Avis consultatif P16-2021-002 du 13 juillet 2022 sur le retrait des associations de propriétaires d’une association communale de chasse agréée
Par Jean-Pierre Marguenaud, Agrégé de Droit privé et de sciences criminelles, Chercheur à l’Institut de droit européen des droits de l’homme (IDEDH), Université de Montpellier, Directeur de la Revue semestrielle de droit animalier
Je dirai, pour commencer, mon émotion d’être associé à la 2ème journée d’études Paul Tavernier, l’homme dont le sourire nous manque tellement à tous, qui, pour moi en tout cas, est d’abord le promoteur du droit au sourire… Après le sourire, le clin d’œil. Je remercie les organisateurs de cette journée, et en particulier mon ami Mustapha Afroukh, du discret clin d’œil qu’ils m’ont adressé en me proposant de parler de l’avis consultatif du 13 juillet 2022 relatif à la différence de traitement entre les associations de propriétaires ayant une existence reconnue à la date de la création d’une association communale de chasse agréée et les associations de propriétaires créées ultérieurement : c’était le seul sujet qui pouvait me permettre de combiner ma passion pour les deux droits qui exaspéraient tant mon grand-père universitaire Jean Carbonnier : le droit européen des droits de l’homme et le droit animalier.
Après le clin d’œil, la reconnaissance. Cette combinaison du droit des droits de l’homme et du droit des animaux pouvait paraître à beaucoup, paradoxale, provocatrice voire même indécente. Or elle a été légitimée il y a quelques mois par le grand homme qui nous a quitté il y a quelques semaines, Jean-Paul Costa, à qui je suis profondément reconnaissant d’avoir rédigé et publié dans Ad Bestias…Regards sur le droit animalier (Neta Vania Edizioni -Ferrara Italie 2022, ouvrage dirigé par Xavier Perrot et Ninon Maillard pour marquer le 10ème anniversaire de la RSDA que je dirige) un article lumineux intitulé « Remarques ingénues d’un partisan des droits de l’homme » où je puise désormais la force et le courage de continuer à partager sa conviction que « ces deux domaines, certes distincts, ne sont pas antagonistes [mais] en réalité complémentaires et convergents » (J-P Costa in Ad Bestias op. cit. p.443). Rapportées à l’étude de l’avis consultatif exprimé par une grande chambre le 13 juillet 2022 en réponse à une demande du Conseil d’État français des considérations à la fois droit- de- l’hommistes et animalières inviteront à en préciser les tenants (I) et à en présenter les aboutissants (II).
I. Les tenants
Il suffira de quelques mots pour resituer dans le paysage les avis soi-disant facultatifs qui, depuis une olympiade, commencent à être délivrés au titre du Protocole n°16. Il en faudra un peu plus pour retracer la jurisprudence relative à l’adhésion forcée des propriétaires terriens et forestiers à des associations ou à des groupements plus ou moins destinés à favoriser l’assouvissement de la passion de la chasse des plus modestes et la rationalisation de l’exploitation des ressources cynégétiques.
A. Le Protocole additionnel n°16
Comme chacun le sait ici le Protocole additionnel n° 16 a été signé à Strasbourg le 2 octobre 2013 en vue d’étendre la compétence de la Cour pour donner, à la demande des plus hautes juridictions d’un État membre, des avis consultatifs, censés renforcer l’interaction entre la Cour et les autorités nationales et ainsi consolider la mise en œuvre de la Convention, qui portent sur des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles. Comme on le sait également, c’est grâce à la France et à son actuel Président de la République, dont il est désormais scandaleusement incorrect de reconnaître publiquement la pertinence de certaines de ses initiatives spécialement en matière européenne, qu’a été apportée la 10ème ratification qui a permis son entrée en vigueur le 1er août 2018. Comme on le sait aussi, c’est encore grâce à la France, par le truchement de sa Cour de cassation qui, le 12 octobre 2018 a aussitôt adressé à la Cour de Strasbourg une première demande relative à la transcription sur les registres d’état civil de l’acte de naissance d’un enfant né à l’étranger à l’issue d’une GPA que la nouvelle procédure a pris son envol le 10 avril 2019 par le premier avis qui a aidé au dénouement de la célébrissime affaire Mennesson devant l’Assemblée plénière de la Cour de cassation le 4 octobre 2019. L’avis du 13 juillet 2022 abordé aujourd’hui a donc été rendu à la demande du Conseil d’État qui ne voulait sans doute pas laisser à la Cour de cassation le monopole national du dialogue des juges, expression forgée par le conseiller d’État Bruno Genevois. Cette plausible émulation donne en tout cas l’impression que la mise en œuvre du Protocole n° 16 est une co-construction franco-européenne puisque 2 des 6 avis consultatifs rendus à ce jour au titre du Protocole n° 16 ont été demandés par des juridictions supérieures françaises. Six en quatre ans ce n’est peut-être pas beaucoup, mais c’est déjà un meilleur démarrage que celui des arrêts sur le fond puisqu’il avaient fallu neuf ans à la Cour pour en rendre autant. En tout cas le Conseil d’État aura fait ce qu’il fallait pour que l’amorçage du mécanisme se poursuive. Il l’a fait en choisissant un domaine qui, depuis un quart de siècle alimente un important contentieux européen qui concerne principalement la France.
