Les espaces publics. Libres propos au temps du covid
Champ d’inscription privilégié du dispositif de police sanitaire déployé à l’occasion de l’actuelle pandémie, la notion d’espaces publics souffre d’une indétermination qui n’est pas sans risque pour l’exercice des libertés. Recouvrant des situations spatiales hétérogènes, elle transcende certaines catégories juridiques traditionnelles et induit une réflexion sur la recomposition des cadres d’analyse classiques par le droit des libertés fondamentales.
Philippe Yolka, Professeur de droit public (université Grenoble Alpes, CRJ)
Le juriste de droit administratif s’avançant masqué parmi les espaces publics ressent un sentiment mêlé de familiarité et d’étrangeté. Familiarité d’une expression qui revient dans le registre lexical courant et que la doctrine scrute à l’occasion[1]. Etrangeté, car la notion s’écarte de celles qu’il manie ordinairement (domaine public, ouvrage public…) et le corpus académique reste malgré tout maigre sur le sujet ; ceci, surtout comparativement à d’autres sciences sociales où ce concept nomade a tout à la fois connu une singulière fortune et subi une sérieuse dilution (désignant selon les cas – au pluriel – des espaces physiques peu ou prou ouverts au public – on y reviendra – ou – au singulier et en bref – un concept-clef de la philosophie politique qui correspond à un espace symbolique de médiation entre l’Etat et la société civile favorisant par le débat la formation d’une opinion publique[2]). La « pensée des espaces publics » n’a en réalité été jusqu’à présent qu’assez marginalement juridique ; elle est davantage produite par les urbanistes, géographes, sociologues, anthropologues ou spécialistes de la théorie politique[3].
Si les deux sens principaux – espace(s) public(s) – ne sont évidemment pas dépourvus de tout lien (c’est dans les espaces publics au sens physique que depuis l’Antiquité – Agora, Forum – on a fait société et politique, que s’est déployée la « liberté des Anciens », que se confrontent identité et altérité, que le « vivre ensemble » [comme on dit maintenant] se fait ou se défait (partage entre groupes sociaux ; phénomènes d’inclusion – songeons à l’accessibilité des personnes handicapées – ou d’exclusion[4]), les juristes – esprits concrets – évoquent très généralement (lorsqu’ils le font) les espaces publics considérés comme des lieux physiques, à de rares exceptions textuelles[5] ou doctrinales[6].
L’inscription spatiale de la summa divisio public/ privé révèle dans son principe un incontestable classicisme, mais la promotion de la notion d’espaces publics n’en contribue pas moins à faire bouger les lignes d’analyses familières aux juristes sous l’influence du droit des libertés. Ses contours manquent toutefois de netteté (1.), ce qui n’est pas sans risques pour lesdites libertés [la crise sanitaire l’a parfaitement montré] (2.). Que l’unification statutaire qu’elle réalise demeure inachevée (3.) n’interdit, en tout état de cause, nullement de l’inscrire dans une réflexion plus vaste relative à la recomposition du langage juridique par le discours du droit des libertés[7].
I. Les espaces publics : « terrains vagues », concept mou
La notion d’espace(s) public(s), vu du droit, est une célèbre inconnue[8]. Elle est à la fois partout (car il[s] constitue[nt] le théâtre où se jouent des pièces sociales à forte connotation juridique, comme quelques mots-clefs suffisent à le rappeler : migrants, SDF, burkini, signes religieux, harcèlement de rue, « gilets jaunes », Street Art ou Cancel Culture) et nulle part ; souvent évoquée – par exemple, en lien avec tout ce qui concerne le droit à l’image dans les lieux ou espaces publics -, mais définie a minima.
Pas moins de 13 codes emploient l’expression (notamment, les codes de l’urbanisme, de l’environnement, des transports ou de la sécurité intérieure – mais non, c’est remarquable, le code général de la propriété des personnes publiques), sans préciser néanmoins ce qu’il faut entendre exactement par là (une illustration parmi d’autres de ce flou : les textes concernant l’exercice d’activités artistiques, relativement au Conseil national des œuvres dans l’espace public dans le domaine des arts plastiques ou encore au label « Centre national des arts de la rue et de l’espace public »).
