« Je suis venu te dire que je m’en vais » – La Turquie quitte officiellement la Convention d’Istanbul
Par Anca AILINCAI , Professeure de droit public, membre du Centre de recherches juridiques (CRJ), Université Grenoble-Alpes
En mars 2021, le Président turc a adopté un décret au moyen duquel il dénonçait la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, communément appelée Convention d’Istanbul. Cette dénonciation est entrée en vigueur le 1er juillet 2021. La pratique de la dénonciation de traités de protection des droits de l’homme n’est pas nouvelle, mais c’est la première fois qu’elle se manifeste en Europe. Quelle est la portée de cette dénonciation ? Quelles pourraient en être les conséquences ?
C’est bien connu, « les droits de l’homme n’ont plus la côte ». L’une des manifestations du reflux qu’ils subissent est la dénonciation de traités de protection des droits de l’homme ou de la clause d’acceptation de la compétence (quasi-)contentieuse des organes de contrôle afférents, dans un contexte de souverainisme juridique exacerbé[1] et de défiance à l’égard de l’autorité des organes supranationaux de protection[2]. Le phénomène n’est pas endémique, mais il est porteur d’une charge politique néfaste à la protection des droits de l’homme.
Des précédents en dehors de l’Europe
Le bal a été ouvert par la Corée du Nord, qui a manifesté le souhait de dénoncer le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) en août 1997. Peu après, le Comité des droits de l’homme a adopté son Observation générale n° 26 sur la continuité des obligations souscrites en vertu du Pacte, dans laquelle il énonce qu’un Etat partie ne peut pas dénoncer le Pacte puisque cela n’est pas prévu par le traité. En revanche, il a été admis que les Etats parties peuvent dénoncer le Protocole facultatif au PIDCP et refuser ainsi le droit de communication individuelle auprès du Comité des droits de l’homme. Le premier Etat à avoir retiré son acceptation du Protocole est la Jamaïque[3]. Il a été suivi par Trinité-et-Tobago, qui a dénoncé le Protocole à deux reprises, d’abord en 1998, puis en 2000[4]. Le Guyana lui a emboîté le pas le 5 janvier 1999, avec effet à partir du 5 avril 1999, date à laquelle il a adhéré à nouveau au Protocole en formulant une réserve (voir ici, p. 135).
Au niveau régional, Trinité-et-Tobago ainsi que le Venezuela ont dénoncé la Convention américaine des droits de l’homme respectivement en 1998 et 2012[5]. Dans les années 2000, le continent africain fut touché à son tour par une vague de dénonciations de la déclaration au titre de l’article 34§6 du Protocole d’Ougadougou instituant la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, ce qui signifie que les individus et ONG ne peuvent plus adresser de requêtes individuelles directement à la Cour à l’encontre des Etats concernés. Alors que dix Etats à peine ont accepté le droit de recours individuel auprès de la Cour, quatre d’entre eux ont déjà fait marche arrière entre 2016 et 2020 : le Rwanda en 2016, la Tanzanie en 2019 (voir ici), le Bénin (voir ici) et la Côte d’Ivoire (voir ici et ici) en 2020.
En Europe : des menaces aux actes
L’Europe avait été relativement épargnée jusqu’à présent. En 1969, la Grèce des colonels s’est retirée du Conseil de l’Europe et a de ce fait cessé d’être partie à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)[6]. Mais le changement de régime a conduit à la réintégration de la Grèce dès 1974[7]. A une époque plus récente, seules des menaces de dénonciation de la Convention ont été exprimées, bien que la Cour européenne des droits de l’homme ait été âprement critiquée par certains Etats et certains courants politiques. Cela constitue déjà une alerte dont il serait imprudent d’ignorer la portée politique. D’autant plus que ces menaces ont été exprimées y compris au sein d’Etats membres historiques du Conseil de l’Europe – dont le Royaume-Uni (voir par exemple ici et ici), la France (voir par exemple ici) et la Suisse (voir par exemple ici et ici) -, qui affichent une position d’adhésion convaincue aux droits de l’homme.