B. L’adhésion forcée aux associations communales de chasse agréées
Tout est parti de la loi du 10 juillet 1964 relative à l’organisation des associations communales et intercommunales de chasse agréées à laquelle un sénateur socialiste du Tarn a donné son nom. Au regard d’un objectif prétendument d’intérêt général d’une organisation plus rationnelle de la chasse, qui relevait souvent d’une pratique anarchique, pour permettre un accès plus démocratique à l’exercice de ce sport, la loi dite Verdeille n’avait rien trouvé de plus ingénieux que d’obliger les propriétaires dont les terres et les forêts n’atteignaient pas une superficie minimale d’en faire apport sans indemnité à une association communale de chasse agréée, ACCA, pour les intimes, pour qu’elle dispose d’un vaste territoire ouvert à tous les chasseurs de la commune sur lequel des réserves propices à la reproduction du gibier seraient judicieusement mises en place. Soumis à la discrétion de chaque département, le système n’a curieusement vu le jour que dans une trentaine d’entre eux. À une époque où le moindre petit propriétaire foncier était nécessairement un passionné de chasse, il avait néanmoins fait merveille car il lui donnait accès aux terres giboyeuses qu’une brouille ancestrale avec le voisin l’empêchait de parcourir fusil en bandoulière. Seulement, au bout d’une vingtaine d’années, les choses ont été rendues plus complexes par l’arrivée de nouveaux petits propriétaires, dont le prototype est l’un des deux ou trois pères fondateurs du droit de l’environnement Michel Prieur, qui ne supportaient plus de devoir laisser les autres exercer presque sous leurs fenêtres une activité que leur amour des bêtes et du vivant les obligeait à réprouver. Aussi, dans les années 1980-1990, beaucoup avaient-ils multiplié les recours devant les tribunaux judiciaires et les tribunaux administratifs, qui d’ailleurs se renvoyaient la balle si l’on peut dire, en invoquant avec un succès mitigé la Convention européenne des droits de l’homme encore balbutiante. Pour en avoir le cœur net, de modestes agriculteurs opposants à la chasse de la Dordogne, de la Creuse et de la Gironde sont allés plaider leur cause à Strasbourg ou plutôt ils y ont envoyé plaider un juriste, Gérard Charollois, qui était d’autant plus expérimenté qu’il exerçait les fonctions de Vice-Président du Tribunal alors de grande instance de Périgueux. En Dordogne, on connaissait déjà la figure si originale du Président Magnaud qui pour être passé à la postérité sous le surnom de bon juge de Château-Thierry n’en était pas moins natif de Bergerac. Or voici que le département allait offrir une nouvelle figure de juge atypique : celui qui va plaider devant une juridiction internationale pour faire condamner l’État au nom duquel il rend la justice. Toujours est-il que son expérience et sa motivation particulière puisqu’il était en même temps Président du Rassemblement d’opposants à la chasse auront convaincu la Cour de Strasbourg de constater, dans le célèbre arrêt Chassagnou et autres c/France du 29 avril 1999 (n° 25088/94) une quadruple violation de la Convention : celle de l’article 11 parce que le droit d’association négatif, qui après avoir pris son envol avec l’arrêt Sigurdur A. Sigurjonsson c/ Islande du 30 juin 1993, avait ici atteint sa vitesse de croisière ; celle de l’article 1er du Protocole n°1 en raison d’une réglementation excessive de l’usage des biens qui était encore rarement mobilisée et celles de ces deux articles combinés avec l’article 14 parce que la jouissance des droits qu’ils consacrent avait été affectée d’une discrimination fondée essentiellement sur la fortune. Il importe de signaler que ces solutions spectaculaires ont été la plupart du temps justifiées en considération des convictions éthiquement hostiles à la chasse des requérants mais que la Cour a délibérément refusé de les prendre en compte au titre de l’article qui les protège directement. Or, dans une brève mais importante opinion séparée, le juge luxembourgeois Fischbach a estimé qu’il eût fallu prioritairement constater une violation de cet article qui porte le n°9 puisque la question du respect de la liberté de pensée et de conscience touchait au cœur même de cette affaire à une époque où les convictions « environnementalistes » ou « écologiques », qui relèvent d’un véritable choix de société, devraient se ranger parmi celles qui entrent dans le champ d’application de ce texte conventionnel. Manifestement un autre juge parmi les plus éminents du moment ne partageait pas le même choix de société. Voici le cas.
