Pas de lunettes sous les œillères : le Conseil constitutionnel et le négationnisme
L’auteur revient sur la décision du 26 janvier 2017 à l’occasion de laquelle le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur une disposition (art. 173) de la loi Égalité et citoyenneté qui entendait élargir le délit de négationnisme.
Thomas Hochmann, Professeur de droit public à l’Université de Reims Champagne-Ardenne
Introduit par amendement gouvernemental, l’article 173 (2°) de la loi Égalité et citoyenneté entendait élargir le délit de négationnisme. À cette fin, il ajoutait plusieurs alinéas à l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, afin que puissent être sanctionnés ceux qui auront nié, minoré ou banalisé de façon outrancière un génocide, un crime contre l’humanité, un crime de guerre, un crime de réduction en esclavage ou d’exploitation d’une personne réduite en esclavage. Le propos ne devait être répréhensible que dans deux cas : soit lorsque le crime avait fait l’objet d’une condamnation judiciaire, soit lorsque l’expression constituait une incitation à la violence ou à la haine 1. Ainsi, le simple négationnisme était visé lorsque le crime avait été judiciairement établi, le seul négationnisme « qualifié », constitutif d’une incitation à la haine, était incriminé dans les autres cas.
Cette disposition présentait sans doute plusieurs défauts 2. En particulier, la complexité de l’incrimination témoignait de la gêne du gouvernement, animé notamment par la volonté d’interdire la négation du génocide arménien d’une manière qui puisse satisfaire le Conseil constitutionnel. Ce sont sans doute les obscures décisions précédentes de cet organe qui ont conduit à la rédaction retenue 3.
Le 26 janvier 2017, le Conseil constitutionnel a jugé contraire à la Constitution l’incrimination du négationnisme lorsque celui-ci constitue une incitation à la haine 4. Le Conseil n’a en revanche rien trouvé à redire à l’incrimination de la négation, minoration ou banalisation de tout crime contre l’humanité 5 reconnu par une juridiction. Pourtant, comme on avait pu le suggérer dans un mémoire d’amicus curiae qui, s’il a été lu, n’a pas convaincu le Conseil, c’est plutôt cette incrimination qui semblait poser problème.
Le passage pertinent de la décision s’ouvre par la récitation des considérations désormais classiques sur la liberté d’expression, si précieuse « condition de la démocratie », à laquelle le législateur peut apporter des limites à condition qu’elles soient « nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi » (considérant 194). Or, conclut le Conseil quelques paragraphes plus loin, l’incrimination du négationnisme constitutif d’incitation à la haine constitue une atteinte qui n’est « ni nécessaire, ni proportionnée ». Mais le raisonnement suivi par le Conseil ne soutient pas cette conclusion. Ce que tend à démontrer le Conseil, c’est plutôt que l’incrimination du négationnisme simple est une restriction inadaptée, tandis que celle du négationnisme qualifié est imprécise.
Le raisonnement suivi par le Conseil semble entaché de deux défauts principaux : d’abord, le choix de passer sous silence une composante essentielle de l’incrimination examinée ; ensuite, la décision de l’analyser de manière isolée sans évoquer les autres normes introduites par le même article 173 de la loi déférée.
I. Pas de lunettes : un examen déformant
L’essentiel de la décision examine la disposition en passant sous silence le fait qu’elle ne vise que les propos constitutifs d’une incitation à la haine raciste. Cette composante essentielle de la loi n’est mentionnée que dans un paragraphe où le Conseil remarque à juste titre que la provocation à la haine et à la violence racistes est déjà incriminée par l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881. La nouvelle infraction visait donc un comportement déjà constitutif d’un délit.
Le Conseil en déduit le caractère non nécessaire de la restriction. Dans ce cadre, il faut cependant le souligner car ce détail semble échapper au Conseil, la nécessité désigne autre chose que lorsqu’il s’agit d’examiner si les restrictions de la liberté d’expression sont « nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi ». La limitation d’une liberté est « nécessaire » lorsqu’il ne semble pas possible d’atteindre aussi efficacement le but recherché au moyen d’une mesure qui serait moins attentatoire à la liberté. Dès lors que la nouvelle loi ne restreint aucun comportement supplémentaire par rapport à des restrictions existantes, elle ne pose pas de problème de « nécessité » en ce sens.
