Des droits de l’homme au service de la puissance de l’Etat
L’objet de la présente contribution est de rendre compte et d’analyser le déploiement d’un discours qui s’est affirmé à l’occasion de la crise sanitaire. Il prétend fonder la mise en oeuvre de certaines politiques publiques en matière de sécurité sur la réalisation de droits tels que le droit à la vie et le droit à la protection de la santé. Ce registre de discours est ancien en matière de sécurité publique. Il a désormais pris place dans le raisonnement des juges. Il pourrait encore se développer avec les nécessités de la lutte contre le changement climatique. Il n’est pas indifférent de fonder la contrainte publique sur la protection de certains droits de l’homme.
Par Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (ISJPS UMR 8103 CERAP)
Cette contribution s’inscrit dans le cadre d’une table ronde consacrée à la Sécurité. Il est donc question de s’intéresser à l’action de l’Etat en vue d’assurer et de maintenir l’ordre public et, au-delà, la paix sociale. Du point de vue des libertés, les politiques publiques de sécurité évoquent bien sûr une multitude de dispositifs juridiques et administratifs qui sont autant de menaces pour l’exercice des droits fondamentaux. Ces dernières années n’ont pas été avares de débats autour des excès desdites politiques qu’il s’agisse du maintien de l’ordre, de la lutte contre le terrorisme ou encore du développement de la surveillance électronique. Le propos n’est pas ici de se faire le greffier des atteintes aux droits fondamentaux impliquées par les politiques sécuritaires. Il invite à déplacer la perspective. L’objectif est en effet de mettre en valeur l’idée que les exigences relatives à la sécurité sous toutes ses formes, – sécurité publique, mais aussi sécurité sanitaire et demain sécurité environnementale -, et au-delà les politiques publiques en matière de sécurité, se présentent de plus en plus comme traduisant la réalisation de droits fondamentaux. Il n’est donc pas question d’envisager l’Etat sécuritaire comme menace pour les droits de l’homme mais les droits de l’homme comme ressource pour la puissance publique Cette représentation est ancienne dans le champ des idées. Elle a désormais pénétré le discours du juge. Certains droits fondamentaux, – le droit à la vie, le droit à la protection de la santé notamment -, fondent l’édiction par la puissance publique de mesures emportant des restrictions relatives à l’exercice d’autres droits fondamentaux. La fonction de police assurée par l’Etat se présente sous de nouveaux atours. La police est ici en entendue au sens large, non pas comme activité spécifique des autorités administratives, mais plus généralement comme l’activité de l’Etat consistant à assurer la protection de l’ordre public au sens matériel. Cette fonction de l’Etat sert de couverture aussi bien à des régimes préventifs (les polices administratives) qu’au régime répressif (droit pénal). Cette unité conceptuelle de la notion de police est bien mise en valeur par le Conseil constitutionnel dans certaines de ses décisions lorsqu’il affirme que la réalisation l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public par le législateur peut reposer sur des règles de police ou sur un régime de sanctions pénales, soit même sur une combinaison de ces deux régimes » (ex. : Cons. const., n°89-261 DC, 28 juill. 1989, Loi relative aux conditions de séjour et d’entrée des étrangers en France, §12). Avant d’analyser ce discours, il convient d’abord d’en dresser une cartographie.
I. Economie d’un discours
La transfiguration de l’ordre public matériel à travers la mise en valeur des finalités supposées libérales de l’action des autorités publiques s’est d’abord, de longue date, exprimée en matière de sécurité publique. Elle a trouvé une illustration très topique lors de la crise sanitaire. Elle pourrait se donner à voir pour justifier les politiques publiques de lutte contre le changement climatique.