L’arrêt Chassagnou avait immédiatement fait l’objet de critiques assassines dans la Revue française de droit administratif de 1999 (p. 451) mais leur auteur avait tenu à conserver l’anonymat eu égard à l’importance des fonctions qu’il exerçait par ailleurs. Or, une enquête sommaire permet de se persuader qu’il s’agissait du Président du Conseil d’administration de l’Office national de la Chasse qui, à ce moment-là, était aussi Vice-Président du Conseil d’État, peut-être même celui qui, au témoignage de Frédéric Sudre, aurait proclamé qu’il fallait brûler la Cour européenne des droits de l’homme. Décidément la chasse fait surgir des figures de juges bien originales. Néanmoins cette charge aussi héroïque qu’impartiale n’aura pas dissuadé le législateur de tirer loyalement les conséquences de l’arrêt Chassagnou en consacrant ce que l’on a peut-être un peu rapidement appelé le droit de non-chasse par la loi dite Voynet du 27 juillet 2000 qui l’a inscrit dans l’article L422-10 du Code de l’environnement énonçant encore aujourd’hui que l’association communale de chasse agrée est constituée sur les terrains autres que ceux … « 5° ayant fait l’objet de l’opposition de propriétaires, de l’unanimité des copropriétaires indivis qui, au nom de convictions personnelles opposées à la pratique de la chasse, interdisent, y compris pour eux-mêmes, l’exercice de la chasse sur leurs biens, sans préjudice des conséquences liées à la responsabilité du propriétaire, notamment pour les dégâts qui pourraient être causés par le gibier provenant de ses fonds ».
L’arrêt A.S.P.A.S. et Lasgrezas c/ France du 22 septembre 2011 (n°29953/08) devait d’ailleurs reconnaître que le législateur de 2000 avait « pris soin » de donner aux propriétaires opposants à la chasse une possibilité de se retirer de l’ACCA dans des délais convenablement aménagés. Entre temps, l’arrêt Schneider c/ Luxembourg du 10 juillet 2007 (n°2113/04) rendu relativement à une organisation de la chasse reposant aussi sur l’apport forcé de terrains à des « syndicats de chasse » maillant dans le Grand-Duché l’ensemble du territoire national, devait fortifier la jurisprudence Chassagnou au regard de l’article 1er du Protocole n°1 en affirmant que contraindre par la loi un individu à une adhésion profondément contraire à ses propres convictions et l’obliger, du fait de cette adhésion, à apporter le terrain dont il est propriétaire pour que l’association en question réalise des objectifs qu’il désapprouve va au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer un juste équilibre entre des intérêts contradictoires et ne saurait être considéré comme proportionné au but poursuivi. Cet enracinement de la solution dans les convictions des opposants à la chasse ne devait cependant pas l’empêcher de traverser une zone marécageuse où elle a bien failli s’enliser.
