L’intérêt des mesures de réquisition administrative en période de crise sanitaire exceptionnelle
Par Nedjoua Halil-Merad, Doctorante en droit public à l’Université de Lorraine, IRENEE
Avant la pandémie provoquée par le Sras-Cov-2, jamais un coronavirus n’avait réussi une telle progression, jamais la France n’avait été confrontée à une telle crise sanitaire. Les autorités ont d’abord tenté de ralentir sa progression en vain. Au cours du mois de mars de l’année 2020, l’épidémie semble avoir pris le dessus, mais la « Guerre » n’est pas terminée. Pour reprendre le contrôle, les autorités ont adopté des mesures exceptionnelles : d’abord le confinement forcé des français conformément au décret n°2020-260 du 16 mars 2020 portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19[1] ; puis la mise en place d’un État d’urgence sanitaire (EUS) par l’article 4 de la loi n°2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19[2]. La situation est historique. Face au déferlement médiatique provoqué par l’annonce de ces mesures exceptionnelles, les vagues de réquisitions massives ont pu passer inaperçues aux yeux de tous. Ce désintérêt manifeste à leur égard peut surprendre dans la mesure où la réquisition est un procédé exorbitant de droit commun considérablement attentatoire aux droits et libertés. En particulier à l’égard du droit de propriété (protégé par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789), du droit de refuser un travail ou de l’interdiction du travail forcé (tous deux garantis par la Loi dite « le Chapelier »[3]), du droit de grève (qui découle de l’alinéa 7 du Préambule de la Constitution de 1946), du droit de retrait (article L.4131-1 du code du travail) ou même encore de la liberté d’aller et venir[4]. En dépit de toutes les atteintes qu’elle est susceptible d’engendrer, en situation de crise sanitaire, le gouvernement ne peut pas se passer de la réquisition. En effet, cette procédure a été spécialement aménagée pour faire face à tous types de situation urgente, crise sanitaire comprise (I). Force est de considérer que le recours aux réquisitions est essentiel car il permet aux autorités de les aider à gérer les situations de crise, voire de les éradiquer. En situation de crise sanitaire d’une extrême gravité, comme celle de la pandémie du Covid-19, le bien-être des individus pourra être relégué au second plan au profit de l’intérêt supérieur du pays, les citoyens devant être solidaires vis-à-vis du combat mené par les autorités, en acceptant les ordres de réquisition (II).
I. Les réquisitions sanitaires
Les pré-requis. La réquisition est une opération administrative de dépossession forcée temporaire issue d’une loi républicaine de 1877[5]. À l’origine, la réquisition visait uniquement à répondre à des obligations militaires[6], c’est pourquoi elle est principalement régie par les dispositions du code de la défense (aux art. L.2221-1 à L.2236-7 et art. R.2211-1 à R.2236-3). L’exemple topique est celui du requis de guerre où l’État sollicite des logements en vue d’y loger, nourrir et « purifier » les soldats. Depuis, les « nécessités sociales »[7] ont évolué aboutissant à une diversification des requis. Désormais, la procédure de la réquisition permet aux autorités de s’approprier, par la contrainte, l’usage des biens mobiliers et/ou immobiliers d’un individu, les services de son entreprise voire de sa personne. À l’instar de l’exproprié, le réquisitionné n’a pas le choix, il est contraint de se plier à la volonté de la puissance publique en lui cédant les biens requis. En revanche, contrairement à la procédure d’expropriation, qui peut être mise en œuvre dès que l’utilité publique d’une opération est caractérisée, la réquisition est mise en œuvre uniquement lorsque des circonstances urgentes l’exigent : c’est-à-dire en période de guerre, de crise, de calamité publique ou lorsqu’il est nécessaire d’assurer la continuité d’un service public. Elle peut aussi être utilisée en prévention des risques causés à l’ordre public, dès lors qu’ils sont avérés. Depuis l’introduction de l’article L.3131-31-9 du code de la santé publique, issu de la loi du 24 juillet 2019 relative à la transformation du système de santé, la réquisition peut être mise en œuvre « en cas de situation sanitaire exceptionnelle ». Selon les termes dudit article, cette situation correspondrait « à tout évènement de nature à impliquer de nombreuses victimes ». La proclamation de l’État d’urgence sanitaire au sens de l’article L. 3131-12 du code de la santé publique, issu de la loi du 23 mars 2020, renforce la précédente disposition. L’État d’urgence sanitaire peut être déclaré sur tout ou partie du territoire en cas de « catastrophe sanitaire mettant en péril par sa nature et sa gravité, la santé de la population ». L’urgence d’une telle situation permet de justifier toutes les actions menées par l’administration au nom de l’intérêt supérieur de l’État.