A. Un laboratoire : la sécurité publique
En matière sécuritaire, la tentation de justifier l’action des pouvoirs publics par les besoins de la protection des droits fondamentaux de la personne est ancienne. Dans la conception libérale, la fonction de maintien de l’ordre public matériel, autrement dit la police, est pensée comme une nécessité pour assurer les conditions de la vie sociale et en définitive pour permettre une cohabitation harmonieuse des libertés de chacun[1]. L’article 12 de la DDHC fait écho à cette idée : « la garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique ». Le Conseil constitutionnel exprime lui-aussi ce lien lorsqu’il affirme que « la prévention d’atteintes à l’ordre public, notamment d’atteintes à la sécurité des personnes et des biens, […] sont nécessaires à la sauvegarde de principes et droits à valeur constitutionnelle » (Cons. const., n°94-352 DC, 18 janvier 1995, Loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité). Ce discours s’est affirmé dans le champ des idées avec la montée en puissance des politiques sécuritaires. On se souvient de l’antienne du Garde des sceaux Alain Peyrefitte lors de l’examen du projet de la future loi « Sécurité et liberté » et reprise ad nauseam par la suite : « la sécurité est la première des libertés ». Le législateur s’est approprié ce discours. La loi du 21 janvier 1995 et la loi du 18 mars 2003 ont successivement reconnu un tel droit fondamental et l’obligation pour l’Etat de pourvoir à cette protection : « La sécurité est un droit fondamental et l’une des conditions de l’exercice des libertés individuelles et collectives. L’Etat a le devoir d’assurer la sécurité en veillant, sur l’ensemble du territoire de la République, à la défense des institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l’ordre publics, à la protection des personnes et des biens. ». La portée juridique d’une telle proclamation a été discutée compte tenu de sa place dans les dispositions liminaires de ces différents textes et aujourd’hui en tête du Code de la sécurité intérieure (art. L. 111-1 Code de la sécurité intérieure). Sa fonction se situerait plutôt orbi (afficher l’importance de l’exigence de sécurité auprès de l’opinion) qu’urbi (servir de fondement normatif à des solutions juridiques). En ce sens, le Conseil d’Etat a pu affirmer que la méconnaissance de l’obligation d’assurer la sécurité publique « ne constitue pas par elle-même une atteinte grave à une liberté fondamentale » au sens de L. 521-2 CJA (CE ord., 29 juill. 2001, Commune de Mandelieu la Napoule, n°236196).
La perspective a évolué avec l’affirmation de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) et en particulier de la technique des obligations positives dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Elle conduit à opérer un lien direct entre les droits garantis par la Convention et l’obligation pour l’Etat d’agir pour en assurer l’effectivité. Ainsi, il résulte de l’article 2 de la CEDH (droit à la vie) que les Etats ont l’obligation d’adopter des normes garantissant la protection des personnes dans les espaces publics (CEDH, 14 juin 2011, Ciechonska / Pologne, n°19776/04). La Cour EDH a souvent l’occasion de stigmatiser la carence d’Etats, en particulier à leurs autorités de police, à prévenir des atteintes à droits garantis par la convention (ex. : CEDH, 3 mai 2007, Membres de la congrégation des témoins de Jehovah de Gldani / Georgie, n°71156/01). Cette obligation d’agir suppose parfois l’édiction de mesures de contraintes pour les individus, voir même, dans certaines circonstances, l’adoption d’une législation pénale (ex. : CEDH, 28 octobre 1998, Osman / Royaume-Uni, n°23452/94, §115). Le juge administratif français s’est approprié cette technique à partir de 2011 dans le cadre du référé-liberté (CE Sect., 16 novembre 2011, Ville de Paris, n°353172) : « lorsque l’action ou la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale, et que la situation permet de prendre utilement des mesures de sauvegarde dans un délai de quarante-huit heures, le juge des référés peut […] prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser le danger résultant de cette action ou de cette carence ». En droit administratifs, les virtualités autoritaires de ce raisonnement se sont pleinement révélées lors de la crise de la pandémie de SARS-CoV-2.
B. Une traduction forte : la sécurité sanitaire
Le lien entre édiction de mesures de contrainte pour les personnes et promotion d’un droit fondamental, – le droit à la vie voire le droit à la protection de la santé -, a été nettement plus marqué au cours de la crise sanitaire du SARS-CoV-2. Plusieurs décisions de justice ont justifié l’édiction de mesures de contrainte prises pour lutter contre la pandémie par l’obligation pour l’Etat d’assurer la protection du droit à la vie. Pour se faire, le juge administratif a mobilisé, on pourrait même dire, radicalisé le raisonnement qu’il a initié à l’occasion de son arrêt Ville de Paris.