C’est ici qu’il y a lieu d’aborder l’affaire Herrmann c/ Allemagne (n° 9300/07) qui a donné lieu à un arrêt de chambre du 20 janvier 2011 et, sur renvoi, à un arrêt de Grande chambre du 26 janvier 2012 qui a inspiré au juge Pinto de Alburquerque une opinion séparée qui est plutôt un précieux mémoire de droit animalier européen traitant de « la protection des animaux dans la Convention » et de l’objection de conscience à la chasse. L’arrêt de chambre avait littéralement atomisé la jurisprudence Chassagnou en décidant que la différence de traitement entre les propriétaires de petits domaines de moins de 75 hectares seulement admis à participer aux décisions prises par la société de chasse et ceux de grands domaines libres de choisir la manière de s’acquitter des mêmes obligations de gestion du patrimoine cynégétique, était suffisamment justifiée par la nécessité de regrouper les parcelles de petite taille afin de permettre la chasse sur l’entièreté du territoire et ainsi de veiller à une gestion effective du patrimoine cynégétique. Cette négation catégorique des convictions des opposants à la chasse était au cœur de la grave question relative à l’application de la Convention qui avait motivé le renvoi en Grande chambre. Or celle-ci, relativisant les différences tenant soit à l’application sur l’ensemble ou une partie du territoire, soit à l’existence ou à l’absence d’une indemnisation modique des propriétaires contraints entre les systèmes français, luxembourgeois et allemand en cause dans cette série jurisprudentielle d’une part, et en appelant d’autre part, à des exigences de cohérence qui commandent de ne pas abandonner une jurisprudence dont se sont déjà inspirés les législateurs ou les cours constitutionnelles d’autres États que ceux contre lesquels des opposants à la chasse avaient dirigé des requêtes, n’a vu aucune raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle était parvenue dans les affaires Chassagnou et Schneider, à savoir que l’obligation de tolérer la chasse sur leurs terres impose aux propriétaires qui, comme le requérant en l’espèce, sont opposés à cette pratique pour des raisons éthiques, une charge disproportionnée.
Pour achever de présenter les tenants de l’avis consultatif du 3 juillet 2022, il faut enfin présenter l’arrêt de Grande chambre Chabauty c/ France du 4 octobre 2012 (n°57412/08) qui a été rendu sur dessaisissement de la chambre à qui cette affaire instructive avait été attribuée.
En l’espèce, un chasseur qui venait de recueillir deux parcelles n’atteignant pas le seuil toujours fixé par la loi dite Verdeille, avait demandé de les retirer de l’ACCA au nom de ses convictions personnelles. Mais sa motivation était seulement d’empêcher les autres de chasser sur son petit domaine où il entendait chasser tout seul… Ses convictions étaient donc aux antipodes de celles d’opposants à la chasse pour lesquels le droit de non-chasse qu’il avait eu le front d’invoquer avait été créé en conséquence de l’arrêt Chassagnou. Le juge administratif avait donc repoussé sa tentative de soustraction de ses terres du périmètre de l’ACCA. Selon lui une telle solution était contraire à la CEDH car la discrimination entre grands et petits propriétaires dénoncée par l’arrêt Chassagnou serait caractérisée indépendamment des convictions anti ou pro-chasse des propriétaires qui étaient en dessous du seuil. La Grande chambre l’a brutalement détrompé en affirmant qu’il ressort de l’arrêt Chassagnou et autres que les constats de violation auxquels la Cour est parvenue reposent de manière déterminante sur le fait que les requérants étaient des opposants éthiques à la chasse dont les choix de conscience étaient en cause. Aussi constatant que le requérant n’était pas un opposant éthique à la chasse, elle en a déduit qu’aucune violation de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole n°1 ne pouvait être constatée en l’espèce en application de la jurisprudence Chassagnou. Quant à la question complémentaire de savoir si l’application de la loi dite Verdeille instaurait une discrimination entre les petits propriétaires chasseurs et les grands propriétaires, elle a été résolue en faisant observer que l’apport forcé des petits domaines donnait à leurs propriétaires la possibilité de chasser sur l’ensemble des terrains réunis dans le périmètre de l’ACCA et de prendre part à la gestion collective dans cet espace du sport qu’ils pratiquent. Dans ces conditions et eu égard à la marge d’appréciation, obliger les seuls petits propriétaires à mettre en commun leurs territoires de chasse dans le but – légitime et d’intérêt général – de favoriser une meilleure gestion cynégétique n’est pas en soi disproportionné par rapport à ce but.