Désormais c’est la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique qui est dans la tourmente. Il s’agit de l’instrument juridiquement contraignant le plus complet pour combattre toute forme de violence à l’égard des femmes, qu’elle soit physique, sexuelle ou psychologique, y inclus la violence domestique. Elle met des obligations juridiques de protection à la charge des Etats parties et organise la coopération pénale internationale pour permettre la poursuite et la condamnation des auteurs de violences sur le territoire de tous les Etats parties. De plus, la Convention institue un organe de suivi, le Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO), chargé de veiller à la mise en œuvre de la Convention et de formuler des recommandations adaptées aux Parties.
En juillet 2020, le Ministre polonais de la justice a manifesté le souhait que la Pologne dénonce cette Convention, qu’elle a ratifiée en 2015, avant d’être démenti par le parti conservateur Droit et justice (PiS) au pouvoir à Varsovie[8].
Un pas a été franchi en 2021, par la Turquie. Le 20 mars 2021, le Président turc annonçait sa décision de dénoncer la même Convention. Cela « marque une rupture », un « revers considérable » : c’est la première fois qu’un Etat membre du Conseil de l’Europe dénonce un traité de protection des droits fondamentaux ![9]
L’ironie est que cette Convention est communément appelée la Convention d’Istanbul, en raison du rôle majeur joué par la Turquie lors de son adoption. D’ailleurs, la Convention a été adoptée à Istanbul, lors de la présidence turque du Comité des Ministres. La Turquie a été l’un des premiers Etats à la signer le jour même de son adoption, le 11 mai 2011. La Convention fut unanimement approuvée par la Grande Assemblée nationale turque dès le 24 novembre 2011, puis par le Conseil des Ministres le 10 février 2012. La loi n° 6284 sur la protection de la famille et la prévention de la violence à l’égard des femmes, symboliquement adoptée le 8 mars 2012, incorpora la Convention dans l’ordre juridique interne. C’est ainsi que la Turquie fut le premier Etat à ratifier la Convention le 14 mars 2012 (voir ici).
La décision de retrait, qui a formellement pris la forme d’un décret présidentiel adopté sans aucun débat parlementaire, a suscité de vives réactions de désapprobation en Turquie. Des juristes turcs ont argumenté dans le sens de l’inconstitutionnalité de la décision de dénonciation, au motif principal du non-respect du principe de parallélisme des procédures, en vertu duquel le Président ne peut pas à lui seul défaire le travail du Parlement. Ce dernier étant habilité par l’article 90 de la Constitution turque à autoriser la ratification des traités de protection des droits de l’homme par le biais d’une loi, il aurait logiquement dû intervenir dans le processus de dénonciation en adoptant également une loi en ce sens (avec cette analyse, voir ici). En outre, l’article 104 de la Constitution dispose que les droits fondamentaux ne peuvent pas être régis par décret présidentiel. Cela fragilise l’argument de la présidence turque, justifiant la procédure de dénonciation par renvoi à un décret présidentiel de 2018 qui reconnaît au président de la République la compétence de dénoncer des traités internationaux (voir ici). Signe de l’absence de consensus au sein de la société turque, les principaux partis d’opposition, des organisations de protection des droits des femmes et de nombreux citoyens ont saisi le Conseil d’Etat turc en vue d’annuler la décision présidentielle du 20 mars 2021. Selon les informations publiques disponibles à ce jour, il semblerait que le Conseil d’Etat n’a pas encore rendu sa décision.
Malgré les appels à la retenue, malgré les démarches juridiques et judiciaires, malgré l’opposition d’une partie de la société civile turque exprimée dans la rue, le processus de dénonciation a inexorablement suivi son cours. La notification de retrait est devenue effective le 1er juillet 2021, pendant que se tenait à Paris le « Forum Génération Egalité », une importante conférence internationale pour les droits des femmes, et peu après la commémoration du dixième anniversaire de la Convention d’Istanbul (voir ici et ici). La conjoncture ajouta de l’emphase à un événement qui n’en manquait pas.
Quelle portée ?