L’absence de nécessité invoquée par le Conseil concerne plutôt le problème de la « double incrimination », et traduit une inutilité : il ne sert à rien d’interdire sous des peines identiques un comportement qui fait déjà l’objet d’une incrimination. Il n’échappera à personne que ce vice n’est pas d’une gravité extrême : il ne menace pas les libertés puisqu’il n’introduit aucune restriction supplémentaire. Sa visée est plutôt esthétique, elle s’inscrit dans l’objectif d’une « simplification du droit » : il s’agit d’éviter les textes qui s’accumulent sans modifier l’ordre juridique.
Au vu du caractère relativement bénin de ces doubles incriminations, on ne s’étonnera pas d’observer qu’elles provoquent rarement la sévérité du Conseil. Il semble qu’il ne se soit opposé à un mécanisme de double incrimination qu’à une seule reprise, qui plus est par un motif surabondant 6. Dans plusieurs autres décisions plus récentes, le Conseil a refusé de censurer une double incrimination. Ainsi, à ceux qui assuraient que « l’infraction créée par l’article 222-14-2 du code pénal n’est pas nécessaire dès lors que les faits qu’elle vise peuvent être réprimés sous d’autres qualifications pénale », le Conseil répondait que « le principe de nécessité des peines n’interdit pas au législateur de prévoir que certains faits puissent donner lieu à différentes qualifications pénales » 7. Néanmoins, dans l’affaire étudiée, la « vigie scrupuleuse de notre État de droit » 8 est impitoyable : la double incrimination s’avère fatale à la pénalisation du négationnisme constitutif d’une incitation à la haine.
Le problème est que le Conseil ne s’en tient pas là. L’inutilité d’une nouvelle incrimination de l’incitation à la haine le conduit à traiter la disposition étudiée comme si elle ne contenait pas cette condition. Comme l’explique l’auto-commentaire de la décision, « cet ajout était en réalité sans portée répressive » 9. Pour le Conseil, deux incriminations identiques s’annulent : un fait constitutif de l’infraction devrait disparaître de la loi sous prétexte qu’il est également prévu ailleurs. Le paragraphe conclusif du Conseil témoigne de cette modification de la loi examinée : « le législateur, en réprimant la négation, la minoration et la banalisation de certains crimes n’ayant fait l’objet d’aucune condamnation judiciaire préalable, a porté une atteinte à l’exercice de la liberté d’expression qui n’est ni nécessaire ni proportionnée » (cons. 197). L’élément d’incitation à la haine est passé sous silence.
Seule cette réécriture de la loi permet de comprendre un étrange passage de la décision du Conseil. Toutes les négations, minorations ou banalisations d’un crime contre l’humanité, explique-t-il, ne constituent pas « par elles-mêmes et en toute hypothèse » une incitation à la haine raciste. Cette observation est sans doute exacte. Les effets d’une expression dépendent de son contenu et de son contexte. On ne saurait présumer dans l’abstrait que toute expression qui conteste l’existence d’un certain crime soit assimilable à une provocation raciste. Le problème est que la disposition examinée ne soutenait nullement l’inverse : elle n’affirmait pas que toute négation constituait une incitation à la haine, mais incriminait la négation si elle constituait une incitation à la haine. Elle exigeait du juge qu’il vérifie dans chaque espèce si les propos étaient constitutifs d’une telle incitation. Il est donc erroné d’affirmer, comme le fait le Conseil dans l’auto-commentaire de la décision, que « le législateur avait en l’espèce sanctionné des actes qui ne constituent pas nécessairement des abus de la liberté d’expression » 10. Ce qui est présenté comme un fondement de la décision ne devrait constituer qu’un obiter dictum : un passage qui ne concerne pas la disposition dont le Conseil examine la constitutionnalité.
