L’humanité de Mireille Delmas-Marty, à propos de Aux quatre vents du monde : petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation
Aux quatre vents du monde, le dernier essai de Mireille Delmas-Marty, est une réflexion sur la mondialisation, mais il brosse également un portrait de l’humanité, de sa destinée et de ses relations à ceux qui la composent. Il s’agit d’un portrait en creux qui se révèle à l’évocation des peurs actuelles et des menaces ou défis qui pèsent aujourd’hui sur le genre humain.
I. Un portrait en creux de l’humanité
C’est l’un des enseignements de cet essai : l’humanité a partie liée avec la peur. Il est possible de distinguer, avec Mireille Delmas-Marty, deux types de peurs[1]. Le premier est la « peur-exclusion » : elle « considère l’autre comme un ennemi à exclure » ; elle divise l’humanité. Le second type de peur est la « peur-solidarité » ; elle rassemble l’humanité face à un danger commun.
La peur-exclusion ou l’ennemi du genre humain
La « peur-exclusion » naît, aujourd’hui, de la peur du terroriste. La crainte de l’attentat a transformé la notion d’ennemi « au point de séparer l’humanité en deux catégories. Les amis et les ennemis »[2]. Le terroriste se voit désormais traité comme un hostis humanis generis, un ennemi du genre humain. Même s’il ne s’agit que d’un terroriste potentiel, il est « déjà exclu de l’humanité »[3]. « L’esprit d’exclusion » l’emporte ainsi sur « l’esprit d’intégration » ; il inspire « une anthropologie guerrière », qui fonde la « guerre contre le terrorisme », primant sur l’anthropologie humaniste[4].
Or si le terroriste a commis des actes inhumains, il doit néanmoins être traité de manière humaine, comme le rappelle Mireille Delmas-Marty ; il ne doit pas être « dépersonnalisé » : les droits de l’homme sont aussi applicables aux « criminels dangereux »[5]. Certes, sur un plan juridique, ce principe est bien ancré mais il mérite sans aucun doute d’être rappelé tant l’émotion suscitée par les attentats tend à l’éclipser et à le rendre parfois difficilement audible auprès des dirigeants politique ou du grand public. D’autant que la figure du barbare – c’est-à-dire étymologiquement de l’ « étranger » (barbaros, « étranger » en grec) -, a suscité un « amalgame immigration/criminalité/terrorisme »[6] : dans ce contexte, « les étrangers sont les victimes collatérales de la ‘‘guerre contre le terrorisme’’ »[7] .
D’où l’importance de réaffirmer le principe de « l’humaine dignité »[8], cette dignité « inhérente à tous les membres de la famille humaine »[9]. Ce principe n’implique pas seulement la protection du libre arbitre ; « il élargit l’humanisme à ‘‘l’irréductible humain’’, qui n’est ni la vie, ni la liberté, mais ce mystère qui fait que ‘‘tout homme est tout l’homme’’ »[10]. En somme, il constitue un acte de « foi » dans la valeur de la personne humaine[11]. La dignité humaine est absolue en ce sens que ni le terrorisme, ni tout autre danger menaçant la nation ne peut justifier que l’on y porte atteinte. Sur un plan juridique, elle se matérialise par les droits indérogeables, en particulier l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants[12].
On le constate : lorsqu’il est question de l’humanité-collectivité, l’humanité-valeur n’est jamais bien loin[13]. Ces deux acceptions de l’humanité – la collectivité humaine et l’essence humaine – sont indissociables et inextricablement liées dans la pensée de Mireille Delmas-Marty.