L’exemple le plus évident est bien sûr l’ordonnance Syndicat Jeunes médecins du 22 mars 2020 (n°439774). Le juge des référés du Conseil d’Etat était saisi d’une requête stigmatisant l’insuffisance des mesures prises par le Premier ministre et le ministre de la santé pour prévenir la propagation de la pandémie et demandant qu’il soit enjoint aux autorités publiques de mettre en place de mesures visant à l’interdiction totale de sortir de son lieu de confinement et à l’arrêt des transports en commun. Le juge du référé-liberté reprend son considérant de principe et vérifie que les autorités publiques n’ont pas porté une atteinte grave et manifestement illégale au droit à la vie en s’abstenant de prendre des mesures plus contraignantes pour la population. Il se borne en définitive à enjoindre aux ministres de réexaminer le principe de certaines dérogations à l’obligation de confinement. Un an après jour pour jour, le Conseil d’Etat a rendu une autre ordonnance qui opère également un lien entre promotion du droit à la vie et restrictions à l’exercice des libertés (CE ord., 22 mars 2021, SARL Fitjarry, n°450517). En l’occurrence, le juge des référés était saisi d’une requête qui, à l’inverse de la précédente, tendait à contester une mesure de contrainte édictée pour lutter contre la pandémie (fermeture des salles de sport). Il rejette la requête après avoir relevé que « dès lors que les libertés fondamentales invoquées, à savoir la liberté d’entreprendre et la liberté du commerce et de l’industrie, doivent être conciliées avec les autres libertés fondamentales, parmi lesquelles figure le droit à la santé et au respect de la vie, les requérants ne sont pas fondés, en dépit des conséquences économiques importantes de la mesure contestée […] à soutenir que l’atteinte ainsi portée aux libertés fondamentales précitées pour une durée limitée et dans l’unique objectif de lutter contre la diffusion de la pandémie est manifestement illégale ».
Ces ordonnances expriment une forme de radicalisation de la jurisprudence Ville de Paris pour au moins deux raisons. Jusque-là d’abord, cette jurisprudence n’avait pas conduit le juge du référé-liberté à enjoindre à l’Etat de prendre des mesures de nature à restreindre l’exercice de libertés fondamentales. Au contraire, il s’agissait en général d’imposer à l’administration de fournir des prestations aux individus afin de garantir la jouissance de certains droits, le droit à la vie et le droit de ne pas subir des traitements inhumains ou dégradants. Par ailleurs, ce raisonnement n’était mobilisé que pour fonder des injonctions adressées à l’administration de prendre des mesures matérielles, de faible portée : dératisation des coursives d’une prison, fourniture de l’eau potable dans un camps de migrants, etc. Dans l’ordonnance Syndicat jeunes médecins, l’injonction met en cause de manière explicite l’exercice du pouvoir réglementaire par le Premier ministre. Le Conseil d’Etat est devenu l’auxiliaire du pouvoir de police administrative[2].
La Cour EDH n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer de manière significative sur les affaires mettant en cause la pandémie de SARS-CoV-2. Tout juste a-t-elle rappelé à l’occasion d’une décision d’irrecevabilité que « si le droit à la santé ne fait pas partie en tant que tel des droits garantis par la Convention, les États ont l’obligation positive de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction et de protéger leur intégrité physique, y compris dans le domaine de la santé publique » (CEDH déc., 5 nov. 2020, Le Mailloux, n°18108/20). Elle aura nécessairement l’occasion de se prononcer au fond sur ce type de contentieux et donc de préciser la conception qu’elle se fait de l’articulation entre l’obligation positive de protéger la vie et l’exercice des autres droits garantis par la Convention.