Le même constat peut être dressé à propos d’une jurisprudence copieuse (sur la base Légifrance, plusieurs centaines d’occurrences[9]). Tout se passe comme si la définition de cette notion faussement évidente relevait du non-dit, une formulation étant d’autant plus délicate à envisager que – le principe des vases communicants étant ce qu’il est – il est difficile de cerner les espaces publics sans avoir les idées nettes sur la définition des notions limitrophes, pas nécessairement plus limpide.
Ainsi la notion de « lieu privé », déterminante par exemple pour l’application de l’article 226-1 du code pénal sur l’atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui, n’est-elle pas légalement définie et a-t-elle donné lieu à de multiples controverses. Ses contours sont fixés par une abondante jurisprudence judiciaire, qui retient comme critère l’absence d’accessibilité sans consentement de l’occupant[10]. Quant aux lieux à usage collectif, ils sont principalement visés par les articles du code de la santé publique sur l’interdiction de fumer[11]. Une difficulté tient au fait qu’en fonction des textes, ces lieux sont entendus comme excluant ceux ouverts au public ou comme les intégrant.
Compte tenu de ces flottements sémantiques et notionnels, on peut être tenté de se tourner vers le droit des libertés publiques pour tenter d’y voir plus clair, vu la liaison ontologique entre libertés et espaces publics, qui entretiennent des rapports de constitution réciproque (à l’image de la poule et de l’œuf). C’est en effet un truisme de rappeler que bon nombre de libertés s’exercent sur les espaces publics physiquement entendus, en particulier ceux du domaine public (que seraient, sans eux, la liberté d’aller et venir, celle de manifester, la liberté du commerce et de l’industrie, etc. ?)[12].
Les enjeux sont multiples, mais le grain à moudre demeure rare. Les seuls éléments de définition procèdent de la fameuse loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 relative à l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public[13], précisée notamment par une circulaire du 2 mars 2011[14]. La définition retenue par le législateur est au demeurant plus large que celle usuellement utilisée par les urbanistes, qui exclut sous certaines réserves les bâtiments publics[15]. Elle s’affranchit totalement – c’est le point central – de toute référence au régime de propriété ou de domanialité (partant des critères du domaine public artificiel, elle les élargit de l’affectation à l’ouverture au public, sans préciser d’ailleurs le rapport entre ces notions [la jurisprudence montre que suivant les cas, l’ouverture vaut ou non affectation], ni leur relation à l’accessibilité) : fréquentable publiquement, un espace devient public (qu’il soit propriété publique ou privée, qu’il relève du domaine public ou privé). C’est cette transversalité qui fait sa singularité en droit des libertés (ainsi les règles applicables en matière de vidéo-surveillance – régime d’autorisation préalable – sont-elles communes aux voies publiques et aux lieux ouverts au public, même propriétés privées).
Une double difficulté mérite cependant d’être pointée. En premier lieu, la notion est par hypothèse saisie au sens d’une législation fragmentaire. Or, exporter ailleurs l’approche en cause peut ne pas couler de source : en quoi par exemple une définition liée au port de signes religieux devrait-elle faire sens à propos du port de masques sanitaires ? On en arrive à un choix très relatif, entre le recours à une définition « stipulative » sortie de son contexte ou la référence à un sens commun indéterminé.
En second lieu, si le plus petit dénominateur des espaces publics – ce qui fait leur « publicité » – réside fondamentalement dans leur rapport au public (avec une gamme de relations qui appellerait d’ailleurs éclaircissements : ouverture ou affectation, on l’a dit ; mais également accessibilité ou encore utilisation/ usage[16]. Quid par ailleurs des lieux publics provisoirement « privatisés »[17] ?), ce dernier demeure impensé. En effet, le droit (public…) s’est davantage intéressé à ses composants – usager, administré, voire client – qu’à la notion de public prise en masse. Or, il y a public et public (publics plus ou moins ouverts ou fermés, de la foule à quelques-uns, comme les fidèles du culte), manière et manière de le considérer aussi (« le public », dans son entier ; le public « indirect » ou « direct » [selon qu’il y a ou non intermédiation d’un service public] ; « du public », et l’on admet sa segmentation [cf. normes de sécurité applicables aux ERP, établissements recevant du public : C. constr. et habitation, art. R. 143-1 s.]).