Le lien étroit qui unit l’humanité-collectivité et l’humanité-valeur est également prégnant lorsque Mireille Delmas-Marty évoque les nouvelles technologies et leurs applications potentielles à l’humain. Les courants trans-humanistes, nous alerte-t-elle, cherchent à « quitter l’humanité présente, qu’ils jugent imparfaite et, pour tout dire, ratée »[14]. De l’avis de ses partisans, les technologies devraient permettre d’améliorer l’espèce humaine et prévenir ses dysfonctionnements[15]. Dès lors, l’humanité « qui semblait éternelle » apparaît, aujourd’hui, comme « une humanité en transit »[16]. Désormais, les robots s’humanisent et l’humain se robotise[17] : l’homme « se trouve concurrencé par la machine »[18] et doit faire face au spectre d’une post-humanité[19] composée de clones humains ou d’hommes « améliorés »[20]. Mireille Delmas-Marty s’interroge : « Faut-il autoriser ce type de technologies au nom de la liberté, ou l’interdire au nom d’une certaine vision de l’humanité ? »[21]. La liberté, indique-t-elle, « suppose une certaine indétermination humaine »[22]. Cette indétermination est « le souffle de la liberté », celui qui favorise la créativité et l’adaptabilité ; c’est cette indétermination, aussi, qui institue l’homme dans sa responsabilité[23]. Cette liberté, et l’indétermination qui en est la source, justifient, de son point de vue, que des limites soient posées aux nouvelles technologies. L’ « esprit d’innovation » doit être tempéré par l’ « esprit de conservation »[24]. Il s’agit ainsi de laisser subsister, comme nous y invitait déjà en son temps Pierre Teilhard de Chardin, « toutes les anxiétés de la condition humaine »[25].
La peur-solidarité ou l’humanité rassemblée
Si les technologies divisent l’humanité, elles la rassemblent aussi, en lui faisant prendre conscience de son unité. En voyageant dans l’espace et en observant la Terre de là-haut, les astronautes ont porté sur « cette petite boule ronde » un « nouveau regard » [26]. C’est ce nouveau regard qui a permis de rendre « plus visible l’unité du genre humain et plus évidents ces liens avec les autres formes de vie »[27]. Il nous a conduits à prendre conscience qu’ « aujourd’hui plus que jamais l’homme lutte contre sa finitude et se console de son insignifiance »[28].
Parce qu’ils constituent « un péril majeur et sans précédent »[29], les changements climatiques suscitent la peur. Cette peur, cependant, conduit les hommes à s’unir face à la menace commune. C’est pourquoi, paradoxalement, les désordres climatiques, et la « peur-solidarité » qu’ils suscitent, constituent une chance pour l’humanité[30]. « Comme aux grands moments de l’histoire, on observe […] un foisonnement de projets »[31] : de nouvelles catégories juridiques telles que celles d’ « humanité », de « générations futures » ou de « biens publics mondiaux » apparaissent ; des déclarations visant à protéger la collectivité humaine et ses droits comme la Déclaration universelle des droits de l’humanité de 2015 du groupe Lepage ou la Déclaration universelle des responsabilités humaines de 2012 de la Fondation Léopold Mayer sont proclamées. A l’heure de l’anthropocène, les « forces imaginantes du droit » sont à l’oeuvre[32].
Dans les textes internationaux, l’interdépendance entre l’humanité et la nature est désormais actée : « La Terre, foyer de l’humanité, constitue un tout marqué par l’interdépendance »[33]. La mondialisation ne se concrétise plus seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps : il existe, désormais, une solidarité à l’égard des générations à venir[34]. Cependant, cette interdépendance entre l’homme et la nature -comme celle qui lie les générations présentes et futures – est asymétrique, nous explique Mireille Delmas-Marty. En effet, « les êtres humains sont les seuls responsables parce que dotés d’une conscience et des moyens de l’exprimer »[35]. Dès lors, plutôt que de concevoir l’homme comme un « ennemi de la nature » – ce qui reviendrait à opérer un « basculement vers une écologie radicale » [36] -, il importe de reconnaître des devoirs de l’homme à l’égard de la nature[37]. Tout en gardant à l’esprit que la responsabilité humaine à l’égard de la nature n’est pas sans limite : « Il faudra apprendre à construire et à ‘‘raisonner’’ la raison écologique comme on a appris à construire et à ‘‘raisonner’’ la raison d’Etat »[38].
II. La destinée de l’humanité entre unité et diversité
L’hominisation et l’humanisation
Dans la construction de la raison écologique – comme dans d’autres domaines -, un double mouvement, dont il convient de tenir compte, traverse l’humanité. Le premier est l’hominisation, c’est-à-dire l’évolution biologique de l’être humain ; cette évolution s’articule autour d’une seule espèce, homo sapiens. Le second est l’humanisation, le processus culturel par lequel s’est faite et se fait la construction éthique de l’humanité ; cette humanisation repose sur des cultures très diverses[39].