Les biens et les personnels requis. Les biens susceptibles de faire l’objet d’une réquisition sanitaire sont régis par les dispositions du code de la santé publique. Conformément aux termes prévus par l’article L.3131-8 du code de la santé publique : « Si l’afflux de patients ou de victimes ou la situation sanitaire le justifie, sur proposition du directeur général de l’agence régionale de santé, le représentant de l’État dans le département peut procéder aux réquisitions nécessaires de tous biens et services, et notamment requérir le service de tout professionnel de santé, quel que soit son mode d’exercice, et de tout établissement de santé ou établissement médico-social ». Si l’on se réfère à la lettre de l’article, peuvent être réquisitionnés, en premier lieu, tous les biens matériels qui peuvent aider à la gestion de la crise. À titre d’illustration, les masques de protection FFP2 et FFP3 ont fait l’objet de plusieurs réquisitions, en début d’épidémie d’abord, par un décret n°2020-247 du 13 mars 2020[8], puis par la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19. En second lieu, peuvent être réquisitionnés, tous les biens immobiliers nécessaires à la lutte contre la crise sanitaire. À titre d’exemple, au 23 mars 2020, plus de 20.000 chambres d’hôtel ont été réquisitionnées et transformées en chambres de confinement pour seconder les hôpitaux et les services sociaux. En troisième lieu, peuvent être réquisitionnés, tous les personnels soignants ou non, qui pourraient aider les autorités dans la gestion de la lutte de la crise sanitaire. Les multiples arrêtés relatifs à la mobilisation de la réserve sanitaire pris depuis le 25 janvier 2020 en vue de constituer des équipes de réservistes sanitaires charger d’accueillir les retours de pays étranger sur le territoire français en sont une parfaite illustration. En quatrième et dernier lieu, peuvent être réquisitionnés, tous les établissements de santé ainsi que tous les services qui pourraient aider à mettre fin à la catastrophe sanitaire. Si l’Établissement de santé est nécessaire et manquant, les autorités peuvent prendre l’initiative de sa construction. Par exemple, en raison d’un cluster épidémique dans la région du Grand-est, le gouvernement a requis la construction d’un hôpital militaire uniquement à destination des patients atteints du Covid-19. Dans cet hôpital, nombreux ont été les personnels de la santé bénévoles à répondre à l’appel des établissements de santé pour prendre en charge les malades, il s’agit des réservistes sanitaires.
II. Les réquisitions solidaires
La réquisition, c’est être au service de la nation. Dès le début de l’annonce de la pandémie, plus de cinq cents hôtels avaient annoncé vouloir participer à l’effort national et se mettre au service de la nation. Dans cet élan de solidarité, le syndicat national des anesthésistes réanimateurs de France (SNARF) a formé, le 22 mars 2020, une demande écrite auprès du ministre de la santé pour que leurs confrères du secteur privé soient réquisitionnés dans les services de la santé du secteur public. Nombreux ont été les réservistes sanitaires, solidaires à la nation, qui ont répondu à l’appel lancé par le gouvernement par la conclusion d’un contrat d’engagement au sens de l’article D.3132-2 du Code de la santé publique. Mais, pour le Directeur général de l’assistance publique des hôpitaux de Paris, la mobilisation actuelle ne suffit pas à répondre au besoin d’une nation en crise. Il a déclaré : « on a besoin de tout le personnel, qu’il soit volontaire, ou qu’on fasse appel à la réquisition ». En l’occurrence ici, deux précisions peuvent être formulées. La première est que la réquisition n’est pas un droit mais un devoir du citoyen. En effet, lorsqu’il est appelé, le citoyen n’a pas la possibilité de refuser, il doit répondre positivement à l’appel des autorités, bon gré mal gré. La seconde concerne la durée des réquisitions sanitaires lorsqu’elles frappent des personnes et non des biens. Lorsque les personnes sont volontaires, c’est le cas des réservistes sanitaires, les textes prévoient une durée d’engagement de trois ans « renouvelable » (indéfiniment ?). En revanche, les textes ne prévoient aucune mention spécifique à l’égard des personnels de la santé ou des autres professions qui ne seraient pas volontaires. Toutefois, le second alinéa 2 de l’article L.2212-1 du code de la défense précise que : « la réquisition est prononcée pour une durée temporaire ou permanente ». La particularité de la procédure n’est-elle pas son caractère temporaire ? Ecce enim in errorem… Le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité résultant de l’article 61-1 de la Constitution pourrait permettre de contrôler la conformité de cette disposition du code de la défense au regard des droits et des libertés que la Constitution garantit. En effet, ne devrions-nous pas émettre des doutes sur la constitutionnalité de l’expression « permanente » mentionnée dans ladite disposition ? Des déclarations d’inconstitutionnalité ont déjà pu être formulées par le Conseil constitutionnel à l’encontre de dispositions qui semblaient être moins équivoques.