C. Une expression en puissance : la sécurité environnementale
La tentation d’un raisonnement de même nature est très nette dans le cadre de la lutte contre le changement climatique. On pense en particulier aux requêtes formulées dans le cadre de ce que l’on appelle les procès climatiques. Ils visent à contraindre les pouvoirs publics à prendre les mesures utiles permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre. Pour ce faire, les requérants s’efforcent de démontrer que l’Etat manque à son obligation d’agir pour lutter contre le réchauffement climatique. Cette obligation d’agir de l’Etat est invariablement fondée sur deux séries de normes internationales : des normes spécifiques à savoir les différents engagements internationaux relatifs à la lutte contre le changement climatique auxquels la France a souscrits (ex. : accord de Paris du 12 décembre 2015) d’une part ; la CEDH et en particulier son articles 2 en tant qu’il protège le droit à la vie et l’article 8 en tant qu’il a été interprété par la Cour de Strasbourg comme garantissant le droit de vivre dans un environnement sain d’autre part. Or, il n’est pas douteux que les mesures attendues de l’Etat sont susceptibles d’emporter d’importantes restrictions à l’exercice de libertés fondamentales, et plus précisément aux modalités d’exercice des différentes libertés qui ont un effet délétère sur le plan énergétique. Comme l’a rappelé récemment une universitaire très engagée dans ces actions : « La finalité de ces contentieux climatiques n’est pas tant de chercher une indemnisation que de concourir au durcissement du droit »[3]. On pense bien sûr au premier chef à la liberté d’entreprendre et au droit de propriété mais aussi à la liberté d’aller et venir (mobilités) et à la liberté personnelle (consommations).
L’utilité de la référence aux droits proclamés par la CEDH dans ces procès climatiques a été révélée par un contentieux emblématique qui s’est déroulé aux Pays-Bas, l’affaire Urgenda. Dans son arrêt du 20 décembre 2019, la chambre civile de la cour suprême des Pays-Bas a rejeté le pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel de La Haye du 9 octobre 2018 qui a choisi de fonder la nécessité d’action de l’État néerlandais pour lutter contre le changement climatique sur les articles 2 et 8 de la CEDH en raison du risque grave qu’un changement climatique critique survienne, qui viendrait mettre en danger la vie et le bien-être des résidents des Pays-Bas. Dans la même veine, le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles a récemment condamné l’État fédéral belge ainsi que les trois régions du Royaume pour l’insuffisance de son action en matière climatique sur la base du même raisonnement à la demande de 58.000 plaignants (17 juin 2021, Association Klimaatzaak / Etat belge et a, n°2015/4585/A). De son côté, la Cour constitutionnelle allemande n’a pas hésité à se situer sur le registre des droits fondamentaux dans leur version nationale pour affirmer l’inconstitutionnalité d’une loi du 12 décembre 2019 qui imposait une réduction de 55 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport à 1990 (24 mars 2021, 1 BvR 2656/18, 1 BvR 78/20, 1 BvR 96/20). Elle a jugé que le volume des émissions annuelles permises jusqu’en 2030 n’était pas conforme aux droits fondamentaux en se fondant sur le devoir de protection imposé à l’État par la loi fondamentale allemande. Elle rappelle que « le droit fondamental à la vie et à l’intégrité physique consacré par l’article 2, alinéa 2, 1re phrase LF oblige l’État à protéger les citoyens contre les dangers engendrés par le changement climatique ».
Ce registre d’argumentation a bien sûr été repris dans le cadre des procès climatiques intentés en France mais avec moins de bonheur. Tant le Conseil d’Etat dans son arrêt Commune de Grande Synthe (CE, 19 nov. 2020, n°427301) que le Tribunal administratif de Paris dans le contentieux de l’Affaire du siècle (TA Paris, 3 février 2021, Asso. Oxfam France et a., n°1904967 et a.) ont préféré privilégier les engagements internationaux en matière de lutte contre le changement climatique pour définir les obligations de l’Etat, quitte à en renforcer la portée juridique, et n’ont même pas pris la peine de répondre aux moyens tirés de la violation des dispositions de la CEDH. Cette réticence a été justifiée par le rapporteur public dans ses conclusions sur l’arrêt Commune de Grande-Synthe[4]. Stéphane Hoynck a relevé à juste titre que l’argumentation des requérants ne trouve que peu d’écho dans la jurisprudence de la Cour EDH[5]. S’appropriant l’analyse d’un universitaire néerlandais au sujet de l’affaire Urgenda, il a souligné que la requête revenait à revendiquer une application des droits de la Convention à une situation plus abstraite que dans la jurisprudence de la cour et à imposer à l’Etat des obligations positives plus précises qu’habituellement. Il en conclut que « ces normes conventionnelles n’ont pas été édictées pour contraindre la marge d’appréciation des États en imposant une norme de comportement d’origine jurisprudentielle ». La Cour EDH devrait bientôt se prononcer sur le sujet puisqu’elle vient d’admettre la recevabilité directe d’une requête tendant à prouver les manquements de 33 États en matière de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre dont la France. (CEDH, 22 nov. 2020, Duarte Agostinho et a. / Portugal et 32 autres États, n°39371/20).