II. Les espaces publics : des secteurs à risques
Espaces publics Vs. Libertés publiques ?
Si des problèmes de sécurité peuvent incontestablement exister dans les espaces publics[18], les espaces privés n’en sont pas moins exposés (violences intrafamiliales) ; et les libertés, également en danger.
La police suivant la liberté comme elle poursuit le crime, les espaces publics constituent un champ d’exercice privilégié, pour ne pas dire le « terrain de jeu », des prérogatives de police (l’intervention des forces de l’ordre en dehors constituant l’exception[19]). Rien que de très logique, dès lors qu’il s’agit de préserver un ordre également public.
Reste que le recours à une notion « caoutchouteuse », un Fuzzy Concept si l’on veut[20], pour tracer le périmètre de restrictions aux libertés publiques apparaît potentiellement dangereux (l’usage de concepts vagues étant un puissant instrument de domination, en ce qu’il complique tant la résistance que le contrôle). Cette indétermination est lourde de dérives sécuritaires qui ont conduit certains observateurs à déceler dans le recours à la notion d’espaces publics une évolution régressive[21]. Quand les bornes ne sont pas fixées (l’espace public étant finalement celui désigné comme tel), il est tentant pour le pouvoir de dépasser les limites.
Les risques s’avèrent d’autant plus forts que, si de tels espaces sont caractérisés par la fréquentation du public en général, la sophistication croissante des technologies sécuritaires (vidéo-surveillance, drones, reconnaissance faciale…) dissout cette publicité d’ensemble en abolissant l’anonymat d’individus devenus identifiables[22] (danger notamment mis en exergue lors de la discussion préalable au vote de la loi n° 2021-646 du 25 mai 2021 de sécurité globale). On en arrive à ce puissant paradoxe d’un espace public panoptique où errent des sujets transparents, défini par l’existence postulée d’un public jamais pensé et que la technologie pulvérise.
Le territoire du covid
Si la crise sanitaire n’a pas donné lieu à un véritable travail de définition (maintien de l’assimilation entre « lieux » et « espaces », difficulté à préciser le caractère éventuellement « clos » de ceux-ci, établissement pragmatique de listes d’établissements concernés par les restrictions aux libertés…), l’épisode devait enregistrer une activation massive de la notion d’espaces publics, jusque-là essentiellement cantonnée à la question du port des signes religieux[23]. Canaux de circulation privilégiés de la pandémie[24], ces espaces sont logiquement devenus les principales scènes d’expression de la police sanitaire. Sans doute les restrictions imposées aux libertés n’ont-elles pas toujours été exactement calquées sur les contours des espaces publics (selon les textes et les moments, elles ont pu être imposées pour une partie seulement de ce qui en relève ou au contraire étirées[25]). Mais la notion d’espaces publics a constitué malgré tout la principale référence mobilisée par les pouvoirs publics (des restrictions – « règles de jauge », par exemple – imposées dans des lieux privés stricto sensu, autres que les établissements habilités à recevoir du public, se heurtant à l’inviolabilité du domicile et à des risques de censure constitutionnelle) : les confinements et couvre-feu[x], l’exigence d’attestations de déplacement se sont largement joués par rapport à la fréquentation de tels espaces (vidés pour ne pas être « covidés »), de même que l’établissement des distances de déplacement et le port obligatoire du masque sanitaire[26]. Pour le dire brutalement – sans qu’il soit question de reprendre la litanie des textes ni d’en discuter le bien-fondé (faute de compétence reconnue en infectiologie) -, c’est par rapport aux espaces publics qu’a été fixée tout à la fois la « longueur de la laisse »[27] et l’obligation du « port de la muselière ». Le virage viral donne à méditer sur cette vertigineuse aporie, qui voit à la fois l’espace privé devenir le dernier refuge des libertés (les locaux à usage d’habitation échappant aux restrictions de police sanitaire[28]) et un lieu de réclusion (fulgurance prémonitoire de l’urbaniste Paul Virilio : « Les pouvoirs publics cherchent désormais à enfermer les gens chez eux »[29]).
