Le populisme en Europe : un éternel retour ?
Alexandre Dézé est Maître de conférences en science politique et Chercheur au CEPEL (Université de Montpellier)[1]
À en croire les médias, mais aussi un certain nombre d’observateurs plus ou moins avertis, l’Europe ferait face depuis quelques mois à un phénomène de « montée », de « menace », de « vague », de « marée noire » ou encore de « danger » populiste, pour reprendre certains des termes utilisés dans les titres de la presse française[2]. Mais à la lecture de ces titres, dont on aura noté la tonalité clairement anxiogène, on ne peut manquer d’être surpris : car cela fait à peu près trente ans que l’on parle régulièrement en Europe de « montée », de « vague », de « menace » populiste, comme l’illustrent assez bien ces quelques exemples extraits des archives du journal Le Monde : « Montée du populisme et incertitudes européennes » (22 juin 1989) ; « Berlin s’inquiète de la montée des courants populistes en Europe » (28 avril 2002) ; « Le retour du populisme » (28 juin 2005) ; « L’Europe face à la montée des populismes » (10 février 2011). L’utilisation du terme, tout du moins en Europe, remonte à l’émergence politique dans les années 1980 d’un ensemble de partis situés à l’extrême droite de l’échiquier politique tels que le Front national en France (devenu Rassemblement national, RN), le Vlaams Blok en Belgique (devenu Vlaams Belang, VB) ou encore le Freiheitliche Partei Österreichs (FPÖ) en Autriche. L’une des principales questions que se posent alors les observateurs de l’époque porte sur la qualification de ce phénomène politique. Et cette question va générer un important débat taxinomique, une véritable « guerre des mots »[3] pour reprendre l’expression du politiste néerlandais Cas Mudde, puisqu’une soixantaine de labels concurrents vont voir le jour dans le champ de la recherche[4]. Et parmi les labels qui vont remporter le plus de succès, figure notamment – et déjà – celui de populisme.
Or ce succès, qui va encore s’amplifier par la suite – le populisme n’ayant cessé depuis lors d’être utilisé pour désigner un nombre toujours croissant de phénomènes hétérogènes – apparaît là encore pour le moins surprenant. Pourquoi ? Parce qu’il n’existe sans doute pas de notion plus floue, plus indéterminée, plus discutable dans le vocable des sciences politiques que celle de populisme. C’est tout d’abord sur cet aspect que je reviendrai dans le cadre dans cette contribution. Je rappellerai ensuite les difficultés que l’on rencontre lorsqu’on tente de définir cette notion. Je montrerai enfin que, tel qu’elle peut être définie a minima, cette notion ne saurait correctement désigner les phénomènes auxquels elle renvoie lorsqu’elle est utilisée dans le discours médiatique et politique ordinaire. Autrement dit, ce que l’on appelle « populisme en Europe » renvoie à bien d’autres phénomènes que le populisme.
1- Un concept « aussi insaisissable que récurent »
Comme l’écrivait déjà Ernesto Laclau à la fin des années 1970, le populisme est un « concept aussi insaisissable que récurrent »[5]. Pour en prendre la mesure, il suffit de retracer même brièvement la généalogie de ses usages[6].
Les premières utilisations du terme remontent au XIXe siècle. Le populisme désigne alors un nombre encore relativement restreint de phénomènes que l’on a appelés a posteriori les « populismes fondateurs »[7] : c’est-à-dire les mouvements contestataires d’origine agraire qui cherchent à valoriser le peuple paysan ou à défendre les intérêts des exploitants agricoles, comme le mouvement intellectuel et révolutionnaire russe des Narodniki entre 1840 et 1880, ou le People’s Party aux Etats-Unis à la fin du XIXe. Notons que le terme est alors utilisé dans une acception positive et qu’il désigne des mouvements qui se situent plutôt à gauche de l’échiquier politique.
La notion est mobilisée par la suite par des universitaires pour qualifier certains régimes politiques en Amérique du Sud : ceux de Juan Perón en Argentine ou de Getúlio Vargas au Brésil, qui forment avec d’autres régimes amenés à voir le jour, comme celui d’Hugo Chavez au Venezuela, les « populismes latino-américains » – même si cette étiquette s’avère bien peu satisfaisante, comme le rappelle très justement Humberto Cucchetti dans ses travaux sur le péronisme[8].