Le juge administratif français n’est pas complétement rétif au registre de discours qui nous intéresse. S’il a écarté la référence au droits conventionnels pour fonder l’obligation de l’Etat de lutter contre le changement climatique, il a néanmoins eu l’occasion de se prononcer sur ce type d’argumentation dans plusieurs contentieux impliquant des questions environnementales générales sans toutefois faire droit aux requêtes. Il en a été ainsi du Conseil d’Etat à l’occasion lors de la crise du…SARS-CoV-2 (CE ord., 20 avril 2020, Association RESPIRE, n°440005). En l’occurrence, le juge du référé-liberté était saisi d’une action tendant à ce qu’il soit enjoint à différentes autorités de prendre les mesures nécessaires pour réglementer la pratique des épandages agricoles en vue de limiter la pollution de l’air par les particules fines soupçonnée en sus de constituer un facteur aggravant de la propagation du SARS-CoV-2. Le Conseil d’Etat rejette la requête en constatant qu’il n’apparaissait pas que l’abstention de l’Etat à prendre des mesures de réduction des activités agricoles susceptibles d’émettre des particules fines constituerait une atteinte grave et manifestement illégale aux droits au respect à la vie et à la protection de la santé. Par ailleurs, la Cour administrative d’appel de Paris s’est prononcée de manière explicite sur un moyen tiré de la violation des articles 2 et 8 de la CEDH tout en le rejetant (CAA Paris, 11 mars 2021, n°19PA02868, AJDA 2021/19 p. 1104 note S. Brimo). En l’occurrence, elle était saisie d’une action en responsabilité engagée par une personne souffrant de pathologies respiratoires qu’elle imputait à la pollution atmosphérique de la région parisienne et à la carence des autorités publiques à y mettre fin. L’affaire se distingue des procès climatiques déjà évoqués en ce qu’il s’agissait d’une action engagée par une prétendue victime et non d’un litige abstrait. La Cour commence par rappeler les obligations qui incombe à l’Etat au titre des articles 2 et 8 de la CEDH. Elle rejette toutefois le moyen après avoir relevé que les mesures adoptées et appliquées ont permis de diminuer la concentration de polluants dans l’air dans la région Île-de-France et que « compte tenu, spécialement, des risques écologiques inhérents à la vie en ville combinés, en particulier, avec la difficulté de lutter contre une pollution d’origine multifactorielle, voire diffuse, le dépassement des valeurs limites constaté entre 2011 et 2017, et l’insuffisance des plans de protection de l’atmosphère pour y mettre fin dans cette même période, ne sauraient suffire à caractériser une défaillance notoire des pouvoirs publics dans les actions destinées à protéger ou améliorer la vie des habitants de la région parisienne ni une atteinte suffisamment grave à leur droit de vivre dans un environnement sain ».
II. Significations d’un discours
Il résulte des différents corpus étudiés que les politiques publiques en matière de sécurité trouvent un (nouveau) fondement dans l’obligation pour les institutions étatiques de prendre les mesures nécessaires pour assurer la protection des droits fondamentaux considérés comme les plus essentiels. Ce discours est donc mis au service de politiques publiques inédites au regard de l’importance des atteintes aux droits et libertés fondamentaux qu’elles entrainent ou sont susceptibles d’entraîner. L’évaluation de ce discours suppose de se placer sur deux registres. Il est d’abord possible de le situer au sein de la réflexion sur la catégorie des droits et libertés fondamentaux. Par ailleurs, il est de nature à offrir de nouvelles ressources en vue de légitimer l’action publique.
A. La part du droit : la dimension objective des droits fondamentaux
L’une des critiques formulée rituellement à l’égard des droits de l’homme à l’époque contemporaine est qu’ils participeraient à l’exacerbation de l’individualisme et de l’atomisation de la société à travers la promotion de droits subjectifs de l’individu[6].