En même temps que des restrictions aux libertés dans les espaces publics dont il pourrait subsister quelques traces dans le « monde d’après » (s’ajoutant à celles liées aux vagues d’attentats l’ayant précédée[30]), la réponse juridique à la crise sanitaire a par ailleurs consacré l’émergence d’un traitement différencié de ces libertés. Car si la liberté d’aller et venir fut frappée de plein fouet, le Conseil d’Etat a su faire montre de charité à l’égard de la liberté de culte[31] et les pouvoirs publics, protéger les libertés économiques s’exerçant sur les espaces publics : suspension puis annulation de redevances domaniales[32], prorogation de titres d’occupation du domaine public ; extension des zones utilisées privativement – terrasses de café, entre autres – pour respecter la « distanciation sociale » (l’espace public constituant une variable d’ajustement qui devait permettre de préserver le chiffre d’affaires du secteur de la restauration, au détriment de l’usager lambda).
III. Les espaces publics, des zones hétérogènes
On comprendra un peu mieux les espaces publics en ébauchant quelques éléments de taxinomie, quitte à déconstruire une « hétérotopie » supposément homogène ; car l’unité est toute relative. Si l’intérêt des distinctions suivantes ne s’avère pas nécessairement opérationnel, trois « lignes de crête » méritent toutefois d’être repérées, qui aident à percevoir certains enjeux et évolutions du sujet.
En premier lieu, la pluralité des régimes de propriété (plus éventuellement, de domanialité) apparaît à certaines égards indépassable, en ce que maintes règles applicables continuent d’en découler, y compris en droit des libertés. Un seul exemple : les agents des sociétés de vigilance peuvent intervenir dans les espaces publics appartenant à des personnes privées, non sur la voie publique (sauf strictes exceptions : CSI, art. L. 613-1). Et dès lors que l’on s’évade du droit des libertés, il faut vite en revenir à des « fondamentaux » paramétrés par la propriété. Les connaisseurs de droit immobilier et des obligations n’ignorent ainsi pas les problèmes considérables que soulève la gestion des propriétés privées ouvertes au public (contentieux relatifs aux biens des associations syndicales ou des unions syndicales de propriétaires concernant l’entretien, les charges, les responsabilités, etc.). Une remarque voisine peut être formulée à propos des espaces publics qui appartiennent aux personnes publiques, dont les vicissitudes seront traitées dans le prétoire par application des prescriptions classiques du droit domanial, des travaux ou des ouvrages publics (régimes de protection, de valorisation, de responsabilité…).
En deuxième lieu, il ne semble pas inintéressant de distinguer – un peu à l’image des services d’intérêt général en droit de l’Union européenne – entre espaces publics non marchands et marchands (ces derniers pouvant d’ailleurs aussi bien figurer dans le domaine public – songeons aux cellules commerciales dans les gares, les aéroports – qu’être des propriétés privées). Il y aurait en quelque sorte « l’espace public du pauvre » – dégradé, mal entretenu ; bref, « universel » – ; et puis celui, plus cossu – chauffage, musique Easy Listening – conçu sur le modèle des galeries commerciales et propriété de groupes privés (par ex. Unibail-Rodamco-Westfield : Forum des Halles, Les Quatre-Temps à La Défense…)[33]. Souvent dénoncée[34], la tendance à la privatisation des espaces publics – favorisée par une déconnexion relative entre « publicité » et appropriation publique – concerne dans cette perspective prioritairement les espaces marchands. Toutefois, elle ne s’y arrête pas (lotissements fermés sur le modèle des Gated Communities ; gestion privée du stationnement payant ; contrats globaux de gestion des espaces publics[35], typiques de la « ville connectée »[36]). Et la « marchandisation » déborde les espaces publics appropriés privativement pour investir le domaine public (multiplication des occupations à caractère commercial, appréciation souple de leur compatibilité avec l’affectation, publicités de plus en plus intrusives)[37]. Cette distinction offre une clef de lecture pour penser une évolution qui la remet pourtant en cause. Car la frontière se décale continument entre espaces publics marchands et non marchands ; l’ouverture au public fait l’intérêt marchand, avec un véritable risque de « vampirisation » de l’espace public.