Mais c’est surtout à partir des années 1980 que la notion connaît un usage inflationniste. Elle sert tout d’abord, comme je l’ai rappelé, à désigner les partis d’extrême droite qui apparaissent dans les différents pays d’Europe. Mais c’est aussi à cette époque que le terme sort du champ strictement académique pour s’introduire dans le débat public et devenir rapidement « populaire »[9], « à la mode »[10]. Alors que les médias et les acteurs politiques sont de plus en plus nombreux à se l’approprier[11], le terme devient dès lors synonyme de « démagogie », de « menace », « d’antidémocratisme » et fonctionne de plus en plus comme un outil de disqualification politique, désignant alors aussi bien des figures politiques autoritaires, nationalistes ou xénophobes (Margaret Thatcher, Boris Eltsine, Umberto Bossi, Christophe Blocher) que des acteurs politiques atypiques (Ross Perot, Carlos Menem, Bernard Tapie ou Jesse Jackson).
Aujourd’hui, le terme s’est à ce point banalisé qu’il est utilisé sans plus aucune retenue ni distinction. En France, le guide Michelin, la sociologie de Pierre Bourdieu, le mouvement altermondialiste ou Internet ont pu être indistinctement qualifiés de populistes. Dans ce mouvement d’indifférenciation sémantique, peu de leaders ou de mouvements politiques actuels échappent au qualificatif de populiste, et ce quelles que soient leur orientation politique : Matteo Salvini en Italie, Viktor Orban en Hongrie, Recep Erdogan en Turquie, Donald Trump aux Etats-Unis, Justin Trudeau au Canada, Angela Merkel en Allemagne, le Mouvement Cinque Stelle en Italie, Podemos en Espagne, La France Insoumise en France, le Brexit en Grande-Bretagne, Syriza en Grèce… Il devient dès lors possible de se poser cette question : aujourd’hui, qui n’est pas populiste et qu’est-ce qui n’est pas populiste ? Cette notion défie comme peu d’autres les principes d’« élasticité conceptuelle » énoncés par le politiste italien Giovanni Sartori[12] : à force d’être « étirée », autrement dit de tout signifier, elle ne signifie plus rien. Le populisme semble ainsi relever d’un « état d’exception conceptuel »[13], comme le note le sociologue français Federico Tarragoni ; il est devenu un concept dénué de fondement épistémologique. Dans cette mesure, on aurait pu s’attendre à ce que la notion soit progressivement abandonnée. Au lieu de cela, elle n’a jamais été autant utilisée, chaque jour apportant son lot de nouvelles conceptualisations plus ou moins heureuses : « néo-populisme », « cyber-populisme », « populisme libéral médiatique », « télépopulisme », « ethnopopulisme », « populisme radical de droite », « napisme » (soit la contraction de « national-populisme »[14]), « populisme chrétien », « populisme liquide »[15]…Face à cette cacophonie sémantique, face à cette infinité d’usages de la notion, on comprend un peu mieux pourquoi les spécialistes ne parviennent finalement à s’accorder que sur un point : la difficulté, voire pour certains, l’impossibilité de définir la notion de populisme.
2- Une définition minimale commune est-elle possible ?
On trouve dans la littérature à peu près toutes les définitions possibles du populisme, même les plus contradictoires. Prenons ici quelques illustrations.
Pour un auteur comme comme Gustave Peiser, le populisme apparaît « par nature antidémocratique »[16]. En revanche, pour Yves Mény et Yves Surel, le populisme s’inscrit dans les rouages de la démocratie et peut être envisagé comme une sorte de référent commun à la plupart des acteurs politiques dans les démocraties représentatives traditionnelles[17]. Pour Alexandre Dorna[18], ce qui distingue notamment le populisme, c’est le rôle central qu’exerce un leader charismatique[19]. Pour Guy Hermet, en revanche, le populisme ne se définit pas forcément par la présence d’un orateur capable de mobiliser son auditoire.