Dans Aux 4 Vents, Mireille Delmas-Marty insiste sur cette diversité culturelle et le dialogue qui doit l’accompagner : « En ce temps où les vents de la mondialisation pourraient conduire à une fusion des différences, dans un esprit d’intégration totale et en vue d’une cohérence absolue, il ne faut pas oublier cette mise en garde : trop de cohérence nuit à la cohésion qui seule résiste aux tempêtes »[40]. « L’esprit d’intégration » se doit d’être pluriel[41]. La diversité culturelle étant « patrimoine commun de l’humanité »[42], la thèse du conflit des cultures ne peut être que rejetée[43]. Mireille Delmas-Marty reconnaît, toutefois, que si le dialogue interculturel permet de s’entendre autour de valeurs communes, des malentendus peuvent subsister[44]. Il importe alors de « créoliser » le concept d’humanité[45]. Cette « créolisation » permet de dépasser les différences en les associant dans une définition commune ; elle est un métissage qui, va au-delà du simple mélange quasi mécanique ; elle « produit de l’inattendu »[46]. Pour assurer « une véritable créolisation par transformation réciproque », il faudrait intégrer des cultures qui valorisent les liens entre individus d’une même communauté nationale, comme l’Ubuntu d’Afrique du Sud, ainsi que celles qui imposent à l’homme des devoirs envers la nature, telles que les cultures qui protègent la Pachamama (Terre-Mère).
La notion de crime contre l’humanité, qui repose à la fois « sur la singularité de chaque être humain et son égale appartenance à la communauté humaine »[47], constitue un exemple topique de cette créolisation du concept d’humanité. En effet, il est admis que la destruction et la dégradation d’un édifice dédié à une religion déterminée peut constituer un tel crime : selon l’analyse du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie en 2001, « c’est l’humanité dans son ensemble qui est affectée par la destruction d’une culture religieuse spécifique et des objets culturels qui s’y rattachent ». En d’autres termes, l’atteinte à une culture déterminée peut violer les droits de l’humanité tout entière, ou l’unité dans la diversité.
L’humanité totalitaire et l’humanité divisée
L’humanité doit apprendre à se positionner entre l’unité qu’elle porte, qui est potentiellement hégémonique, et la diversité inhérente à ses membres, qui peut la conduire à l’éclatement. Comme Pierre Teilhard de Chardin, Mireille Delmas-Marty est, certes, bien consciente que l’avenir des sociétés réside dans la « collectivisation humaine » liée à « un mouvement inéluctable de planétarisation »[48]. Toutefois, elle refuse de faire « un choix mortifère entre l’humanité totalitaire et l’humanité divisée » ; l’esprit d’intégration conduit au totalitarisme et l’esprit d’exclusion au chaos[49].
Alors que dans son Datong Shu, le chinois Kang Youwei[50] proposait l’idée d’un gouvernement unique, cette grande « Unité du monde » constituant l’aboutissement des « trois âges » (le Grand désordre, la Paix ascendante et la Grande Paix)[51], Mireille Delmas-Marty partage davantage la vision cosmopolite kantienne. Tout en écartant l’idée d’une République universelle, Kant reconnaissait le « principe d’hospitalité universelle »[52]. Ce principe est particulièrement pertinent aujourd’hui dans la mesure où « nous vivons dans un monde fini, ‘‘où les liaisons plus ou moins étroites entre les peuples ont été portées au point qu’une violation de droits dans un lieu est ressentie partout’’ »[53]. En d’autres termes, « il semble exclu de mettre en place un nouveau cadre politique : personne ne veut d’un dictateur mondial même bienveillant, qui aurait les moyens d’imposer une raison d’Etat à l’échelle de la planète »[54]. Mireille Delmas-Marty voit dans « le pluralisme ordonné »[55] une voie pour « équilibrer l’esprit d’exclusion qui sépare et celui d’intégration qui réunit »[56]. Il s’agit à la fois de « renoncer à l’utopie de l’unité et à l’illusion de l’autonomie »[57], de refuser la fusion autant que la complète séparation. L’objectif est d’accepter « une vision modeste du droit, conçu comme une sorte de bricolage »[58] qui relierait, par de multiples interactions, des ensembles juridiques. En somme, Mireille Delmas-Marty nous exhorte à « préserver l’humanité dans ses contradictions »[59], en cherchant à équilibrer les tensions dans une « dynamique toujours instable »[60] et perpétuellement redéfinie.