Cette première déformation de la loi contrôlée s’ajoute à une autre pour conduire le Conseil à percevoir un second vice d’inconstitutionnalité. Selon le Conseil, « le seul effet » de la disposition examinée consistait à « imposer au juge, pour établir les éléments constitutifs de l’infraction, de se prononcer sur l’existence d’un crime dont la négation, la minoration ou la banalisation est alléguée ». Il s’agit là d’une erreur. Une loi qui interdit de nier un crime contre l’humanité n’exige pas du juge qu’il vérifie que le crime nié a bien eu lieu. En effet, les « éléments constitutifs de l’infraction » n’incluent pas le caractère erroné de l’expression visée. Nier l’existence de Dieu n’implique pas qu’il existe. On peut dire de quelqu’un qu’il nie un crime sans que cela présuppose qu’il se trompe. Un négationniste peut très bien affirmer lui-même qu’il « nie » un crime. L’incrimination de la négation, minoration ou banalisation d’un crime ne dit rien de la réalité du crime concerné, elle n’exige pas du juge de l’établir. Comme l’écrivait Yan Thomas à propos de l’interdiction de nier la Shoah : « La loi n’a pas pour objet la vérité même du fait, mais l’acte verbal de sa négation. Elle ne rétablit pas une vérité, mais incrimine un acte de parole ». L’auteur appelait « à ne pas confondre la question de fait (l’existence des chambres à gaz) avec la question de droit (leur négation qualifiable, non directement au plan de la vérité, mais indirectement, à travers un acte de parole dirigé contre des personnes) » 11.
Le juge saisi sur le fondement de cette loi aurait dû interpréter les propos poursuivis pour établir s’ils niaient un crime contre l’humanité. Cette tâche n’implique pas d’examiner si le crime en question a vraiment eu lieu. Par exemple, l’affirmation selon laquelle « Le génocide arménien est un mensonge international » constitue une négation du génocide arménien, indépendamment de la question de savoir s’il y a bien eu un génocide arménien. Le juge qui condamne ce propos pour négation d’un génocide ne se prononce nullement sur la réalité du génocide arménien.
Quoiqu’il en soit, le Conseil considère que la loi vise la négation des crimes contre l’humanité que le juge estimera établis. Dès lors, « ces dispositions font peser une incertitude sur la licéité d’actes ou de propos portant sur des faits susceptibles de faire l’objet de débats historiques » (cons. 196). Le Conseil en déduit une violation de « l’exigence de proportionnalité qui s’impose s’agissant de l’exercice de la liberté d’expression », mais il utilise ainsi de manière non maîtrisée le terme de « proportionnalité », qui désigne plutôt un rapport entre les « coûts » et les « bénéfices » de la mesure examinée, l’idée que l’ampleur de l’atteinte à la liberté d’expression ne doit pas sembler démesurée par rapport à l’intérêt qui la justifie. Le véritable vice identifié par le Conseil est celui de l’imprécision, de l’imprévisibilité de la loi. Un reproche similaire avait été adressé par le Conseil d’État 12 à une loi qui incriminait de manière générale la négation des crimes contre l’humanité. La loi ici déférée s’en démarquait néanmoins en ce qu’elle ne visait que les propos constitutifs d’une incitation à la haine. Or, cette exigence était peut-être susceptible d’atténuer le caractère imprévisible de la loi. Elle aurait au moins mérité d’être prise en compte par le Conseil. « Des actes ou des propos peuvent ainsi donner lieu à des poursuites au motif qu’ils nieraient, minoreraient ou banaliseraient des faits sans pourtant que ceux-ci n’aient encore reçu la qualification de l’un des crimes visés » par la loi, explique le Conseil. Mais il omet de mentionner que ces propos n’auraient pu faire l’objet d’une condamnation que s’ils incitaient à la violence ou à la haine. Chacun peut, semble-t-il, raisonnablement savoir si ses propos sont susceptibles d’être perçus comme une incitation à la haine raciste accompagnée d’une négation d’un crime contre l’humanité. Les « débats historiques » mentionnés par le Conseil n’étaient guère concernés.