Faut-il se rassurer en pensant que le retrait de la Turquie n’est finalement rien d’autre qu’un coup d’éclat symbolique d’un président soucieux de s’attirer les faveurs des milieux les plus conservateurs ? Après tout, la Turquie reste liée par la Convention de l’ONU sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW). Surtout, elle continue d’être soumise à la Convention européenne des droits de l’homme, qui fait également peser sur les Etats parties des obligations positives et négatives visant la protection des femmes contre la violence. De surcroît, la Cour européenne des droits de l’homme s’est déjà appuyée sur la Convention d’Istanbul pour déterminer les obligations des Etats en matière de violence domestique[10]. Même si la jurisprudence de la Cour est moins exigeante que cette Convention (voir ici), le retrait de la Turquie ne la soustrait donc pas à toute obligation internationale en la matière, ni d’ailleurs à tout effet de cette Convention à son égard. Bref, il est plaisant de minimiser l’effet de la décision du Président turc. Mais ce n’est pas raisonnable.
L’objet de la Convention dénoncée n’est pas anodin. Elle vise l’épanouissement des femmes et des filles, qu’elle cherche à placer à l’abri de toute forme de violence. Or, en dépit de la clarté de ses objectifs, cette Convention est indûment accusée de comporter un « agenda caché », de fixer de nouvelles normes en matière d’identité de genre et d’orientation sexuelle ou encore de prévoir la reconnaissance juridique des couples de même sexe.
C’est à ce prétendu « agenda caché » que renvoient les motivations affichées par l’exécutif turc. Selon une déclaration de la Direction de la communication de la présidence turque datée du 22 mars 2021, le retrait s’explique par le fait que « [t]he Istanbul Convention, originally intended to promote women’s rights, was hijacked by a group of people attempting to normalize homosexuality – which is incompatible with Turkiye’s social and family values ». Les motivations politiques jaillissent ici de façon évidente. Elles traduisent l’affermissement d’un mouvement conservateur qui se plaît à opposer, de manière fallacieuse, l’égalité des sexes et les valeurs familiales, pour défendre une conception archaïque de la répartition des rôles familiaux et sociaux entre les sexes (pour de plus amples développements, voir ici). Sous cet angle, le retrait turc est une manifestation supplémentaire de la fracture qui s’enracine en Europe concernant l’adhésion aux valeurs européennes, c’est-à-dire à la démocratie, à l’Etat de droit et aux droits de l’homme. Au demeurant, cette fracture s’était déjà manifestée quelques mois plus tôt, sur le même sujet, lorsque la Hongrie, l’Azerbaïdjan et la Turquie ont refusé de soutenir la Déclaration d’Athènes, adoptée par la présidence du Comité des Ministres le 4 novembre 2020, à l’occasion du 70e anniversaire de la CEDH. Le motif ? La Déclaration « souligne le rôle important [de la] Conventio[n] d’Istanbul » … (voir ici, point 10)
Selon une autre perspective, la dénonciation sans précédent d’un traité majeur du Conseil de l’Europe a fait naître des spéculations concernant la dénonciation possible d’autres traités, dont la Convention européenne des droits de l’homme. Or le droit international n’offre guère de garanties à cet égard. Certes, on pourrait avoir quelques hésitations lorsque le traité concerné ne contient pas de clause spécifique traitant de son éventuelle dénonciation. Dans ce cas, il pourrait être soutenu que la nature particulière des traités protégeant les droits de l’homme – qui reconnaissent des droits aux individus et non pas des droits et obligations au profit des parties – fait obstacle à leur dénonciation, à moins qu’il ne soit établi que les parties avaient malgré tout l’intention d’admettre la possibilité d’une dénonciation. C’est la position exprimée par Comité des droits de l’homme en 1997. Cela n’a rien de révolutionnaire puisqu’il s’agit d’une application de l’article 56§1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités[11]. Mais cette approche n’est pas unanimement acceptée[12]. La Cour africaine des droits de l’homme et des peuples ne l’a pas suivie lorsqu’elle s’est prononcée, en 2016, sur la dénonciation de la déclaration prévue à l’article 34§6 du Protocole d’Ougadougou par le Rwanda. La Cour a énoncé que « la souveraineté des Etats prescrit que les Etats sont libres de s’engager et qu’ils conservent le pouvoir discrétionnaire de retirer leurs engagements » (voir ici, par. 58). Pourtant, la Charte et le Protocole ne consacrent pas de dispositions relatives à leur dénonciation ou au retrait éventuel de ladite déclaration. La Cour se contente, par une pirouette, de considérer que la déclaration est un acte unilatéral (et non un traité) et donc que la Convention de Vienne ne s’y applique pas directement (voir les hésitations de la Cour sur ce point : ici, par. 54 et ici)[13]. La souveraineté l’emporte donc, sans même qu’il soit nécessaire d’établir que la collectivité des souverains entendait effectivement se ménager une porte de sortie. Certes, la Cour ajoute que « le caractère discrétionnaire de ce retrait n’est pas absolu » (ici, par. 60). Pas de soulagement hâtif. Cela implique seulement qu’il faut respecter un délai de préavis d’un an. Les affaires pendantes ne sont donc pas impactées par le retrait ; c’est déjà ça.