[1] Voir Delmas-Marty Mireille, Aux quatre vents du monde – Petit guide de la navigation sur l’océan de la mondialisation, Paris, Editions du Seuil, 2016, p. 54.
[2] Ibid., p. 74
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] Ibid., p. 75.
[6] Ibid., p. 76.
[7] Ibid., p. 75.
[8] Ibid., p. 85.
[9] Ibid. Voir le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948
[10] Ibid., p. 85. Pour plus de développements sur « l’irréductible humain », voir aussi Delmas-Marty, Mireille, Résister, responsabiliser, anticiper, Paris, Editions du Seuil, 2013, p. 125 et s.
[11] Ibid., p. 86.
[12] Ibid., p. 86 et 87.
[13] Sur les diverses acceptions du concept d’humanité en droit, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : L’humanité saisie par le droit international public, Paris, LGDJ, 2012, p. 29 et s.
[14] Ibid., p. 49.
[15] Ibid., p. 50.
[16] Ibid., p. 49.
[17] Ibid., p. 66 et 100.
[18] Ibid., p. 8.
[19] Ibid.
[20] Ibid., p. 66.
[21] Ibid., p. 50.
[22] Ibid.
[23] Ibid.
[24] Ibid., p. 94 et s.
[25] L’avenir de l’homme, cité in ibid., p. 9.
[26] Ibid., p. 63.
[27] Ibid.
[28] Ibid.
[29] Ibid., p. 53.
[30] Ibid., p. 132.
[31] Ibid., p. 134.
[32] Voir ibid., p. 11 et s. Voir aussi les quatre tomes des Forces imaginantes du droit : Delmas-Marty, Mireille, Le relatif et l’universel, tome 1, Paris, Editions du Seuil, 2004, 450 p. ; Le pluralisme ordonné, tome 2, Paris, Ed. du Seuil, 2006, 314 p. ; La refondation des pouvoirs, tome 3, Paris, Ed. du Seuil, 2007, 320 p. ; Vers une communauté de valeurs, tome 4, Paris, Ed. du Seuil, 2011, 448 p.
[33] Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement de 1992 citée in ibid., p. 135.
[34] Ibid., p. 94.
[35] Ibid., p. 54.
[36] Ibid.
[37] Voir ibid., p. 54 et 55.
[38] Ibid.
[39] Ibid., p. 102. Pour plus de développements sur cette distinction, voir Delmas-Marty Mireille,
« Hominisation et humanisation » in Mireille Delmas-Marty et les années UMR, Paris,
Société de législation comparée, 2005, p. 549 et s.
[40] Voir Delmas-Marty Mireille, Aux quatre vents du monde (…), ibid., p. 102.
[41] Voir ibid., p. 71.
[42] Voir l’art. 1er de la Déclaration universelle sur la diversité culturelle de 2002.
[43] Ibid., p. 71.
[44] Ibid., p. 73.
[45] Voir ibid., p. 104 et s.
[46] Glissant Edouard, La Cohée du Lamentin, Paris, Gallimard, 2004, cité in Delmas-Marty Mireille, « Créoliser la notion d’humanité », Article publié à l’occasion du lancement du premier Rapport mondial de l’UNESCO sur la mise en œuvre de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de 2005, le 16 décembre 2015. Disponible en ligne : [http://fr.unesco.org/news/mireille-delmas-marty-creoliser-notion-humanite] (le 20/01/2017).
[47] Delmas-Marty Mireille, Aux quatre vents du monde (…), ibid., p. 104.
[48] Ibid., p. 9.
[49] Ibid., p. 73.
[50] (1858-1927).
[51] Ibid., p. 72 et 73.
[52] Ibid.
[53] Ibid.
[54] Ibid., p. 35.
[55] Delmas-Marty, Mireille, Le pluralisme ordonné, op. cit.
[56] Delmas-Marty Mireille, Aux quatre vents du monde (…), ibid., p. 100.
[57] Delmas-Marty Mireille, Etudes juridiques comparatives et internationalisation du droit, Cours au Collège de France « Un pluralisme ordonné ». Document disponible en ligne :[ https://www.college-de-france.fr/media/mireille-delmas-marty/UPL12910_r_sum_cours0405.pdf] (le 20/01/2017).
[58] Ibid.
[59] Delmas-Marty Mireille, Aux quatre vents du monde (…), ibid., p. 82.
[60] Ibid., p. 81.