Barème « Macron » : Un contrôle in concreto au cas par cas ?
Par Sébastien Milleville, Maître de conférences en droit privé – Université Grenoble Alpes
Par deux arrêts rendus le 11 mai 20221, la Chambre Sociale de la Cour de cassation confirme l’impossibilité de s’appuyer sur des textes internationaux pour éviter l’application du désormais si fameux « barème Macron ». Ce barème, établi à l’article L1235-3 du Code du travail prévoit, en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, de fixer une fourchette pour l’indemnisation du salarié, fourchette elle-même essentiellement dépendante de l’ancienneté du salarié, le maximum correspondant à 20 mois de salaire en cas d’ancienneté supérieure ou égale à 29 ans.
A l’occasion d’un premier litige (pourvoi n° 21-15247), la Cour de cassation juge que l’invocation de l’article 24 de la Charte sociale européenne, parce que cette disposition est dépourvue d’effet direct, ne pouvait conduire à écarter l’application l’article L1235-3 du Code du travail prévoyant ledit barème. Dans le second litige (pourvoi n° 21-14490), tout en rappelant que l’article 10 de la Convention n° 158 de l’O.I.T est d’effet direct, elle estime que les dispositions de l’article L1235-3 sont compatibles avec les stipulations de cette convention. En l’espèce, la Cour de cassation était saisie du pourvoi d’un employeur critiquant une décision de la Cour d’appel de Paris ayant écarté le barème aux motifs que «compte tenu de la situation concrète et particulière de Mme D., âgée de 53 ans à la date de la rupture et de 56 ans à ce jour, le montant prévu par l’article L. 1235-3 ne permet pas une indemnisation adéquate et appropriée du préjudice subi, compatible avec les exigences de l’article 10 de la Convention n° 158 de l’OIT. ». Autrement dit, la Cour d’appel de Paris (RG 19/08721) avait, au cas d’espèce, écarté l’application de l’article L. 1235-3 en considérant que la mise en œuvre concrète du barème légal ne permettait pas de respecter les exigences de l’article 10 de la Convention de l’O.I.T. Ce faisant, la Cour d’appel de Paris avait réalisé un contrôle de conventionnalité in concreto du barème Macron. C’est notamment ce que lui reprochait le pourvoi de l’employeur qui, s’appuyant sur l’article 6 de la Déclaration des droits et de l’homme, y voyait une atteinte à la sécurité juridique et à l’égalité des citoyens devant la loi. L’argumentation a trouvé grâce aux yeux de la Haute juridiction qui censure donc l’arrêt d’appel en retenant notamment une méconnaissance de l’article 6 et en affirmant donc la compatibilité du barème légal aux dispositions de la Convention de l’O.I.T. Au-delà de la solution retenue, c’est moins la teneur des motifs de la cassation que l’étendue des non-dits qui les sous-tendent qui interroge.
En effet, à lire l’arrêt en question, on comprend que le raisonnement de la Cour de cassation a consisté à vérifier que les exigences conventionnelles tenant d’une part à une indemnité de licenciement suffisamment dissuasive pour l’employeur et permettant d’autre part, une indemnisation raisonnable de la perte injustifiée de son emploi par le salarié, étaient satisfaites par le texte légal. Sur le premier point la Cour de cassation considère ainsi que le remboursement des indemnités de chômage par l’employeur fautif aux organismes intéressés était suffisamment dissuasif. Quant à la nécessité d’une indemnisation raisonnable, la Cour de cassation considère que cette exigence conventionnelle est satisfaite du fait de la fourchette prévue par le barème et par ailleurs et surtout du fait de la mise à l’écart de ce barème lorsque le licenciement est nul, ainsi que l’article L1235-3-1 le prévoit. A cette fin, la Cour de cassation a rappelé en détail les hypothèses dans lesquelles la nullité du licenciement justifiait d’écarter le barème légal impératif, en cas notamment de violation d’une liberté fondamentale -la Cour rappelant les libertés susceptibles d’être concernées- ou encore du fait de l’existence d’une discrimination au sens de l’article L1132-1 du Code du travail.