Hélas, il n’est nul besoin de s’attarder sur ces considérations ici. Et pour cause, la Convention d’Istanbul contient une clause de dénonciation, en son article 80. Dans cette configuration, la dénonciation des traités internationaux est considérée comme relevant de la souveraineté des Etats. Elle peut être mise en œuvre de façon discrétionnaire, à la seule condition de respecter les modalités procédurales posées par le traité en cause. De ce point de vue, la Convention d’Istanbul n’est pas du tout exigeante. Son article 80 requiert simplement une notification de la décision de retrait au Secrétaire général du Conseil de l’Europe et prévoit que la « dénonciation prendra effet le premier jour du mois suivant l’expiration d’une période de trois mois après la date de réception de la notification par le Secrétaire Général ». Autant dire que les Etats parties ont carte blanche, sous réserve d’être un tout petit peu patients.
Quelles conséquences ?
Est-ce à dire pour autant que la dénonciation par un Etat membre du Conseil de l’Europe d’une convention importante de l’organisation peut rester sans conséquences ? Evidemment, des pressions diplomatiques sont toujours envisageables. Des pressions amicales il y en a eu, comme en témoignent les appels lancés par de nombreux Etats (voir par exemple la déclaration du Luxembourg, la Déclaration commune de 26 Etats membres affinitaires) et institutions internationales (voir la déclaration de la Secrétaire générale du Conseil de l’Europe, le communiqué des dirigeants du Conseil de l’Europe ou celui de l’ONU), pour que la Turquie revienne sur sa notification de retrait. Ces appels sont restés sans effet visible.
Assurément, manifester une désapprobation n’est pas suffisant. Que faire d’autre ? La réponse peut paraître évidente : sanctionner. D’accord, mais, en soi, la dénonciation d’un traité en respectant les conditions qu’il fixe ne viole aucune règle internationale. Or la Turquie s’est conformée, sans efforts, aux maigres exigences procédurales de l’article 80 de la Convention d’Istanbul. L’analyse est différente si la perspective est élargie pour englober l’ensemble des évolutions inquiétantes relativement aux droits de l’homme et à l’Etat de droit observées en Turquie depuis la tentative de coup d’Etat de 2016 (pour un panorama global, voir ici et ici). L’hypothèse d’une sanction devient alors concevable. Certes, mais selon quelles modalités ? Une exclusion du Conseil de l’Europe pourrait être envisagée. La possibilité est prévue à l’article 8 du Statut de l’Organisation[14], en cas de violation grave de l’article 3 du Statut[15]. S’orienter dans cette voie nécessiterait d’établir un seuil au-delà duquel le comportement d’un Etat doit être considéré comme incompatible avec son appartenance au Conseil de l’Europe. Ce seuil est manifestement très élevé puisque le Comité des Ministres, qui est l’organe intergouvernemental de l’Organisation, n’a jamais mis en œuvre l’article 8 du Statut, pas même à l’égard de la Fédération de Russie en lien avec la guerre de Tchétchénie ou l’annexion de la Crimée. Il paraît raisonnable d’espérer que la dénonciation de la Convention européenne des droits de l’homme constituerait un Rubicon[16], mais ce n’est sans doute pas le cas de la dénonciation de la Convention d’Istanbul …
L’Assemblée parlementaire, qui est le principal organe de délibération du Conseil de l’Europe, dispose elle aussi d’un pouvoir de sanction. Mais celui-ci a été largement amputé en 2019, à l’issue d’un bras de fer inégal avec la Fédération de Russie[17]. Depuis lors, la seule véritable sanction à la disposition de l’Assemblée est le refus de ratification ou l’annulation des pouvoirs d’une délégation parlementaire nationale. Cela signifie que la délégation parlementaire concernée n’est pas/plus habilitée à participer aux travaux de l’Assemblée. Un tel choix impliquerait donc une rupture du dialogue avec les parlementaires