En troisième lieu (et dans un tout autre registre), il importe de distinguer les espaces publics urbains et non urbains. La pensée de l’espace public étant fondamentalement liée à une vision de la ville, elle a laissé hors cadre ce qui n’en relève pas. Or, il existe au-delà de nombreux enjeux touchant les libertés. Qu’il suffise de rappeler l’importance sociale de l’accès à la nature, consacré comme un véritable droit (prévalant sur la propriété privée) dans certains systèmes étrangers[38], mais qui se brise en France contre l’article 544 du code civil. Les outils juridiques favorisant l’accessibilité (servitudes dites « montagne » et « littoral » [39], conventionnements variés – avec ou sans base légale – pour la pratique des loisirs de nature[40]) ne règlent pas des difficultés rendues de plus en plus aiguës par l’alternance de périodes de confinement et de déconfinement. Notre époque voit en effet des publics urbains rechercher massivement un accès aux espaces naturels, avec maintes perspectives regardant directement le droit des libertés (multiplication des interdictions sécuritaires[41] ; « monétisation » des sites naturels [via la création de parkings payants ou l’instauration de droits d’accès], car l’espace public marchand s’étend aussi « bien loin de la ville »).
*
La mobilisation croissante, quoique problématique, de la notion d’espaces publics dans les discours juridiques semble illustrer l’hypothèse féconde d’après laquelle le droit des libertés fondamentales retravaillerait les catégories traditionnelles, avec pour horizon la création d’une sorte de grammaire commune[42].
Dans une perspective optimiste, cette lingua franca faciliterait le dialogue entre branches du droit (dès lors que la notion d’espaces publics transcende, on l’a dit, le clivage entre propriétés privée et publique) comme avec les sciences sociales, celles de la ville et leurs concepts transversaux (tels les POPS, Privately Owned Public Spaces)[43]. Le recours à cette notion ouverte pourrait également favoriser le dialogue avec la « pensée des communs »[44] (plus difficile à mener en partant des cadres juridiques classiques, informés par la propriété), qui repose sur une approche par l’usage.
Il y aurait en somme émergence d’un « métalangage » se superposant aux langues traditionnelles, sans pour autant les remplacer par un « volapük intégré » (pour citer De Gaulle). Si cette langue véhiculaire pourrait aider à sortir des dialogues interdisciplinaires de sourds, elle serait aussi susceptible de faire aboutir certaines évolutions en cours dans les langues vernaculaires. Au cas particulier, on ne peut manquer d’observer que le recours à la notion fonctionnelle d’espaces publics rencontre quelques échos en droit administratif des biens et qu’elle pourrait en trouver davantage encore (au prix d’ajustements[45]) : la notion d’ouvrage public est déjà déconnectée de l’appropriation publique et définie pour l’essentiel par son affectation à l’utilité générale. La domanialité publique est toujours arrimée à la personnalité publique, mais cet ancrage manque de réalisme et devient archaïque (ce qui compte fondamentalement est l’affectation d’un bien. Il serait possible d’admettre la domanialité publique de biens de structures privées transparentes, contrôlées par des personnes publiques, en crevant « l’écran organique »). Et l’on sait que les biens d’anciens établissements publics nationaux transformés en sociétés sont aujourd’hui soumis à un régime qui n’est pas sans lien avec la domanialité publique (une « quasi-domanialité publique », pour certains auteurs). En promouvant la notion d’espaces publics, une approche sur le terrain des droits fondamentaux n’épouse-t-elle pas, en même temps qu’elle le dépasse, ce mouvement de fonctionnalisation ?
L’avènement de cette nouvelle langue n’est cependant aujourd’hui qu’un espoir à la réalisation incertaine. Beaucoup dépendra à l’avenir, dans le domaine évoqué par les présents propos comme en tant d’autres, de la capacité du « droit des libertés » – qui demeure tout de même largement un « droit de la police » regardant plutôt vers la novlangue – à articuler un discours cohérent. A défaut d’y parvenir, ses effets déstructurants l’emporteront sur sa capacité de reconstruction, en réalisant la malédiction de Babel. Et l’espéranto juridique restera alors, comme son modèle linguistique, une magnifique illusion.