Après quelques mois de flottements entre les arrêts de Chambre et de Grande chambre Herrmann c/ Allemagne, il apparaît que la question du retrait des petites propriétés du périmètre d’une association communale de chasse agréée se résout sur le terrain des articles 11, 14 et surtout 1 du Protocole n°1 mais principalement en considération des convictions éthiques de leurs propriétaires hostiles à la chasse. Il restait à savoir comment trancher la question du retrait des terrains de petits propriétaires qui sont des personnes morales par hypothèse dépourvues de la moindre conviction relative à la chasse, à la pêche ou à la tradition. C’est précisément là qu’aboutissent les interrogations et les affirmations du Conseil d’État et d’une Grande chambre de la Cour autour de l’avis P 16-2021-02 du 13 juillet 2022.
II. Les aboutissants
Le plus pertinent sera de rompre avec la symétrie agrégative qui a dressé beaucoup d’entre nous au plan binaire avec deux sous-parties dans chacune des parties. Ici vous aurez bien droit aux deux parties réglementaires, mais il faudra passer du rock à la valse et supporter trois sous-parties qui correspondent à la chronologie des événements : d’abord la demande d’avis par le Conseil d’État français le 15 avril 2021 (A) ; ensuite l’écriture de l’avis consultatif par la Cour de Strasbourg le 13 juillet 2022 (B) ; enfin la lecture qu’en a retenu la Conseil d’État par son arrêt du 23 mars 2023 (C).
A. La demande d’avis adressée par le Conseil d’État le 15 avril 2021
Cette demande qui a permis au Conseil d’État de prendre le relais de la Cour de cassation pour contribuer à la mise sur orbite du Protocole n°16 destiné à renforcer le dialogue des juges, a été inspirée par la loi du 24 juillet 2019 portant création de l’Office français de la biodiversité, modifiant les missions des fédérations de chasseurs et renforçant la police de l’environnement, qui a ajouté à l’article L422-18 du Code de l’environnement une disposition destinée à contrecarrer les effets du revirement de jurisprudence auquel il avait lui-même procédé par un arrêt Association Saint-Hubert du 5 octobre 2018 sur la question du retrait du périmètre de l’ACCA lorsque le propriétaire d’un terrain vient à en acquérir un nouveau lui permettant d’atteindre le seuil minimum, de 20 hectares en principe, qui aux termes de l’article L422-10 3° aurait permis d’y échapper. Or, après avoir longtemps admis la légalité de l’article R-422-53 du Code de l’environnement qui distinguait entre d’un côté, les propriétaires acquérant de nouvelles terres pour atteindre le seuil requis dans la commune pour pouvoir se retirer de l’АССА et, d’un autre côté, les groupements de propriétaires dont les fonds réunis atteignent le même seuil après création de l’АССА, le Conseil d’État allait juger le 5 octobre 2018 que le motif d’intérêt général visant à prévenir une pratique désordonnée de la chasse et à favoriser une gestion rationnelle du patrimoine cynégétique, notamment en encourageant la pratique de la chasse sur des territoires d’une superficie suffisamment importante, ne saurait conduire à instaurer la différence de traitement, manifestement disproportionnée, consistant à réserver par principe aux seules personnes physiques propriétaires d’un terrain de chasse supérieur au seuil minimal le droit de demander le retrait de leur fonds du territoire d’une ACCA déjà constituée et à en exclure les propriétaires qui atteignent ce seuil minimal en se regroupant en vue d’exercer ensemble leurs droits de chasse et que par suite, les dispositions de l’article R422-53 du Code de l’environnement méconnaissaient, dans cette mesure, le principe d’égalité et devaient dès lors être modifiées dans les 9 mois. Cette modification annoncée avait été perçue comme un grave risque de démantèlement des ACCA par le lobby de la chasse redoutant la prolifération des associations de propriétaires qui pourraient exercer leur droit de retrait. Aussi, pour conjurer ce risque la loi du 24 juillet 2019 a-t-elle ajouté à l’article L422-18 du Code de l’environnement un alinéa précisant que le droit d’opposition mentionné est réservé aux propriétaires et aux associations de propriétaires ayant une existence reconnue lors de la création de l’association. Les propriétaires personnes physiques et les associations de propriétaires sont bien logés à la même enseigne mais seules des personnes morales sont susceptibles d’avoir été reconnues avant ou après la constitution de l’ACCA. C’est la question de savoir si cette différence de traitement est compatible avec la Convention qui a justifié la demande d’avis consultatif du Conseil d’État. Elle a été libellée en ces termes : « Quels sont les critères pertinents pour apprécier si une différence de traitement établie par la loi, telle que celle [décrite], poursuit, au regard des interdictions posées par l’article 14 de la Convention en combinaison avec l’article 1er du premier Protocole additionnel, un objectif d’utilité publique fondée sur des critères objectifs et rationnels, en rapport avec les buts de la loi l’établissant qui, en l’espèce, vise à prévenir une pratique désordonnée de la chasse et à favoriser une gestion rationnelle du patrimoine cynégétique, notamment en encourageant la pratique de la chasse sur des territoires d’une superficie suffisamment stable et importante ? » .