de l’Etat concerné. Cela rend l’option improbable dans le cas de la Turquie puisque la décision de dénonciation a été prise par l’exécutif agissant seul. A certains égards, le Parlement turc a plutôt manifesté une forme d’attachement à l’objet de la convention. Après plusieurs tentatives infructueuses dans le passé, l’Assemblée générale a créé, par un vote unanime du 9 mars 2021, une commission parlementaire ad hoc sur « la recherche des causes de la violence à l’égard des femmes afin de déterminer les politiques nécessaires », dans un contexte de hausse des féminicides et des violences faites aux femmes en Turquie, notamment à la faveur de la crise sanitaire (voir ici, par. 28). Il reste la possibilité d’une surveillance rapprochée par l’Assemblée, sous la forme d’une procédure de suivi qui repose sur un dialogue soutenu avec les autorités nationales et la société civile, des recommandations ciblées et des pressions répétées. La Turquie a été soumise à cette procédure de 1996 (ici, par. 9) à 2004 (ici, par. 24) et à nouveau depuis 2017 suite à la tentative de coup d’Etat de 2016 (ici, par. 38). A ce jour, cette procédure de suivi ne semble pas avoir produit des résultats enthousiasmants.
Une dernière voie semble envisageable, celle d’une évolution du droit aux fins d’un encadrement plus rigoureux, plus précis, des modalités de retrait d’un traité de protection des droits de l’homme. Il ne s’agirait plus d’accepter ou de refuser la prérogative même de dénoncer, comprise comme un démembrement de la souveraineté au même titre que la faculté de ratifier (ou pas) un traité. Il est question, plus modestement, d’essayer de faire en sorte que cette prérogative ne soit pas exercée de façon purement arbitraire, y compris à l’égard des traités qui la prévoient expressément.
L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe semble séduite par cette option. En avril 2021, elle soulignait qu’ « une réflexion devrait s’engager sur les normes qui devraient régir la ratification et la dénonciation des traités internationaux dans une société démocratique au-delà du simple respect des conditions minimales fixées par la loi et par la Constitution ». Elle a de ce fait demandé à la Commission de Venise « de préparer une étude comparative et d’éventuelles lignes directrices, sur les modalités qui devraient régir la ratification et la dénonciation des conventions du Conseil de l’Europe » (ici, par. 8).
Cette démarche rejoint l’approche similaire de la Cour interaméricaine des droits de l’homme. Dans un avis rendu le 16 décembre 2020 à la demande de la Colombie, suite à la dénonciation de la Convention américaine par le Venezuela, la Cour a posé deux conditions innovantes à la validité d’une dénonciation. Premièrement, elle estime que la décision de retrait doit être le fruit d’une procédure interne spécifique : elle doit avoir fait l’objet d’un débat public, pluraliste et transparent parce qu’il s’agit d’une décision d’intérêt général qui peut entraîner un affaiblissement de la protection des droits et une limitation de l’accès des individus à la justice internationale (par. 64). Une telle condition pourrait permettre d’invalider une décision inconstitutionnelle de retrait, ce qui pourrait être pertinent à l’égard de la dénonciation turque. Deuxièmement, la Cour interaméricaine énonce que la décision de retrait doit être prise de bonne foi, ce qui nécessite de l’examiner au regard de son objectif et du contexte dans lequel elle a été prise. Cette exigence nouvelle est déclinée autour de six situations dans lesquelles la dénonciation d’un traité devrait faire l’objet d’une évaluation attentive (par 73). Parmi elles, l’une au moins correspond au climat en Turquie : la Cour considère que la bonne foi d’un Etat devrait être évaluée lorsqu’il dénonce un traité de protection des droits de l’homme dans le contexte d’une érosion progressive des institutions démocratiques.