[1] O. Bui-Xuan (dir.) : Droit et espace[s] public[s] (Inst. univ. Varenne, 2013) ; L’espace public. L’émergence d’une nouvelle catégorie juridique ? (RFDA 2011, p. 551). Et, en dernier lieu, J.-B. Auby : L’espace public comme notion émergente du droit administratif (AJDA 2021, p. 2565).
[2] Par ex., N. Birkner, Y.-G. Mix : Qu’est-ce que l’espace public ? Histoire du mot et du concept (Dix-huitième siècle 2014/1, p. 285). – Pour des vues synthétiques, Th. Pacquot : L’espace public (La Découverte, 2015). – E. Dacheux (dir.) : L’espace public (CNRS éd., 2008).
[3] Une bibliographie considérable atteste l’éclatement des thèmes de recherche (citoyenneté et démocratie, dialectique inclusion/ exclusion, place des minorités, religions, question du genre, urbanisme, sécurité, communication…).
[4] Afghanistan, retour des Talibans en 2021 : les femmes disparaissent de l’espace public comme des espaces publics ; jusqu’à leur image en est effacée par les barbus.
[5] Par ex., en rapport avec les phénomènes de dématérialisation, circ. 23 août 2001 relative à la mise en place des espaces publics numériques.
[6] J. Chevalier, D. Lochak : Les juristes dans l’espace public (Dr. et société 2016, p. 359).
[7] Le sous-titre de cette contribution signale simplement le temps du propos – l’épisode de crise sanitaire -, nullement son objet exclusif ni même principal (certaines remarques sont en lien avec la « séquence corona », d’autres non).
[8] On ne peut établir de frontière nette, encore moins de changement de sens, entre singulier et pluriel (les textes employant le singulier pour désigner les espaces publics globalement entendus). Les notions d’espaces et de lieux publics ne sont pas davantage distinguées (alors que la première pourrait suggérer davantage les surfaces, quand la seconde s’accommode mieux des volumes).
[9] Pour mémoire, plus de 800 en matière administrative, de 120 devant les juridictions judiciaires, 5 pour le Conseil constitutionnel. Citons aussi une trentaine d’affaires devant la Cour européenne des droits de l’homme (en cause, pour l’essentiel : la liberté d’expression et le port de signes religieux, l’atteinte à la vie privée ainsi qu’au respect des biens).
[10] Par ex., TGI Paris, 18 mars 1971 (D. 1971, p. 447, note Foulon Piganiol). – CA Besançon, 5 janv. 1978 (D. 1978, p. 357). Au sens de cette jurisprudence, la rue est logiquement un lieu public (T. civ. Aix-en-Provence, 16 oct. 1973 : JCP G 1974, II, 17623, note Lindon ; Rev. sc. crim. 1976, p. 119, obs. Levasseur).
[11] Art. L. 3512-8, art. L. 3513-6 et art. R. 3513-2 s., auxquels se réfèrent diverses dispositions du code de la sécurité intérieure et du code de procédure pénale. – V. en outre, à propos des résidences de tourisme : C. tourisme, art. D. 321-1.
[12] Libertés, propriété et domanialité publiques (RDLF 2017, Chron. n° 02).
[13] Art. 1er : « Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage ». Art. 2 : I. – « Pour l’application de l’article 1er, l’espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public ».
[14] « La notion de voies publiques n’appelle pas de commentaire [sic : qu’en est-il des chemins ruraux, des voies privées ouvertes à la circulation publique ?]… Constituent des lieux ouverts au public les lieux dont l’accès est libre (plages, jardins publics, promenades publiques…) ainsi que les lieux dont l’accès est possible, même sous condition, dans la mesure où toute personne qui le souhaite peut remplir cette condition (paiement d’une place de cinéma ou de théâtre par exemple) ». On trouvera une présentation proche dans d’autres circulaires d’application du même texte (par ex., circ. garde des Sceaux 11 mars 2011).