Notre corpus met en lumière une autre facette des droits fondamentaux qui a été peu pensée en France mais qui devient de plus en plus évidente, à savoir leur dimension objective. Son existence procède du constat que les droits fondamentaux ne sont pas seulement des droits subjectifs, c’est-à-dire des droits dont l’individu peut solliciter la réalisation devant un juge. Ils expriment aussi des valeurs jugées essentielles dans un ordre juridique donné et dont, à ce titre, l’Etat et les autres collectivités publiques ont l’obligation d’assurer la protection et la jouissance aux individus.
Cette exigence a été identifiée de manière très nette par la Cour constitutionnelle allemande. A côté des effets défensifs des droits fondamentaux proclamés par la loi fondamentale allemande, la Cour de Karlsruhe a progressivement dégagé des effets positifs des droits fondamentaux. Parmi eux, la doctrine a particularisé une obligation de protection des droits fondamentaux que la Cour a commencé à envisager dans une décision de 1975. Elle procède de la dimension objective des droits fondamentaux. Elle se manifeste de manière non exclusive au sujet du droit à la protection de la vie et de l’intégrité physique proclamé par l’article 2 al. 2 de la loi fondamentale. A titre d’illustration, il est possible de citer son arrêt Kalkar du 8 août 1978 : « Les garanties relatives aux droits fondamentaux ne contiennent pas seulement des droits subjectifs défensifs de l’individu contre la puissance publique mais représentent également un choix axiologique objectif de la Constitution qui vaut pour tous les domaines de l’ordre juridique et donnent des directives pour la législation, l’administration et la jurisprudence […]. Il en découle des obligations constitutionnelles de protection qui commandent de mettre en place des réglementations juridiques de telle sorte que le danger même d’atteinte aux droits fondamentaux reste limité » (BVerfGE 49, 89, Centrale nucléaire de Kalkar, 8 août 1978, p. 141[7]).
Il est connu que cette jurisprudence a fortement influencé la CEDH dans l’affirmation d’obligations positives à la charge des Etats parties[8]. La Cour a donc progressivement dégagé de nombreuses obligations positives de protéger les droits conventionnels à la charge des Etats. Il n’est guère contestable qu’elle porte en elle des virtualités autoritaires. Elles supposent par exemple que les Etats mettent en place de véritables régimes de polices administratives « visant à une prévention efficace des dommages à l’environnement et à la santé humaine » (ex. : CEDH, 29 janv. 2009, Tatar / Roumanie, n°67021/01, §88). Il en résulte également l’obligation pour l’Etat de mettre en place un cadre pénal afin de réprimer certaines atteintes aux droits conventionnels commises par les tiers (ex. : CEDH, 4 déc. 2003, M. C. / Bulgarie, n°39272/98, §166).
Cette dimension objective est moins nettement perceptible en droit français. Du moins peut-on considérer qu’elle a longtemps été masquée par la configuration propre des contentieux constitutionnels et administratifs français. Du côté du droit constitutionnel, elle se niche en particulier dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative aux objectifs de valeur constitutionnelle (OVC). Les différentes expressions des exigences en matière de sécurité envisagées dans cette contribution trouvent toutes une traduction au sein de la catégorie en question : l’OVC de prévention des atteintes à l’ordre public « notamment d’atteintes à la sécurité des personnes et des biens » pour la sécurité publique (Cons. const., n°94-352 DC, 18 janvier 1995) ; l’OVC de protection de la santé pour la sécurité sanitaire (Cons. const., n°2019-823 QPC, 31 janvier 2020) ; l’OVC tendant à la protection de l’environnement, « patrimoine commun des êtres humains » pour la sécurité environnementale (Cons. const., n°2019-823 QPC, 31 janvier 2020).