Mais la réquisition n’est pas au service des libertés. Le droit de retrait, codifié à l’article L.4131-1 du code du travail, offre la possibilité aux travailleurs de se retirer de leurs emplois. Il ne s’agit pas d’un droit absolu. Il est soumis à des conditions. L’article prévoit qu’il peut s’exercer lorsqu’une situation particulière pourrait amener le travailleur à penser « raisonnablement qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé ». Traditionnellement, le droit de l’intérêt général prime sur le droit de l’intérêt privé. Par conséquent, nul doute que le droit de réquisition prime sur le droit de retrait. L’application du droit de grève, de valeur constitutionnelle, a elle-même échoué, face à l’application du droit de réquisition. En effet, par une ordonnance rendue le 27 octobre 2010, le juge des référés du Conseil d’État (n° 343966, M. Stéphane L. et autres) a entériné les réquisitions du personnel gréviste d’un site pétrolier à Gargenville en raison de la menace qui pesait sur la continuité des services publics[9]. De plus, la loi n°2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 dresse la liste de toutes les professions dont le droit de retrait peut être limité par l’application du droit de réquisition. Une fois encore, cette analyse révèle le déséquilibre significatif dans les rapports entretenus entre le droit des personnes publiques et le droit des personnes privées.
Pour éviter les recours abusifs à la réquisition, la légalité de l’opération est soumise au respect de trois conditions cumulatives. La première est le respect de l’urgence de la situation. À l’évidence, la proclamation de l’État d’urgence sanitaire le 22 mars prouve que la condition est remplie, du moins pour deux mois. Le même raisonnement s’applique en cas de proclamation de l’État d’urgence au sens classique du terme[10]. Le recours à la réquisition dépend de la gravité de la crise. Plus la crise est grave, plus le nombre de réquisitions augmente, et plus les atteintes aux droits et libertés s’intensifient. La seconde condition à remplir pour légaliser les réquisitions sanitaires est de les indemniser, sans exception. À cet égard, l’article 2 du titre Ier de la loi du 23 mars 2020 d’urgence a complété le dispositif prévu à l’article L.3131-8 du code de la santé publique par la mention suivante : « L’indemnisation des réquisitions est régie par le code de la défense ». Ainsi, l’indemnisation est effectuée au regard de l’article R.2234-1 du code de la défense qui semble rappeler le principe de la réparation intégrale d’ordre matériel issu de l’article L.321-1 du code de l’expropriation… réparation qui semble vouloir camoufler les imperfections d’un système qui exclut de son champ d’application la réparation des chefs de préjudices extrapatrimoniaux. La troisième et dernière condition qui permet de justifier la légalité de l’opération est le caractère temporaire de la dépossession. Quid de la constitutionnalité des réquisitions « permanentes » mentionnées dans le code de la défense ou de la restitution des masques et médicaments réquisitionnés puis usés ou consommés ? En l’occurrence, dans ces circonstances, l’opération s’apparenterait davantage à une expropriation « déguisée »[11] qu’à une véritable réquisition. À l’évidence, le dispositif de réquisition permet de contourner l’interdiction de l’expropriation mobilière résultant de l’article L.1 du code de l’expropriation.
[1] JORF n°0066 du 17 mars 2020, texte n° 2.
[2] L’article 4 est ainsi rédigé : « Par dérogation aux dispositions de l’article L. 3131-13 du code de la santé publique, l’état d’urgence sanitaire est déclaré pour une durée de deux mois à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi. L’état d’urgence sanitaire entre en vigueur sur l’ensemble du territoire national. Toutefois, un décret en conseil des ministres pris sur le rapport du ministre chargé de la santé peut en limiter l’application à certaines des circonscriptions territoriales qu’il précise. La prorogation de l’état d’urgence sanitaire au-delà de la durée prévue au premier alinéa du présent article ne peut être autorisée que par la loi. Il peut être mis fin à l’état d’urgence sanitaire par décret en conseil des ministres avant l’expiration du délai fixé au même premier alinéa ». JORF n°0072 du 24 mars 2020, texte n°2.
[3] Décret du 14 juin 1791 relatif aux assemblées d’ouvriers et artisans de même état et profession. Rec. Duvergier, p. 25-26.
[4] CC, 5 août 1993, Loi relative aux contrôles et vérifications d’identité, déc. n° 93-323 DC, Rec. 213.
[5] Loi du 3 juillet 1877, Bull. des Lois, 12e S., B. 346, n° 6115.
[6] Lacrouts, L’organisation générale de la nation pour le temps de la guerre – La réquisition, thèse, Bordeaux, 1941, p.58 ; Perreaud-Charmentier, Manuel pratique des réquisitions militaires et civiles : L. 3 juill. 1877 et L. 11 juill. 1938, préface d’Henry Fougerol, Paris, LGDJ, 1941, p.69.
[7] R. Ducos-Ader, Le droit de réquisition, Théorie générale et régime juridique, thèse, LGDJ, Paris, 1956, p.42.
[8] Art. premier. JORF n°0063 du 14 mars 2020, texte n°22.
[9] Pour approfondir, voir. N. Guillet, « Après les réquisitions de personnels grévistes de l’automne 2010. Réflexions sur la portée du droit de grève dans une France en crise », Dr. soc., 2012, p. 152.
[10] P. Cassia, L’État d’urgence sanitaire : remède, placebo ou venin juridique ?, 24 mars 2020. Consulté le 25 mars 2020.
[11] Rixens et Marchand, « Réquisitions militaires », paris 1916, Imprimerie-Librairie Militaire Universelle, L. Fournier, p. 13.
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