[15] En témoigne le V° Espace public sur le site Internet des CAUE (conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement) : « L’espace public est la partie du domaine public non bâti affecté[e] à des usages publics, un endroit ouvert à tout le monde, important pour la vie sociale et la structuration d’une ville. Il comprend le paysage urbain et les façades constituant l’interface entre le public et le privé. Il doit être différencié des bâtiments publics. Par extension, certains lieux ayant un usage public et un statut public ou privé (les gares, les équipements collectifs) sont considérés comme des espaces publics ».
[16] Certains textes corrèlent même publicité et « visibilité ». La qualifiant de délit, l’article 222-32 du code pénal se réfère ainsi à « l’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public ».
[17] L’ancienne Agence du patrimoine immatériel de l’Etat avait réalisé un instructif « Catalogue des lieux publics ouverts aux évènements privés » (2014).
[18] Par ex., A. Picon : Espaces publics, espaces dangereux (Géocarrefour 1/2001, p. 23).
[19] CPP, art. 54, 56, 76 et 134.
[20] Pour un panorama ancien, Ch. Perelman et R. Vander Elst (dir.) : Les notions à contenu variable en droit (Bruylant, 1984).
[21] R. Hanicotte : Espace public, impasse des libertés (JCP A 2012, n° 26, p. 20).
[22] V. par ex., CNIL, délib. n° 2020-136, 17 déc. 2020, portant avis sur un projet de décret relatif au recours à la vidéo intelligente pour mesurer le taux de port de masque dans les transports.
[23] En dernier lieu, P. Rolland : Le droit français et la visibilité du religieux dans l’espace public (RFDA 2021, p. 511).
[24] La société ouverte et ses maladies (Dr. voirie 2020, p. 97).
[25] Avec cette grande difficulté d’une communication gouvernementale distinguant espace public et lieux ouverts au public tout en s’appuyant sur une définition du premier qui reste adossée à l’ouverture au public. Cette contradiction trahit l’insuffisance d’un travail de réflexion sur les notions-clefs du dispositif juridique mis en place au titre de la crise sanitaire.
[26] Sur ce passage paradoxal de l’interdiction à l’obligation de dissimuler son visage dans l’espace public, O. Bui-Xuan : Masques sanitaires et espace[s] public[s] (in Masques sanitaires et droit[s], dir. O. Bui-Xuan, IFJD, 2021, p. 103).
[27] Pour les matheux, J.-M. Pontier : Périmètre et rayon (AJDA 2021, p. 889).
[28] Cons. const., déc. n° 2020-800 DC, 11 mai 2020, Loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions, cons. 22.
[29] Entretien dans l’hebdomadaire La vie, 7 sept. 2006.
[30] Sur la « militarisation » de l’espace public, V. les analyses radicales de M. Delgado : L’espace public comme idéologie (Les réveilleurs de la nuit, 2016) ou de S. Graham : Villes sous contrôle. La militarisation de l’espace urbain (La Découverte, 2012). Egal., J. Campion : Démocratie, situations « exceptionnelles » et militarisation de l’espace public (Dynamiques. Histoire sociale en revue [en ligne], Vol. 1, n° 2, 2017)
[31] CE, ord. 29 nov. 2020, Assoc. Civitas et a., n° 446930 (AJDA 2021, p. 632, note Bioy.) – V., F. Melleray : Les voies du Seigneur : AJDA 2020, p. 2457. – F. Dieu : Le culte aux temps du Corona : la liberté de culte en période d’urgence sanitaire : Rev. droit religions 2021, p. 173.
[32] Ord. n° 2020-460, 2 avr. 2020, art. 22 (JCP A 2020, 2223, comm. C. Roux). – L. n° 2020-935, 30 juill. 2020, art. 1 et 23 (JCP A 2020, 2266, comm. C. Meurant).
[33] Pour une riche étude, S. Hennette Vauchez : The Mall (RFDA 2020, p. 833).