Il serait agréable de se laisser aller à croire que cette nouvelle orientation pourrait tout changer, que le monde d’avant n’existerait plus. Ce serait illusoire. Cette approche est malgré tout prometteuse. Si elle est consolidée, la question se posera évidemment de savoir qui peut évaluer une dénonciation et quelles seraient les conséquences d’une telle évaluation. La démarche n’aboutira sans doute pas à la conclusion que telle ou telle dénonciation est nulle et non avenue et que, de ce fait, elle ne saurait produire aucun effet juridique. Peut-être pas à l’échelon international en tout cas. Il n’en reste pas moins que la décision de dénoncer un traité de protection des droits de l’homme pourrait être éclairée par des indicateurs relevant de la soft law, qui fourniraient des repères susceptibles d’être mobilisés dans l’ordre juridique interne (a minima par l’opposition et la société civile, voire par les juges), ainsi que par les organes de contrôle européens, par exemple dans le contexte du suivi de l’Assemblée parlementaire. En clair, cela pourrait permettre de demander des explications au(x) décideur(s) publics, qui sont censés interpréter de bonne foi les traités internationaux. La dénonciation resterait un acte de souveraineté. Cela ne signifie pas qu’elle doit nécessairement être un acte de liberté absolue.
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[1] Voir not. L. Trigeaud, « Le droit international et régional des droits de l’homme face à l’argument souverainiste : réagencer les mécanismes de protection ? », in E. Dubout, S. Touzé (dir.), Refonder les droits de l’homme. Des critiques aux pratiques, Pedone, 2019, pp. 279-292.
[2] Voir not. S. Touzé, « La remise en cause de l’autorité des cours supranationales », in J. Andriantsimbazovina, L. Burgorgue-Larsen, S. Touzé (dir.), La protection des droits de l’homme par les cours supranationales, Pedone, 2016, pp. 195-210.
[3] Le retrait a été notifié le 23 octobre 1997, avec effet à partir du 23 janvier 1998. Voir N. Schiffrin, « Jamaica Withdraws the Right of Individual Petition under the International Convenant on Civil and Political Rights », American Journal of International Law, 1998, n° 92, pp. 563-568.
[4] La première dénonciation a été notifiée le 26 mai 1998, avec effet à partir du 26 août 1998, date à laquelle l’Etat a adhéré de nouveau au Protocole, mais en formulant une réserve au sujet de la peine de mort. Dans l’affaire Kennedy c. Trinité-et-Tobago (n° 845/1999), le Comité des droits de l’homme a estimé en novembre 1999 que la réserve émise n’était pas valable (voir ici, par. 6.4-6.7). Le 27 mars 2000, Trinité-et-Tobago a notifié à nouveau la dénonciation du Protocole, avec effet à compter du 27 juin 2000. Voir ici, p. 131.
[5] La notification de Trinité-et-Tobago a été envoyée le 26 mai 1998, avec effet à partir du 26 mai 1999. Voir N. Parassran Concepcion, « The Legal Implications of Trinidad & Tobago’s Withdrawal from the American Convention on Human Rights », American University International Law Review, 2001, n° 16, pp. 847-890. La dénonciation de la Convention par le Venezuela a été notifiée en 2012 et elle est entrée en vigueur en septembre 2012. Voir D. G. Mejia-Lemos, « Venezuela’s Denunciation of the American Convention on Human Rights », ASIL Insights, 2013, vol. 17, n° 1 (en ligne). En 1999, le Pérou a également eu pour projet de dénoncer sa déclaration d’acceptation de la compétence contentieuse de la Cour interaméricaine des droits de l’homme. Il est revenu sur cette décision en 2000, à la faveur d’un changement de gouvernement. Voir P. Frumer, « Dénonciation des traités et remise en cause de la compétence par des organes de contrôle – à propos de quelques entraves étatiques récentes aux mécanismes internationaux de protection des droits de l’homme », RGDIP, 2000, pp. 939-969, spéc. pp. 956-962.
[6] Selon l’article 58§3 de la Convention EDH (article 65§3 à l’époque), « cesserait d’être Partie à la présente Convention toute Partie contractante qui cesserait d’être membre du Conseil de l’Europe ».
