contexte, la Convention européenne n’apparaît pas comme une question prioritaire. Au détriment, cela a déjà fort bien été démontré, de la cohérence : ce qui a été fait par le passé (1985, 2005, 2017), dans des situations moins apocalyptiques que celles que nous venons de connaître et connaissons encore, aurait dû logiquement être répété à l’exacte mesure de la pandémie constatée. Plus que jamais, peut-être moins que demain (malgré la vigilance mesurée du Conseil constitutionnel – décision n°2020-800 DC du 12 mai 2020), toutes nos libertés sont malmenées durant cette crise sanitaire. Frédéric Sudre évoque notamment les dispositions de l’ordonnance du 25 mars 2020 qui prolongent de plein droit les détentions provisoires dans des conditions qui peuvent légitimement faire douter de leur conventionnalité au regard des articles 5 et 6 de la Convention. Le contrôle du Conseil d’Etat sur ce texte, qui au passage valide sa circulaire d’interprétation (CE, 3 avril 2020, Syndicat des avocats de France, n°439894), est l’exacte démonstration de la mise en sommeil de la Convention, de sa « mise en quarantaine de facto » (F. Sudre préc.), exactement comme si la France avait dérogé à son application. Le Conseil d’Etat valide l’ensemble des mesures prises, y compris la circulaire, en une formule quasi-rituelle, « dans le contexte très particulier des circonstances liées à l’épidémie de covid-19 et des mesures prises pour lutter contre la propagation de cette maladie ». Le visa de la Convention est purement formel. Bien d’autres libertés sont mises sous le boisseau durant l’état d’urgence sanitaire en délicatesse avec la garantie que leur accorde, dans son « temps » normal, la Convention. Tel est le cas par exemple des diverses manifestations de la liberté de religion puisque les réunions collectives sont interdites dans les lieux de culte. Particulièrement choquante de ce point de vue fut l’irruption de trois policiers armés dans une église où était célébrée une messe en présence de sept personnes dont trois paroissiens (Le Figaro, 7 mai 2020). Le principe de réalité voudrait que les autorités reconnaissent que la situation est a minima aussi grave que celle que nous avons connu après les attentats de 2017. L’explication de la différence de perception pourrait être politique par la valeur symbolique attachée au terme « dérogation ». Déroger à la Convention ne soulève aucune objection ni inquiétude dès lors qu’il est question de perquisitionner, détenir, assigner à résidence des terroristes ou pseudo-terroristes. Autre chose est d’assumer « déroger » à la Convention pour créer un camp national d’enfermement de l’ensemble des personnes présentes sur le territoire. Certes, les Etats ayant recouru à l’article 15 dans ce contexte de pandémie (Albanie, Arménie, Estonie, Géorgie, Lettonie, Macédoine du Nord, Moldova, Roumanie, Saint-Marin, Serbie) sont de jeunes démocraties. L’indifférence des parties historiques à la Convention interroge. Mais ni la Russie ni la Turquie n’ont activé la clause dérogatoire non plus (il est vrai que ces deux Etats sont en posture dérogatoire de fait de façon quasi-permanente sans que quiconque s’en émeuve beaucoup) et la France comme le Royaume-Uni y ont eu recours par le passé. L’avenir (contentieux), dont on sait qu’il est éloigné (ceci expliquant peut-être cela) compte tenu des délais d’intervention, soumis à la règle d’épuisement des voies de recours internes, et de traitement des affaires par la Cour européenne, départagera ces postures diverses.
