Son petit, tout petit petit bikini… Son grand, trop grand « burkini »
Par Julie Arroyo, Maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes (CRJ EA 1965)
Si le temps est loin où, comme dans la célèbre chanson, les femmes « tremblaient » de se montrer en bikini sur la plage de peur de choquer ou gêner leurs voisins, il semble que certains choix vestimentaires féminins en matière de baignade ne laisse, aujourd’hui encore, pas tout le monde indifférent. Quelques années après l’épisode des arrêtés municipaux ayant interdit le « burkini » sur les plages de plusieurs communes du sud de la France et du Touquet, la polémique reprend, après trois ans de controverses locales, autour du règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble adopté par le conseil municipal le 16 mai 2022.
Si on fait abstraction de la controverse politique, le juriste peut être circonspect face à l’avalanche de critiques dirigées contre ce règlement intérieur et l’annonce du préfet de l’Isère, à la demande du ministre, d’une action en déféré-laïcité (article L.2131-6 CGCT modif. loi « séparatisme » n° 2021-1109 du 24 août 2021). L’article 10 du règlement municipal dispose en effet que « [l]es tenues de bain doivent être faites d’un tissu spécifiquement conçu pour la baignade, ajustées près du corps, et ne doivent pas avoir été portées avant l’accès à la piscine ; les tenues non prévues pour un strict usage de baignade (short, bermuda, sous-vêtements, etc.) et les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée) et les maillots de bain-shorts sont interdits ». Ces dispositions sont justifiées par des considérations de sécurité – le sauvetage d’une personne étant rendu plus difficile par le port de tenues amples – et par des considérations d’hygiène – les maillots de bain-shorts, notamment, pouvant être portés à l’extérieur et contenir des poches avec des objets susceptibles de se retrouver dans les bassins. Le « burkini », lui, n’est pas mentionné en tant que tel. Dans la mesure où cette tenue de bain, couvrant le tronc et ainsi qu’une grande partie des membres et des cheveux, revêt une matière spéciale pour la baignade et se trouve porté près du corps, il ne pose pas de difficulté spécifique au regard de l’hygiène, comparé par exemple à une tenue de bain d’un triathlète, et se trouve, de facto, autorisé. Laissant le visage visible, il ne tombe pas davantage sous le coup de la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.
La laïcité, invoquée par les détracteurs du règlement intérieur pour contester cette « non-interdiction » du « burkini » dans les piscines grenobloises, se révèle être un argument peu opérant juridiquement. La laïcité impose la neutralité à l’État, et plus largement aux collectivités publiques, et à leurs représentants – les agents des services publics – qui sont tenus à une stricte neutralité religieuse (CE, avis, 3 mai 2000, Mlle Marteau). La loi du 15 mars 2004 qui interdit le port, dans les écoles, collèges et lycées publics, de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse apparaît comme une dérogation au principe de liberté religieuse protégé par la laïcité s’appliquant aux administrés de ces établissements. Cette dérogation se justifie par la volonté de protéger des usagers mineurs, considérés comme influençables, dans un espace particulier.
Pour preuve, le Conseil d’État, dans son ordonnance du 26 août 2016, Ligue des droits de l’homme et autres – association de défense des droits de l’homme collectif contre l’islamophobie en France, a estimé qu’un arrêté de police administrative visant à limiter l’accès aux plages des personnes revêtues d’un « burkini », ne pouvait se fonder que sur des considérations telles que « la sécurité de la baignade ainsi que l’hygiène et la décence sur la plage », à la condition que ces limitations soient proportionnées au but poursuivi, et non sur la laïcité.
Dans une recommandation du 27 décembre 2018, le Défenseur des droits s’est prononcé dans le même sens : le refus d’accès à une piscine ouverte au public en raison du port du « burkini » est constitutif d’une discrimination intersectionnelle fondée sur la religion et le genre. Il a enjoint à la modification du règlement intérieur interdisant ce maillot de bain au motif que celui-ci ne présentait pas de problème d’hygiène et de sécurité spécifique.
Dès lors, le règlement intérieur des piscines grenobloises respecte les conditions qui, dans un État libéral, encadrent les restrictions apportées aux droits et libertés. Dans la mesure où l’exercice, par les femmes musulmanes (ou d’autres confessions), de leur liberté religieuse ne porte pas atteinte aux droits d’autrui ni à l’ordre public, aucune raison ne justifie l’interdiction de ce maillot de bain couvrant. Du reste, le motif tiré de l’égalité homme-femme, parfois avancé dans les contentieux relatifs au voile islamique, apparaît contestable dans la mesure où le « burkini » est porté volontairement. Selon la Cour de Strasbourg dans l’arrêt S.A.S contre France du 1er juillet 2014, on ne saurait en effet « invoquer l’égalité des sexes pour interdire une pratique que des femmes […] revendiquent dans le cadre de l’exercice des droits […], sauf à admettre que l’on puisse à ce titre prétendre protéger des individus contre l’exercice de leurs propres droits et libertés fondamentaux ».
Soutien au « vivre ensemble », la liberté vestimentaire, prônée par le maire de Grenoble, pourrait conduire à ce que se croisent, dans les piscines municipales de la ville, des femmes ayant choisi le « burkini » et des femmes ayant choisi le « topless » – puisque les seins nus sont désormais autorisés dans ces piscines. La liberté vestimentaire apparaitrait alors, peut-être, comme la meilleure alliée de la liberté de la femme…