Ainsi, alors que la cour d’appel avait écarté au cas d’espèce le barème légal en ce qu’il ne permettait pas une indemnisation adéquate, ainsi que l’article 10 de la Convention l’exigeait, la Cour de cassation juge donc que le texte établissant le barème légal est « compatible » avec les stipulations de la Convention. Au contrôle de conventionnalité in concreto de la Cour d’appel, répond donc une appréciation in abstracto de la conventionnalité du barème légal. L’adéquation de la réponse proposée à la question posée – et donc sa pertinence juridique- pouvait se discuter, mais, faute de détails dans la décision, en dépit de la motivation enrichie de cette dernière, on en est alors réduit à des supputations. A titre liminaire on remarquera que le contrôle de conventionnalité in concreto, quelle que soit l’opinion que l’on ait à son propos, a été initié dans des hypothèses dans lesquelles un texte légal était in abstracto compatible avec un texte international. Il faut donc se demander, pourquoi, alors que le contexte semblait s’y prêter, la Cour de cassation se refuse à opérer un contrôle de conventionnalité in concreto de l’article L1235-3 au regard de l’article 10 de la Convention n° 158 de l’O.I.T.
La lecture de l’arrêt ne permet pas de répondre directement à cette question, ce dont on peut légitimement s’affliger.
En revanche, le communiqué de presse accompagnant les deux décisions du 11 mai indique que, pour la Cour de cassation, la détermination du montant réparant le préjudice causé par un licenciement sans cause réelle et sérieuse ne se prête pas à un contrôle de conventionnalité in concreto. On n’en saura pas plus à la lecture de ce communiqué. En effet, la motivation de cette dernière affirmation doit être recherchée, non pas dans l’arrêt, il n’en dit pas davantage, mais dans la notice explicative destinée au rapport annuel.
On apprend alors que le contrôle de conventionnalité in concreto en matière d’indemnités de licenciement souffrait, pour la Cour de cassation, de deux séries de défauts : il compromettait la sécurité juridique en contrevenant à la prévisibilité que le barème impératif avait entendu offrir aux employeurs et aux salariés.
Ce qui pose finalement deux questions : la sécurité juridique de qui ? La prévisibilité de quoi ?
La décision de la Cour de cassation protège surtout la sécurité juridique de l’employeur (I), et garantit essentiellement la prévisibilité de la loi (II.).
I. Bien que la notice mentionne une sécurité juridique offerte par la prévisibilité du barème aux « employeurs et aux salariés », on peine à croire que ce soit les incertitudes juridiques affectant le sort des seconds qui aient ému les Hauts magistrats. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler la justification de ce barème impératif exposée dans le rapport remis au Président de la République accompagnant l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017, « Un barème de dommages et intérêts impératif donnera sécurité et visibilité sur les contentieux potentiels. Aucun chef d’entreprise, et particulièrement dans les très petites et moyennes entreprises, ne recrute des salariés avec l’intention de les licencier. Mais l’incertitude sur le coût d’une rupture potentielle peut le dissuader d’embaucher en contrat à durée indéterminée. Le barème, par la prévisibilité qu’il donne, permettra de lever cette incertitude et de libérer la création d’emplois dans notre pays dans les très petites et moyennes entreprises. ». Bien sûr, dans certaines hypothèses, la mise en place d’un plancher pour l’indemnisation du salarié lui était juridiquement favorable, mais des premières études statistiques relatives à la mise en place du barème2, il résulte surtout que le barème, et personne ne niera qu’il ait été présenté et perçu autrement, avait pour objectif de réduire, dans un certain nombre de circonstances le montant des indemnités perçues. A cet égard, s’appuyant sur les études statistiques menées, l’avocat général relève dans son avis3 sur la présente affaire que la réduction du montant des indemnités est avérée, notamment pour les salariés dont l’ancienneté est la moins étoffée.
Il semble difficile d’y voir là un bénéfice intéressant la sécurité juridique du justiciable « en général ». A vrai dire, et le constat n’a rien de nouveau, la sécurité juridique est ici plutôt brandie comme un étendard au service de la permanence d’intérêts bien plus matériels que spirituels. Lorsqu’un changement du droit ne coûte rien à personne, on ne sache pas que la sécurité juridique suffise à elle seule à différer systématiquement le changement de la règle. Ainsi, en l’espèce, la prévisibilité du barème impératif sert essentiellement les intérêts économiques de l’employeur.