[7] Pour des détails, voir Y. Tyagi, « The Denunciation of Human Rights Treaties », British Yearbook of International Law, 2008, vol. 79, n° 1, pp. 86-193, spéc. pp. 157-160.
[8] « Pologne : le ministre de la justice veut que le pays se retire du traité européen sur les violences faites aux femmes », Le Monde, 25 juillet 2020 ; « Retrait du traité européen sur les violences faites aux femmes : face aux critiques, le gouvernement polonais tempère », Le Monde, 26 juillet 2020.
[9] Le Brexit n’était pas spécialement justifié par le volet « droits de l’homme » du droit de l’Union européenne.
[10] Voir not. CourEDH, 22 mars 2016, M.G. c. Turquie, n° 646/10, par. 93-94 et 106 ; CourEDH, 2 mars 2017, Talpis c. Italie, n° 41237/14, par. 129 ; CourEDH, 23 mai 2017, Bălşan c. Roumanie, n° 49645/09, par. 79 ; CourEDH, 9 juillet 2019, Volodina c. Russie, n° 41261/17, par. 60 et opinion séparée du juge Pinto de Albuquerque, rejoint par le juge Dedov, par. 4 ; CourEDH, 14 mai 2020, Mraović c. Croatie, n° 30373/13, par. 57 ; CourEDH, GC, 15 juin 2021, Kurt c. Autriche, n° 62903/15, par. 75-90, 137-145, 167, 172, 175, 180-181, 197.
[11] Selon cet article, « [u]n traité qui ne contient pas de dispositions relatives à son extinction et ne prévoit pas qu’on puisse le dénoncer ou s’en retirer ne peut faire l’objet d’une dénonciation ou d’un retrait, à moins : a) Qu’il ne soit établi qu’il entrait dans l’intention des parties d’admettre la possibilité d’une dénonciation ou d’un retrait ; ou b) Que le droit de dénonciation ou de retrait ne puisse être déduit de la nature du traité ».
[12] Pour un exposé des différentes opinions sur le sujet, voir G. J. Naldi, K. D. Magliveras, « Human Rights and the Denunciation of Treaties and Withdrawal from International Organisations », Polish Yearbook of International Law, 2013, pp. 113-114.
[13] Pour sa part, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a considéré que le Pérou ne peut pas dénoncer uniquement la déclaration de reconnaissance de la compétence contentieuse de la Cour, formulée en vertu de l’article 62 de la Convention américaine, car cette disposition n’est pas détachable du reste de la Convention. Voir Cour IADH, Ivcher Bronstein c. Pérou, compétence, arrêt du 24 septembre 1999, Série C, n° 54, §§ 32-38 ; Cour IADH, Compétence du tribunal constitutionnel c. Pérou, arrêt du 24 septembre 1999, Série C n° 55.
[14] L’article 8 du Statut du Conseil de l’Europe est rédigé comme suit : « Tout membre du Conseil de l’Europe qui enfreint gravement les dispositions de l’article 3 peut être suspendu de son droit de représentation et invité par le Comité des Ministres à se retirer dans les conditions prévues à l’article 7. S’il n’est pas tenu compte de cette invitation, le Comité peut décider que le membre dont il s’agit a cessé d’appartenir au Conseil à compter d’une date que le Comité fixe lui-même ».
[15] L’article 3 du Statut du Conseil de l’Europe stipule que « [t]out membre du Conseil de l’Europe reconnaît le principe de la prééminence du droit et le principe en vertu duquel toute personne placée sous sa juridiction doit jouir des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il s’engage à collaborer sincèrement et activement à la poursuite du but défini au chapitre Ier ».
[16] Dean Spielmann, alors Président de la Cour européenne des droits de l’homme, s’est exprimé en ce sens en 2013, au sujet des propositions de retrait de la Convention formulées par des personnalités politiques britanniques. Voir J. Rozenberg, « UK human rights convention exit « would be a disaster » », BBC News, 4 June 2013.
[17] V. A. Ailincai, « Le suivi de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe dans la tourmente », in A. Ailincai, C. Chevalier-Govers, V. Edjaharian (coord.), Les Europes : de l’intérieur, vers l’extérieur, Mélanges en l’honneur du Professeur C. Schneider, Mare & Martin, 2021, pp. 97-105.