Le Conseil constitutionnel censure une loi qui interdit de nier des crimes contre l’humanité, charge le juge de vérifier que les crimes concernés se sont bien produits, mais ne lui impose pas d’examiner si les propos incitent à la haine ou à la violence. On peut partager l’opinion du Conseil : une telle loi est sans doute inconstitutionnelle. Le seul problème est que ce n’est pas cette loi qui avait été adoptée par le Parlement.
II. Les œillères : un examen isolé
Dans le cadre du contrôle a priori, le Conseil, on le sait, n’est nullement lié par les termes de la saisine et peut examiner toutes les dispositions de la loi. Le dernier alinéa de l’article 173 (2°) est ainsi examiné « d’office » par le Conseil, c’est-à-dire étudié par lui bien qu’il ne fût pas mentionné par les auteurs de la saisine. Le choix du Conseil est néanmoins difficile à comprendre : pourquoi ne pas avoir contrôlé l’ensemble de l’article 173 ? Pourquoi s’être contenté du passage qui interdit un comportement dont le Conseil remarque qu’il fait déjà l’objet d’une incrimination, et qui ne posait donc pas de danger impérieux pour la liberté d’expression ?
Bien sûr, les autres éléments de l’article 173 pourront faire l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité. La saisine a posteriori n’est exclue que si la disposition a déjà été déclarée conforme à la Constitution « dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel » 13. Or, le Conseil a ignoré le reste de l’article 173. Comme il le souligne désormais avec insistance, il ne s’est « pas prononcé sur la constitutionnalité des autres dispositions que celles examinées dans la présente décision » (cons. 198). On se gardera donc de « penser ou de dire » que le Conseil a délivré un « blanc-seing de constitutionnalité » à ces dispositions 14. Nul ne peut en revanche empêcher le lecteur de la décision de penser et de dire que les arguments du Conseil auraient dû entraîner la censure de l’essentiel de l’article 173. Le Conseil constitutionnel fait abstraction d’éléments qui se trouvent parfois dans la même phrase que le passage qu’il étudie.
Comme on l’a vu, l’observation du Conseil selon laquelle toute négation d’un crime n’incite pas forcément à la haine ne concerne en rien l’alinéa censuré. Elle est en revanche parfaitement pertinente à l’égard des mots qui précèdent immédiatement le passage examiné par le Conseil. L’article 173 incrimine en effet la négation, la minoration ou la banalisation de tout crime contre l’humanité, tout génocide, tout crime de guerre, tout crime de réduction en esclavage, tout crime d’exploitation d’une personne réduite en esclavage, dès lors que ce crime a donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale. Comme la liberté d’expression ne peut être limitée que lorsque son exercice porte « atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers », cet élargissement du délit de négationnisme n’est envisageable qu’à supposer que la négation d’un des crimes mentionnés développe toujours de tels effets préjudiciables. C’est précisément cette thèse que le Conseil écarte explicitement. Pourquoi donc n’a-t-il pas déclaré l’inconstitutionnalité de cet alinéa ?