On remarquera que dans son rôle de pompier cherchant à Strasbourg du secours pour éteindre le feu qu’il a lui-même allumé dans une trentaine de départements français, le Conseil d’État ne fait pas la moindre allusion aux convictions des opposants à la chasse qui avaient imprégné les arrêts Chassagnou, Schneider et Herrmann : il s’agit essentiellement d’un enjeu de taille de terrain, de superficie nécessaire pour échapper à l’emprise d’une ACCA laquelle a elle-même besoin de la plus grande superficie possible pour mieux pouvoir procéder à une gestion rationnelle des ressources cynégétiques. En somme les protagonistes n’étaient pas des petits propriétaires opposants à la chasse à la façon Chassagnou qui sont déjà servis par la loi de 2000, mais des petits propriétaires opposants à l’ACCA du type Chabauty cherchant le moyen de devenir plus grands pour pouvoir continuer à se comporter comme ils veulent à l’égard du gibier sur leurs terres et plus particulièrement sur leurs forêts. Il faut également souligner que la demande du Conseil d’État se présente dès le 3ème mot comme une quête de critères pour mettre en œuvre le principe de non-discrimination : l’avis consultatif de la Cour européenne des droits de l’homme promettait donc d’intéresser plus directement le droit européen des droits de l’homme que le droit animalier.
B. L’écriture de l’avis consultatif par la Grande chambre le 13 juillet 2022
La Cour s’est effectivement située sur le terrain méthodologique particulièrement escarpé où le Conseil d’État était en manque de critères. Aussi pour que chacun puisse mieux s’y retrouver s’est-elle livrée à quelques considérations préalables eu égard, prend-elle soin de préciser, à la nécessité d’un dialogue sincère et loyal entre juges internationaux et nationaux et à l’effet utile que son avis est appelé à avoir. Ce travail préparatoire la pousse à préciser que la juridiction demanderesse devra examiner deux questions préalables avant de trancher la question principale en fonction des critères d’appréciation de la différence de traitement qui lui seront livrés pour sa satisfaire à sa demande. Ces deux questions inattendues et les éléments de réponse que la Grande chambre leur apporte tout en faisant semblant de croire que dans un avis elle ne donne qu’une orientation, sont particulièrement précieux pour avoir une vue d’ensemble des conditions d’application de l’article 14. La première porte sur son champ d’application ; la seconde qui, depuis l’emblématique arrêt Thlimmenos c/ Grèce du 6 avril 2000, est au cœur des difficultés de sa mise en œuvre, se rapporte aux critères de la comparabilité ou de l’analogie des situations qui en principe appellent soit un traitement identique soit un traitement différencié.
Sur le premier point la Cour, remarquant qu’il était question de discrimination entre associations de petits propriétaires, rappelle avoir déjà admis notamment depuis l’arrêt de Grande chambre Cha’are Shemom Ve Tdesesk c/ France du 27 juin 2000 (n°27417/95) relatif à l’abattage rituel qu’une personne morale, à l’instar d’une personne physique, peut se prévaloir de la protection de l’article 14. Elle observe en revanche qu’elle n’a encore jamais eu l’occasion de se prononcer sur la question de savoir si des différences de traitement, telles que celle examinée en l’espèce, qui sont fondées sur un critère temporel qui ne figure pas sur la liste de l’article 14, seraient couvertes ou non par l’expression « autre situation » qui la termine pour l’empêcher explicitement d’être limitative. Comme ce critère temporel de la constitution des associations de propriétaires avant ou après celle de l’ACCA, renvoie indirectement au critère de la taille du terrain, autrement dit de la fortune qui figure sur la liste et qui a déjà été pris en compte par les arrêts Chassagnou et Chabauty, elle précise qu’il ne saurait a priori être exclu des autres situations relevant de la protection de l’article 14.