Cette jurisprudence constitutionnelle appelle deux remarques complémentaires. En premier lieu, ces OVC sont en général mobilisés afin de conforter des dispositions législatives qui emportent des restrictions à l’exercice des libertés fondamentales et écarter des griefs tirés de ce que lesdites dispositions porteraient atteinte aux dites libertés. En second lieu, la configuration du contentieux constitutionnel français est un frein à la réalisation de ces objectifs en ce qu’il ne connaît pas de recours en carence. Il n’est pas possible de stigmatiser l’insuffisance des mesures prises par l’Etat, – ici le législateur -, pour assurer la réalisation de ces objectifs constitutionnels et de demander au juge constitutionnel de condamner cette carence voire d’enjoindre au législateur d’agir. Le Conseil constitutionnel l’a encore rappelé dans sa décision déjà évoquée relative à la loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets (n°2021-825 DC, 13 août 2021). Saisi d’un grief tiré de ce que la loi querellée privait de garanties légales le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé au sens de l’article 1er de la Charte de l’environnement, le Conseil se refuse à se prononcer sur ce grief compte tenu de sa généralité et de ses pouvoirs : « le grief tiré de ce que le législateur aurait méconnu cette exigence constitutionnelle ne peut être utilement présenté devant le Conseil constitutionnel, […] qu’à l’encontre de dispositions déterminées et à la condition de contester le dispositif qu’elles instaurent ».
En droit administratif, l’obligation d’agir qui pèse sur l’Etat pour assurer la protection des droits et libertés fondamentaux a longtemps été tout aussi clandestine. Elle se nichait en particulier dans la jurisprudence administrative relative à la police administrative. Le juge administratif a de longue date affirmé que les autorités de police ont l’obligation de prendre les mesures nécessaires pour préserver l’ordre public, et en particulier la sécurité et la santé publique. Et la différence avec le droit constitutionnel, est que le droit administratif connait plusieurs recours qui permettent de stigmatiser la carence de l’Etat à agir (Recours pour excès de pouvoir, responsabilité) et l’inviter à prendre les mesures qu’imposent la situation (REP, référé-liberté). Cette obligation d’agir n’a pris les atours d’une obligation de prendre les mesures nécessaires pour protéger des droits fondamentaux qu’en raison de la conjonction d’une réforme législative et d’une jurisprudence nouvelle. La réforme, c’est la mise en place du référé-liberté par la loi du 30 juin 2000. Elle a imposé un logiciel nouveau au sein du contentieux administratif ; la jurisprudence, c’est le choix opéré par le juge administratif de transposer, au moins partiellement, au sein de ce contentieux la technique des obligations positives à partir de 2011. Désormais, le juge des référés est en droit d’enjoindre à l’autorité administrative d’agir afin de faire cesser une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.
B. L’ordre des représentations : la nouvelle légitimité de la puissance publique
Il n’y a rien de nouveau à affirmer que le droit, le discours juridique, véhicule des représentations à travers les mots et les constructions qu’il mobilise[9]. Dans le champ du droit administratif, Jacques Chevallier a bien montré comment la théorie du service public, le principe de légalité, le principe de neutralité, etc. ont contribué à imprimer dans les esprits une image de l’Etat, une représentation de la puissance publique : un Etat impartial en charge de pouvoir aux différents besoins de la population à travers la gestion de services publics et doté pour ce faire de prérogatives exorbitantes[10]. Cette représentation a contribué à légitimer l’action publique et partant la contrainte qu’elle fait peser sur la population.
Le discours analysé joue un rôle de même nature. Affirmer qu’il appartient aux différentes autorités de l’Etat de prendre les mesures nécessaires pour assurer la protection de droits fondamentaux, quitte pour cela à restreindre l’exercice d’autres droits fondamentaux, donne une représentation avantageuse de l’action de l’Etat. En prononçant des assignations à résidence, en décidant le confinement de la population entière, en imposant le passe sanitaire pour accéder à des lieux voir la vaccination obligatoire, et demain en interdisant certaines activités économiques ou ludiques énergivores, l’Etat se borne à assurer son rôle de garant des droits fondamentaux les plus essentiels, rôle qui lui est prescrit par nos textes constitutionnels et nos engagement internationaux. La puissance publique protège plutôt qu’elle ne contraint.