Une première explication consisterait à considérer que la reconnaissance juridictionnelle du crime confère au négationnisme un caractère systématiquement préjudiciable. Dans une précédente décision, le Conseil semblait envisager implicitement une telle solution, en considérant que la distinction des crimes selon qu’ils ont ou non fait l’objet d’une reconnaissance juridictionnelle était en rapport avec l’objectif de lutte contre le racisme poursuivi par la loi 15. Ce raisonnement ne semble guère convaincant. Le caractère préjudiciable d’une expression dépend du contexte social dans lequel elle intervient. Il ne découle pas automatiquement de la reconnaissance juridictionnelle du crime nié. Il est parfaitement envisageable que la négation d’un crime établi par une juridiction ne s’apparente pas à une incitation à la haine. En vertu du nouvel alinéa de l’article 24 bis, et sans que le Conseil constitutionnel n’y trouve rien à redire, il est désormais interdit de contester les faits auxquels un tribunal français ou international a apporté une certaine qualification criminelle. Ainsi, la décision de justice clora la discussion en France. Si une juridiction qualifie un massacre de génocide, il ne sera plus permis, quel que soit le contexte et l’intention qui semble animer le locuteur, de contester ce point. Dire d’une personne qu’elle n’a pas été réduite en esclavage est un délit si un tribunal a affirmé le contraire. Qui plus est, la loi n’exige pas le caractère définitif de la décision de justice. L’interdit pourra subsister alors même qu’une juridiction d’appel aurait infirmé l’appréciation du premier juge. On pourrait aller jusqu’à dire que l’interdiction de nier l’existence de faits reconnus par une décision de justice implique une exclusion du recours contre cette décision… Cet alinéa de l’article 173 semble poser des problèmes de constitutionnalité autrement plus importants que l’incrimination du négationnisme constitutif d’incitation à la haine ou à la violence racistes. Elle seule, pourtant, a été censurée par le Conseil. Une histoire de moustique et de chameau vient à l’esprit…
Une deuxième manière d’expliquer le silence du Conseil constitutionnel touche à l’exigence de prévisibilité de la loi. Au contraire de la disposition censurée, l’exigence d’une condamnation juridictionnelle permet ici d’identifier précisément les expressions visées. Mais c’est alors une autre impasse du Conseil qui pose problème. Quelques lignes plus haut, toujours dans l’article 173, une précision est apportée à la loi du 29 juillet 1881. Son article 24 interdit désormais l’apologie des crimes et délits portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, des crimes de réduction en esclavage ou d’exploitation d’une personne réduite en esclavage ou des crimes et délits de collaboration avec l’ennemi, « y compris si ces crimes n’ont pas donné lieu à la condamnation de leurs auteurs ». Mais une telle mesure n’« impose »-t-elle pas au juge de se prononcer sur l’existence du crime dont il est fait l’apologie, « alors même qu’il n’est pas saisi au fond de ce crime et qu’aucune juridiction ne s’est prononcée sur les faits dénoncés comme criminels » ? « Dès lors, ces dispositions » ne font-elles pas « peser une incertitude sur la licéité d’actes ou de propos portant sur des faits susceptibles de faire l’objet de débats historiques » ? Les arguments utilisés par le Conseil pour dénoncer l’imprévisibilité de la disposition censurée devraient s’appliquer exactement de la même manière au délit d’apologie.
Bien entendu, le Conseil n’explique pas son silence. Tout juste tient-il à préciser que la négation, la minoration ou la banalisation d’un crime « ne constituent pas non plus, en eux-mêmes, une apologie de comportements réprimés par la loi pénale » (cons. 194). Cela est sans doute exact : sauf à défier la logique, celui qui nie un crime n’en fait pas l’apologie 16. Cette remarque dont on ne comprend pas bien le rôle dans l’argumentation du Conseil est en tous cas soulevée à propos des conséquences préjudiciables de l’expression, et non du problème de la prévisibilité.
La décision de n’examiner que deux lignes de l’article 173 demeure mystérieuse. Ses conséquences peuvent en revanche être anticipées. Le négationnisme dont l’incrimination est la plus discutée en France depuis de nombreuses années concerne le génocide arménien. Du point de vue du droit constitutionnel, la question devrait être de savoir si cette expression porte suffisamment atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers pour justifier une restriction. Néanmoins, le débat ne se déroule guère en ces termes. Il est plutôt dominé par la question de savoir si la condamnation juridictionnelle d’un crime est nécessaire pour que sa négation puisse être incriminée. Jamais le Conseil constitutionnel n’a expliqué en quoi la Constitution poserait une telle exigence. En 2012, il a annulé une loi en suivant un raisonnement laborieux fondé sur l’exigence de normativité de la loi 17. En 2016, le Conseil laissait entendre que l’existence d’une condamnation judiciaire serait un élément qui permettrait de conclure à l’interprétation du négationnisme comme un discours de haine. Jamais le Conseil n’a affirmé qu’il était exclu d’incriminer la négation d’un crime qui n’a pas donné lieu à une condamnation juridictionnelle. Ses décisions, néanmoins, ont souvent été présentées comme si elles contenaient une telle exigence.