Quant au second point préalable, il fera figure de clou du spectacle aux yeux de toutes celles et de tous ceux qui ont eu le bonheur de jongler devant des étudiants avec la formule de l’arrêt Thlimmenos selon laquelle le droit de jouir des droits garantis par la Convention sans être soumis à discrimination est transgressé non seulement lorsque les États font subir sans justification objective et raisonnable un traitement différent à des personnes se trouvant dans des situations analogues mais également lorsque, sans justification objective et raisonnable, les États n’appliquent pas un traitement différent à des personnes dont les situations sont sensiblement différentes. C’est le genre de formulation qui me rappelle le test que je faisais passer naguère aux étudiants de première année pour détecter à temps s’ils avaient ou non l’esprit juridique : « Plus on va moins vite, moins on arrive plus tôt. Vrai ou faux? ». Or dans son avis consultatif du 13 juillet 2022, la Grande chambre offre aux meilleurs élèves une précision complémentaire qui est un véritable joyau. Après avoir limpidement rappelé que pour rechercher si des situations sont analogues ou comparables, il convient également de les considérer dans leur globalité en évitant d’isoler des aspects marginaux, ce qui rendrait alors l’analyse artificielle, elle tient à préciser de manière inédite : « dès lors que l’existence d’une « situation analogue » n’implique pas que les catégories comparées soient identiques, il convient de rechercher si les deux catégories identifiées, quoique placées dans des situations apparemment différentes, ne présentent pas des similitudes dont l’importance serait prédominante par rapport aux différences ». Je ne sais pas si vous y avez compris quelque chose. Quant à moi je suis à peu près aussi perdu que, la semaine dernière, les députés membres de la Commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale qui en répondant par oui ou par non à la question qui leur était posée ne savaient s’ils approuvaient ou s’ils repoussaient le report de l’âge de la retraite à 64 ans.
En ce domaine, on sait d’ailleurs que tout est possible puisque par un arrêt Taddeucci et Mc Call c/Italie du 30 juin 2016, la Cour avait réussi à se convaincre que la situation d’un couple homosexuel qui ne pouvait pas se marier n’était pas comparable à celle d’un couple hétérosexuel qui n’était pas marié non plus mais qui aurait pu l’être s’il l’avait voulu, ce qui revenait à dire que la situation d’un couple homosexuel non marié était comparable à celle d’un couple hétérosexuel marié. Tout cela donne le tournis et le plus simple serait de dire franchement qu’il y a toujours un point de vue à partir duquel deux situations analogues peuvent apparaître différentes et deux situations différentes peuvent apparaître jumelles si bien que, au-delà des considérations sur la marge nationale d’appréciation, chaque État est libre de choisir son point de vue et de vider l’article 14 de sa substance en jouant à sa guise des différences, des similitudes, des analogies, des ressemblances et des faux semblants pour faire triompher l’objectif qu’il poursuit. Dans son avis consultatif du 13 juillet 2022, la Cour a d’ailleurs admis que ce risque existe dans la mesure où il suffirait alors pour un État d’adopter des lois ou des mesures plaçant les deux éléments à comparer dans des situations différentes au regard de l’objectif poursuivi pour faire obstacle à tout contrôle de la compatibilité de ces situations avec la Convention. Elle ne semble pas avoir fait grand-chose pour le conjurer puisqu’il lui fallait bien répondre à la question principale qui est pourtant sans objet si l’État s’est affranchi du contrôle de conventionnalité au regard de l’article 14 combiné en égarant le justiciable dans le labyrinthe de la comparabilité.