II. Au-delà de cette justification, qui à défaut de pleinement convaincre est cependant parfaitement audible, c’est la prévisibilité d’une règle de nature strictement légale que garantit l’arrêt. Ainsi, toujours dans la notice explicative destinée au rapport annuel, on lit que l’admission d’un contrôle de conventionnalité in concreto aurait conduit à substituer un barème du juge à celui du législateur « sans en revêtir la même légitimité ». Si la légitimité d’un texte ne doit procéder que d’une élection nationale, une telle affirmation est difficilement contestable : adopté par voie d’une ordonnance, le barème procède, au moins indirectement, d’un processus électoral interne. Un tel raisonnement est naturellement insusceptible d’être transposé à une règle prétorienne : pour le dire très trivialement, le juge n’est pas élu. Mais, que l’on sache, il ne s’est pas pour autant résigné à n’être que la bouche de la loi. Or, à considérer la question de la prévisibilité de la règle sous l’angle de la légitimité de son auteur, la Haute juridiction isole finalement complètement le barème légal de son contexte normatif et plus précisément de l’article 10 de la Convention 158 de l’O.I.T. Dès lors que que, abstraitement, le barème légal est conforme aux stipulations conventionnelles, le juge ne serait donc plus en mesure de l’écarter car chemin faisant, il revendiquerait une légitimité dont seul le législateur dispose. En somme, comme cela a déjà été dit, une fois sa compatibilité à la convention internationale reconnue in abstracto, la loi ferait donc écran à l’application concrète d’une disposition conventionnelle dont l’effet direct est pourtant reconnu. Cette position se défend, mais d’autres existent qui se défendent aussi bien sinon mieux. Mais là n’est pas la question.
La difficulté est ici que la Cour de cassation fait montre d’une tempérance à ausculter la loi dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’a rien de systématique4. On cherchera pourtant en vain dans l’arrêt les raisons de l’exclusion d’un contrôle de conventionnalité in concreto au titre de l’article 10 de la Convention n° 158 de l’O.I.T. A la lecture de la notice explicative de l’arrêt destinée au rapport annuel, on comprend qu’un tel contrôle, qui heurte la conception française d’une norme générale et abstraite serait l’apanage de la protection des seuls droits fondamentaux reconnus par la Convention européenne et le moyen d’anticiper sur une éventuelle condamnation de la France par la Cour de Strasbourg. Une affirmation aussi explicite est évidemment de nature à rejaillir sur de multiples contentieux. Elle fait litière de l’argumentation qui consistait à voir dans le contrôle de conventionnalité in concreto la suite logique et nécessaire de la supériorité des traités sur la loi : si tous les traités ont une valeur supérieure à la loi, la mise en œuvre concrète de la loi pourrait donc parfois conduire à obtenir des résultats concrets contraires à ceux visés par certaines stipulations conventionnelles.
Après avoir ouvert la boîte de Pandore du contrôle de conventionnalité in concreto, la Haute juridiction tente donc d’en limiter le déploiement. Mais si les motifs de ses décisions ne sont pas plus explicites, il est très probable que la Cour de cassation peine à convaincre les juridictions du fond et que cette décision soit la première d’une longue série, avec toutes les incertitudes normatives que charrient les contentieux qui s’enlisent. En revanche, exposée explicitement, ailleurs qu’au détour d’une notice explicative que peu de justiciables connaissent ou consulteront, une norme jurisprudentielle peut disposer d’une prévisibilité qui n’a rien à envier à celle d’une norme légale dont l’auteur dispose pourtant d’une légitimité élective. On ne peut donc espérer qu’à tout le moins la Cour de cassation assume la prééminence qu’elle offre aux seuls droits et libertés garantis par la Convention européenne. A défaut, il est à craindre qu’on lui reproche l’imprévisibilité d’un contrôle de conventionnalité in concreto qu’elle opère au cas par cas…
2 V. ainsi, comparant les indemnités octroyées sur une période de référence par deux cours d’appel à celle du barème impératif désormais en vigueur , M. Picq, Barémisation et contentieux du licenciement sans cause réelle et sérieuse, in La barémisation de la justice, Dir. S. Gerry-Vernières, Mission Droit et Justice, 2019, spéc. p. 56.
3 V. Avis de l’avocat général, p. 16 & suiv.