L’article 173 de la loi Égalité et citoyenneté présentait l’occasion de rectifier cette interprétation erronée de la jurisprudence. Le Conseil a pris le parti exactement inverse. Le précédent de 2012 enseigne en effet que ce qui importe vraiment dans une décision du Conseil, c’est la phrase par laquelle il conclut à l’inconstitutionnalité de la loi. Ce n’est pas le raisonnement du Conseil lié à l’exigence de normativité de la loi qui a été retenu, mais uniquement la phrase selon laquelle « en réprimant ainsi la contestation de l’existence et de la qualification juridique de crimes qu’il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l’exercice de la liberté d’expression et de communication » 18. On en a déduit que le Conseil percevait dans la Constitution l’exigence d’une reconnaissance juridictionnelle du crime, quand bien même rien dans ses motifs ne venait appuyer pareille thèse 19.
Il en ira sans doute de même ici. Le Conseil conclut ainsi son examen de l’article 173 : « Il résulte de ce qui précède que le législateur, en réprimant la négation, la minoration et la banalisation de certains crimes n’ayant fait l’objet d’aucune condamnation judiciaire préalable, a porté une atteinte à l’exercice de la liberté d’expression qui n’est ni nécessaire ni proportionnée ». Bien sûr, le caractère « nécessaire » n’a rien à voir avec la reconnaissance juridictionnelle du crime, mais porte sur le doublon que constituait la loi avec l’incrimination de la provocation à la haine. Bien sûr, la « proportionnalité » concerne en réalité le caractère imprécis de la loi, certes lié à l’absence d’identification juridictionnelle des crimes niés, mais qui ne se confond pas avec ce critère. Une interdiction de nier le génocide arménien, par exemple, est parfaitement précise.
Toujours est-il que l’intervention d’une condamnation judiciaire préalable est mise en avant par la dernière phrase du Conseil. La croyance déjà si répandue selon laquelle l’absence de condamnation, par une juridiction internationale, des massacres de 1915 empêche constitutionnellement l’incrimination de la négation du génocide arménien sort renforcée de cet arrêt. Les ellipses et les approximations du Conseil constitutionnel conduisent à mettre en place un effet dissuasif : volontairement ou non, le Conseil laisse croire les pouvoirs publics à des limitations inexistantes dont il n’affirme jamais explicitement l’existence. Au terme d’une lecture déformante et incompréhensiblement parcellaire de la loi déférée, le Conseil met en valeur une exigence qu’il ne parvient pas à fonder sur la Constitution.
Notes:
- « Seront punis des mêmes peines ceux qui auront nié, minoré ou banalisé de façon outrancière, par un des moyens énoncés à l’article 23, l’existence d’un crime de génocide autre que ceux mentionnés au premier alinéa du présent article, d’un autre crime contre l’humanité, d’un crime de réduction en esclavage ou d’exploitation d’une personne réduite en esclavage ou d’un crime de guerre défini aux articles 6, 7 et 8 du statut de la Cour pénale internationale signé à Rome le 18 juillet 1998 et aux articles 211-1 à 212-3, 224-1 A à 224-1 C et 461-1 à 461-31 du code pénal, lorsque :
« 1° Ce crime a donné lieu à une condamnation prononcée par une juridiction française ou internationale ;
« 2° Ou la négation, la minoration ou la banalisation de ce crime constitue une incitation à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe défini par référence à la prétendue race, la couleur, la religion, l’ascendance ou l’origine nationale. » ↩
- À titre d’exemple, elle vise la minoration de l’existence d’un crime, formulation maladroite dès lors que c’est l’importance, et non l’existence du crime, qui peut être minorée. On peut aussi remarquer que la formulation retenue ne permet pas de savoir si la précision « de façon outrancière » ne concerne que la banalisation, ou s’applique également à la minoration voire à la négation. ↩