2- Un principe de responsabilité conventionnelle non assumé
Dans son intervention à la Cour le 31 octobre 2017, concernant le risque terroriste et ses conséquences, Emmanuel Macron évoquait l’article 15 « cette clause dite ‘dérogatoire’, souvent mal comprise » et son activation qui « n’a aucunement signifié que la France s’est désengagée de ses obligations internationales en matière des Droits de l’Homme ; bien au contraire … les mesures prises ne le sont que lorsqu’elles sont absolument nécessaires, dans la stricte mesure où la situation l’exige, et elles ne peuvent en aucun cas porter atteinte aux droits les plus fondamentaux. Au-delà des textes, l’état d’esprit qui préside à l’application des lois est bien déterminant » (discours disponible sur les sites internet de l’Elysée et de la Cour). L’état d’esprit national, on l’a vu, n’est pas sans arrières pensées politiques. L’état d’esprit conventionnel, ou le respect de l’esprit du texte de la Convention, doit s’en affranchir en vertu du principe de responsabilité. Les Etats ne peuvent faire comme s’ils étaient capables de faire face à une telle situation, sans précédent sur le plan sanitaire, en respectant l’ensemble des droits garantis par la Convention auxquels il peut être dérogé. C’est faire preuve d’un manque certain d’humilité. Lors de la conférence de Brighton, la Cour européenne, lestée d’un principe de subsidiarité surdimensionné et d’une marge d’appréciation sécurisée, risquait de perdre son caractère de « modèle unique et précieux de justice internationale » (Allocution de Brighton du président de la Cour, Sir n. Bratza). Finalement, la Cour est sortie plutôt renforcée de ce bras de fer et l’affirmation d’une responsabilité partagée avec les Etats dans l’application effective de la Convention est devenue un élément qui irrigue la Déclaration de Brighton (G. Gonzalez, Rêveries aquatiques sur le devenir de la Cour européenne des droits de l’homme, JCP G 2012.568). Cet équilibre transparaît clairement dans le Préambule du Protocole 15 (F. Sudre, La subsidiarité, « nouvelle frontière » de la Cour européenne des droits de l’homme, JCP G 2013.1086) et la Cour « se félicite de la formulation du quatrième alinéa, qui, de même qu’un alinéa très semblable du préambule du Protocole n°14, affirme la prééminence du rôle de la Cour dans la protection des droits de l’homme en Europe » (Avis de la Cour du 6 février 2013 sur le protocole n°15). Responsables en première ligne de l’effectivité des droits conventionnels, les Etats doivent aussi admettre leur incapacité à assumer complètement cette charge en période de crise grave et donner, en suivant la procédure de mise en œuvre de l’article 15, toutes les informations sur l’évolution de la situation et les mesures prises au Secrétaire général du Conseil de l’Europe qui en informe les autres parties contractantes. Comme le rappelle Jean-Paul Costa « il y va d’une souhaitable transparence et d’une cohérence non moins bienvenue de l’Etat » (op. cit.), une véritable « veille sanitaire » au chevet des droits mis à mal. Ce point paraît essentiel, plus peut-être qu’une intervention de la Cour européenne, rare et tardive (pour la période « dérogatoire » de 2015 à 2017 une seule affaire a été communiquée au gouvernement français pour l’instant – M.F. c/France, req. n°15794/17). L’inadéquation manifeste dans la durée des « mesures ordinaires » de restriction aux droits (loi du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire et en complétant les dispositions – prorogation jusqu’au 10 juillet) devrait appeler le déclenchement de l’article 15 de la Convention qui autorise des mesures extraordinaires limitées dans une stricte mesure à la fois matérielle et temporelle. Quant au contrôle de conventionnalité, les partisans du statu quo conventionnel avancent l’adaptabilité du contrôle de proportionnalité qu’il « conviendrait de ne pas sous-estimer » (T. Renoux préc.). En effet, « les auteurs des Grands arrêts », comme le rappelle M. Afroukh (op. cit.), ont bien écrit qu’en l’absence de dérogation « la Cour exerce un contrôle normal du respect par l’Etat de ses obligations, en tenant compte du contexte général » (GACEDH p. 97, obs. G. Gonzalez). Néanmoins, sous peine de perdre sa « mesure », le principe de proportionnalité ne peut être malléé au risque de ressembler aux montres molles de Salvador Dali et d’abaisser, peut-être durablement, le niveau de contrôle de la Cour européenne déjà mis à mal par la promotion de facto (encore !!) du principe de subsidiarité, notamment par la Grande chambre. Faut-il que la Cour assouplisse son contrôle pour coller avec la posture nationale de rester dans le cadre du droit commun de la Convention, créant ainsi un contrôle à double vitesse à l’égard d’un problème général ? Après tout, en interne, la théorie des circonstances exceptionnelles qui seule peut permettre de valider les mesures antérieures au 23 mars 2020 n’a pas été jugée suffisante pour établir l’entière validité des mesures liées à la lutte contre la pandémie et un régime d’exception spécifique a bien dû être mis en place.
Alors « reconnaître ses devoirs, est-ce renoncer à sa liberté ? » (sujet de philosophie du baccalauréat 2019). La question méritait a minima d’être posée au regard de la société hobbesienne dans laquelle nous nous enfonçons inexorablement … masqués et (plus ou moins) confinés.