Pour répondre à la question principale, la Cour commence par rappeler cette évidence que même en présence de situations indiscutablement analogues ou comparables, les différences de traitements ne sont pas nécessairement contraires à l’article 14 car elles peuvent encore être sauvées par une justification objective et raisonnable. Dès lors son avis est le suivant : en cas de réponse affirmative à chacune de ces questions préalables, il revient à la juridiction demanderesse, afin de déterminer si la différence de traitement ici en cause est « légitime et raisonnable » et, partant, compatible avec l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole n°1, de s’assurer : premièrement, qu’en distinguant les catégories de propriétaires ou de détenteurs de droits de chasse en fonction de la date de la création de leur association, le législateur poursuivait un ou plusieurs « buts légitimes » ; deuxièmement, que la loi satisfait à l’exigence de légalité inscrite à l’article 1 du Protocole n°1 et, troisièmement, qu’il existe un « rapport raisonnable de proportionnalité » entre les moyens employés et le(s) but(s) légitime(s) visé(s). À cet égard, son appréciation devrait s’effectuer à la lumière du critère du « défaut manifeste de base raisonnable » en matière de réglementation de l’usage des biens, au sens du second alinéa de l’article 1 du Protocole n°1. Lors de cette appréciation de la proportionnalité de la mesure instituant la différence de traitement en cause, la juridiction demanderesse devrait tenir compte, notamment, de la nature du critère de différenciation institué par la loi et de son impact sur la marge d’appréciation des autorités nationales, du choix des moyens employés pour atteindre le(s) but(s) visé(s), de l’adéquation entre le(s) but(s) visé(s) et le(s) moyen(s) employé(s), ainsi que de l’impact de ce(s) dernier(s). Ici, l’effort méthodologique n’est pas d’une intensité ébouriffante puisque, comme on le voit, il ne s’agit guère plus que d’un rappel du triple test de légitimité, de légalité et de proportionnalité.
Fort de ces réponses à la question qu’il avait formulée et à celles qu’il n’avait pas posées, le Conseil d’État pouvait donc s’en donner à cœur joie. Il ne s’est pas privé de le faire.
C. La lecture de l’avis par le Conseil d’État le 23 mars 2023
Dans son opinion séparée sous l’arrêt D.B et autres c/ Suisse du 22 novembre 2022 par lequel la Cour s’est prononcée sur une question de GPA par un raisonnement reposant sur son premier avis consultatif délivré au titre du Protocole n° 16, le juge Frédéric Krenc a courageusement affirmé que cet arrêt confirmait implicitement mais nécessairement que l’interprétation donnée de la Convention par la Cour dans ses avis consultatifs s’intègre dans la « jurisprudence » de cette dernière, au même titre que ses arrêts et décisions. L’arrêt du Conseil d’État du 23 mars 2023 est moins probant que l’arrêt opposant à un État un avis consultatif délivré à une juridiction supérieure d’un autre État, mais il ne peut que la conforter car il ne dit rien que l’avis du 13 juillet 2022 ne lui avait dit qu’il pouvait dire. Comme il y avait été invité, il a admis que le critère temporel sur lequel repose la différence de traitement résultant de l’article L422-18 du Code de l’environnement dans sa rédaction issue de la loi du 24 juillet 2019 constitue un motif de discrimination prohibé par l’article 14 de la convention, combiné avec l’article 1er du protocole n°1. Alors qu’il aurait sans doute pu s’en dispenser en déplaçant un peu le point de vue, il a admis sans tergiverser que la différence de traitement instaurée entre les associations de propriétaires constituées avant ou après celle de l’ACCA pouvait être regardée comme concernant des personnes placées dans des situations analogues ou comparables au sens de l’article 14 de la convention, combiné avec l’article 1er du protocole n°1. Cependant sans grande surprise, il a admis, sous les acclamations enthousiastes des passionnés de chasse, que n’étant pas contesté que les associations de propriétaires fonciers qui se constituent après la date de création de l’ACCA ont pour but principal de retirer leurs droits de chasse, qui avaient été transmis à ces associations communales lors de leur création, du périmètre de celles-ci, la mesure prise à leur encontre par la loi du 24 juillet 2019 était proportionnée au but légitime tenant en particulier à la préservation de l’équilibre agro-sylvo-cynégétique des territoires, poursuivi.
Le Conseil d’État a fait tellement ces dernières années pour aider à l’éradication des méthodes cruelles de chasse traditionnelles que nul animaliste ne songerait à le soupçonner d’avoir du mal à oublier que, il y a quelques années à peine, son Vice-Président était en même temps Président du Conseil d’administration du Conseil national de la chasse …