[34] Par ex., J. Trilling : La privatisation de l’espace public en Californie (Ann. rech. urbaine 1992, p. 206). – C. Dessouroux : La diversité des processus de privatisation de l’espace public dans les villes européennes (Belgeo 2003/1, p. 21). – C. Ghorra-Gobin : L’espace public : entre privatisation et patrimonialisation (Esprit 2012, p. 88).
[35] Une illustration : le marché de conception-réalisation-exploitation-maintenance (CREM) relatif à la gestion centralisée de l’espace public pour le compte de la centrale d’achat du Grand Dijon, conclu entre 2018 pour 12 ans avec un consortium associant Bouygues, Suez et Capgemini.
[36] G. Kalflèche : Smart Cities et domanialité publique (Mélanges Chr. Lavialle, PU Toulouse, 2020, p. 361).
[37] De l’espace public comme espace public…itaire (par ex., M. Moritz : Les communes et la publicité commerciale extérieure : pour une valorisation environnementale et économique de l’espace public, Th. Aix-Marseille 3, 2008) ? Si les atteintes aux libertés de la part des pouvoirs publics sont dénoncées à l’envi, celles portées par les marchands du Temple sont acceptées avec résignation ; signe que le paradigme consumériste a formaté les consciences, la consommation étant perçue comme une liberté au lieu d’une aliénation et le droit des libertés pouvant être relu comme une modalité du droit de la consommation (bienvenue au « supermarché des droits » [expression employée à propos de la QPC par X. Dupré de Boulois – RDLF 2014, Chron. n° 02 -, mais dont le champ apparaît susceptible d’élargissement]). Contre Méduse aux yeux luminescents (les écrans publicitaires LCD), malheur à qui ose se révolter : les « Déboulonneurs » finissent au tribunal plus souvent que les gestionnaires d’espaces publics/services publics (SNCF, RATP…) vendant du « temps de cerveau disponible ». Il reste aux usagers fuyant le bourrage de crâne à marcher en regardant fixement le sol, tant qu’ils le peuvent encore (pour les prémisses de lendemains qui chantent, D. n° 2017-1743, 22 déc. 2017, portant expérimentation de marquages sur les trottoirs à des fins publicitaires). – Cf. Le domaine public dans la tenaille du marché (Dr. voirie 2019, p. 89).
[38] Sur la situation britannique, nombreux éclairages in D. Thébault : Les biens publics en droit anglais (Th. Paris V, 2019). Pour un exemple scandinave, F. von Plauen : L’allemansträtt ou une conception particulière du droit de propriété en droit suédois (RIDA 2005, p. 921) ; L’accès à la nature : droit virtuel ou droit réel ? Étude comparative en droit français et en droit suédois (AJDA 2005, p. 1984).
[39] V., C. tourisme, art. L. 342-20 s. et C. urb., art. L. 121-31 s.
[40] Par ex., C. urb., art. L. 113-6. – C. env., art. L. 361-1 s.
[41] Sur les arrêtés prohibant le ski de randonnée, JCP A 6 janv. 2021, p. 4.
[42] X. Dupré de Boulois : Existe-t-il un droit des libertés ? (RDLF 2017, Chron. 4).
[43] J.-B. Auby : Espaces publics et espaces privés dans la Ville et dans le Droit (Mélanges Y. Jégouzo, Dalloz, 2008, p. 195) ; Espace public, espaces publics (Dr. adm. juill. 2009, p. 1) ; Droit de la ville (LexisNexis, 2e éd., 2016).
[44] Malgré la distance qui les sépare (E. Tassin : Espace commun ou espace public ? L’antagonisme de la communauté et de la publicité : Rev. Hermès 1992, n° 10, p. 23). – Quelques éléments in F. Di Lascio : Espace public et droit administratif (Philonsorbonne 8/2014, en ligne).
[45] Exemple de difficulté de traduction en droit positif : des bâtiments du domaine public ne sont pas nécessairement des espaces, lieux ou établissements ouverts au public (pour une prison, TGI Paris, 23 oct. 1986 : Gaz. Pal. 1987, 1, p. 21. – CA Paris, 19 nov. 1986 : Gaz. Pal. 1987, 1, p. 18 – Pour des locaux universitaires, TA Lille, 19 oct. 2004, Grysole n° 0301944).