- Cf. Th. Hochmann, « La réécriture de l’article 24 bis : généalogie d’une étrangeté », in Nathalie Droin et Walter Jean-Baptiste (dir.), La réécriture de la loi du 29 juillet 1881 : une nécessité ?, LGDJ, 2017 (à paraître). ↩
- Décision n° 2017-745 DC du 26 janvier 2017. ↩
- Dans ce qui suit, je parle simplement de « crime contre l’humanité », pour éviter la fastidieuse énumération de l’article 173 (génocide, crime contre l’humanité, crime de guerre, crime de réduction en esclavage, crime d’exploitation d’une personne réduite en esclavage). Le Conseil opère un raccourci plus limité en passant sous silence le dernier terme de cette liste. ↩
- Décision n° 96-377 DC du 16 juillet 1996, Loi tendant à renforcer la répression du terrorisme, cons. 8. ↩
- Décision n° 2010-604 DC du 25 février 2010, Loi renforçant la lutte contre les violences de groupes, cons. 5 et 6. Cf. d’autres références dans E. Raschel, La pénalisation des atteintes au consentement dans le champ contractuel, Thèse Poitiers, 2013, p. 296. ↩
- Laurent Fabius, « Vœux au Président de la République », 5 janvier 2017. Le texte publié sur le site du Conseil précise toutefois que « seul le prononcé fait foi ». Chacun est donc libre d’espérer que cette formule grandiloquente n’a pas réellement été employée. ↩
- Commentaire de la décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, p. 20. ↩
- Ibid. ↩
- Y. Thomas, « La vérité, le temps, le juge et l’historien », Le débat, n°102, 1998, p. 24. Cf. Th. Hochmann, Le négationnisme face aux limites de la liberté d’expression, Étude de droit comparé, Pedone, 2013, pp. 187 s. ↩
- Conseil d’État, avis INT-387525 du 18 avril 2013, rapport public 2014, p. 294. Cf. aussi Cour européenne des droits de l’homme (Grand chambre), 15 octobre 2015, Perinçek c. Suisse, Nussberger conc. et diss. ↩
- Article 23-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. ↩
- Laurent Fabius, « Vœux au Président de la République », 5 janvier 2017 : « Nous avons aussi clarifié la portée de notre contrôle de constitutionnalité a priori : dans toutes nos décisions de ce type, nous insistons désormais expressément sur le champ exact des articles que nous jugeons, afin de ne plus laisser penser ou dire que le Conseil décernerait un blanc-seing de constitutionnalité à l’ensemble des dispositions que nous ne soulevons pas d’office ». ↩
- Décision n° 2015-512 QPC du 8 janvier 2016, cons. 10. Cf. Th. Hochmann, « Négationnisme : le Conseil constitutionnel entre ange et démon », RDLF, 2016, chron. n° 03. ↩
- G. Genette, Postscript, Seuil, 2016, p. 70 : la « ‘théorie du complot’ […] fait volontiers bon ménage avec une argumentation disjointe classiquement dite ‘en chaudron’, dont la forme ‘moderne’, plus brutale, est, relativement à ladite Shoah : ‘Hitler n’a jamais exterminé les Juifs, et d’ailleurs il a bien fait de les exterminer.’ Le seul défaut de cette position, c’est la difficulté d’en exprimer en même temps et au même lieu les deux termes, le simple ‘négationnisme’ et l’aussi simple antisémitisme ». ↩
- Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012. Cf. Th. Hochmann, « La question mémorielle de constitutionnalité (à propos de la décision du 28 février 2012 du Conseil constitutionnel) », Droit & Philosophie, vol. 4, 2012. ↩
- Décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012. ↩
- Dans l’auto-commentaire de la décision du 26 janvier 2017, le Conseil constitutionnel tend à renforcer cette impression erronée : il cite la décision de 2012 en plaçant cette seule phrase en gras. Cf. Commentaire de la décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, p. 17. ↩