Cette nouvelle représentation peut être utile à l’heure où les modèles traditionnels de justification des restrictions aux libertés fondamentales fondés sur l’ordre public s’épuisent. Sur un plan conceptuel l’ordre public s’est dilué dès lors qu’il ne s’inscrit plus dans un ordre exclusivement libéral. Il s’est agrégé des exigences, – principe du respect de la dignité de la personne humaine, principe de laïcité, vivre ensemble -, qui ne sont pas libéraux. Au surplus, la notion d’ordre public ne dit pas grand-chose des motifs qui sont de nature à justifier des restrictions à l’exercice des libertés. Elle est un blanc-seing donné à l’Etat et à ses juges d’en définir les composantes. La modernité s’accorde difficilement avec ce caractère transcendantal. Cette représentation de la puissance publique participe à la mise au jour, ou plutôt à la mise à nue des véritables enjeux de ces crises et des politiques publiques qu’elles suscitent. Il a souvent été relevé que l’affirmation des droits fondamentaux en tant que droits subjectifs a donné une couverture, un véhicule à la revendication des intérêts, des identités, etc. Et d’aucuns ajouteraient pour le meilleure et pour le pire. La révélation de leur dimension objective exprimerait l’ultima ratio de l’action publique : la préservation de la vie et de la santé du plus grand nombre.
Cette représentation n’est pas dénuée d’artifice. La doctrine du droit des libertés n’a eu de cesse de réfuter l’existence d’un droit fondamental à la sécurité et de dénoncer les non-dits liberticides de sa promotion[11]. Cette représentation a effectivement servi de longue date à légitimer le renforcement des politiques répressives et sécuritaires. Le même discours se fait entendre mezza voce à l’occasion de la présente crise sanitaire. Elle est moins contestée au sujet de la lutte contre le changement climatique. Une doctrine, plutôt rétive à la promotion d’un droit fondamental à la sécurité, n’hésite plus à promouvoir la référence aux articles 2 et 8 de la CEDH, au droit à la vie et au droit de vivre dans un environnement sain, à l’occasion des procès climatiques pour qu’il soit enjoint à l’Etat de prendre des mesures plus contraignantes pour la population.
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La montée en puissance du discours que nous nous sommes efforcés d’analyser, contribue à enrichir la conception des droits et libertés fondamentaux et offre une nouvelle légitimité à différentes politiques publiques de l’Etat. Le plus frappant est qu’elle accompagne un renforcement inédit de la contrainte publique depuis quelques années. La montée des périls environnementaux après la crise sanitaire, pourrait en dévoiler de nouvelles expressions.
[1] E. Picard, La notion de police administrative, LGDJ, 1984.
[2] X. Dupré de Boulois, « On nous change notre…. référé-liberté » (obs. sous CE ord., 22 mars 2020, n°439674) », RDLF 2020 chron. n°12.
[3] Ch. Cournil, « Les prémisses de révolutions juridiques ? récents contentieux climatiques européens », RFDA 2021/5 p. 957.
[4] Energie-Environnement-Infrastructures 2021/1 com. 2 2.
[5] Sur la « modestie » de la jurisprudence environnementale de la Cour EDH, F. Edel, « Les obligations en trompe-l’œil des Etats parties à la CEDH en matière d’environnement », RFAP 2021/3 n°179 p. 697 ; P. Baumann, Le droit à un environnement sain et la Convention européenne des droits de l’homme, LGDJ, Bibliothèque de droit de l’urbanisme et de l’environnement, T. 19, 2021
[6] Pour une synthèse de cette critique dans le champ intellectuel : J. Lacroix et J-Y. Pranchère, Le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Seuil, La Couleur des idées, 2016. Au sein de la doctrine juridique française : X. Dupré de Boulois, « La critique doctrinale des droits de l’homme », RDLF 2020 chron. n°38.
[7] Cité par D. Capitant, Les effets juridiques des droits fondamentaux en Allemagne, LGDJ, BCSP T. 87, n°432.
[8] C. Madelaine, La technique des obligations positives en droit de la Convention européenne des droits de l’homme, Dalloz, Nouvelle biblio. thèses, 2014, n°64 et s.
[9] D. Lochak, « Droit, normalité et normalisation », dans Le droit en procès, Travaux du CURAPP, PUF, 1992, p. 51.
[10] Ex. : J. Chevallier, « Les fondements idéologiques du droit administratif français », dans Variations autour de l’idéologie de l’intérêt général, Travaux du CURAPP, PUF, 1979, T2, p. 3.
[11] En dernier lieu : Ch. Lazerges, « Le droit à la sécurité a-t-il effacé le droit à la sûreté ? L’exemple de la loi « Sécurité globale », RevDH 2021/21.