Les mêmes désaccords prévalent en ce qui concerne la forme du populisme ou ses orientations : il est ainsi variablement identifié à un régime, un parti, une idéologie, un style politique, un procédé rhétorique, une stratégie ; il est considéré comme pouvant être indifféremment de gauche ou de droite, réactionnaire ou progressiste, réformiste ou révolutionnaire ; il est perçu comme un mouvement politique qui tantôt « jouit du soutien de la masse de la classe ouvrière urbaine ou de la paysannerie » (comme dans le cas du populisme latino-américain)[20], tantôt se voit soutenu par les professions libérales et les diplômés de l’enseignement supérieur (comme dans le cas du premier populisme scandinave des années 1970, surtout marqué par la lutte antifiscale). Enfin, il n’y a pas davantage d’entente, dans la littérature, sur le caractère plus ou moins populiste de tel ou tel phénomène. Ainsi, deux des meilleurs spécialistes de La Ligue du Nord, le politologue italien Marco Tarchi et le politiste français Christophe Bouillaud, considèrent pour le premier, que la Ligue du Nord est un « idéal-type de l’incarnation du populisme »[21], et pour le deuxième, qu’elle n’a rien à voir avec un mouvement populiste[22].
Une définition unitaire et consensuelle du populisme est-elle pour autant impossible ? C’est la question que soulevaient déjà, en 1969, Ghita Ionescu et Ernest Gellner[23], sans réellement parvenir, faut-il le préciser, à proposer de définition. C’est que le populisme est un terme foncièrement « polythétique »[24] : il renvoie certes à des phénomènes qui peuvent entretenir des ressemblances, mais qui ne relèvent pas pour autant d’une seule et même définition. De fait, il n’existe sans doute pas de populisme en soi, mais des populismes qui s’approchent plus ou moins d’une forme idéal-typique (et supposée) de populisme. C’est ce qu’Isaiah Berlin résumait très bien en 1967, dans une conférence prononcée à la London School of Economics, en jouant sur la métaphore du soulier de vair de Cendrillon : « il existe une chaussure – le mot populisme – pour laquelle il existe un pied quelque part. Il y a toutes sortes de pieds auxquels elle convient, mais il ne faut pas se faire prendre au piège par ces pieds qui s’adaptent plus ou moins bien. Le prince se promène toujours avec la chaussure et, quelque part, on peut en être sûr, il y a un pied qui attend, qui se nomme le pur populisme »[25].Il reste que plus de cinquante ans après cette intervention, le « pur populisme » semble toujours introuvable.
Face à de telles difficultés, il est néanmoins important de ne pas renoncer à l’exigence épistémologique de la définition préalable. Or, comme le relève le philosophe français Pierre-André Taguieff, l’usage rigoureux du terme ne saurait « être aujourd’hui qu’un usage restreint, fondé sur un minimum définitionnel »[26]. Le seul moyen, en effet, de définir le populisme, est de s’en remettre à une approche « restrictive ». Or, qu’y a-t-il finalement de commun entre toutes les manifestations du populisme ? Un « style politique », susceptible de s’incarner dans un leadership plus ou moins charismatique ou de se greffer sur des mobilisations politiques protéiformes et variablement orientés politiquement. Un style politique qui mobilise inséparablement une rhétorique tout à la fois antiélitiste (exaltant le peuple et son « bon sens », projetant l’utopie d’une relation fusionnelle entre ce peuple et son représentant) et antipolitique (défiant la temporalité longue du politique par la promesse de mesures immédiates). Ainsi, il est parfaitement possible d’aboutir à une définition minimale commune de la notion, une définition par ailleurs cumulative puisque l’on retrouve ici l’essentiel des éléments définitionnels déjà proposés autrefois par Margaret Canovan[27], Helio Jaguaribe[28] ou encore Guy Hermet[29].
3- De quoi le « populisme en Europe » est-il finalement le nom ?
L’usage qui est fait aujourd’hui du terme populisme correspond-il à cette définition minimale ? Comme on l’aura deviné, il n’en est rien. Aujourd’hui, en Europe, il est utilisé pour désigner à peu près tout et n’importe quoi. Ce mot-valise s’est d’autant plus facilement imposé dans le discours ordinaire qu’il a toutes les apparences du concept scientifique. En faire usage, c’est donner l’impression que l’on possède sur le phénomène une sorte de « savoir immédiat ». Le termeconstitue ainsi l’un des outils de prédilection de la « sociologie spontanée », du sens commun médiatique et politique, d’autant plus pratique qu’il fonctionne comme un principe d’analyse à lui tout seul, et donc qu’il permet d’économiser l’analyse. Prenons quelques exemples.
Le Brexit s’est vu ainsi qualifié de « populiste », mais on oublie qu’il s’ancre avant tout autour de rapports historiques complexes entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, qu’il procède d’un rejet croissant de l’UE par les Britanniques en raison notamment des coûts financiers liés à l’adhésion, qu’il a été déclenché à la suite d’une promesse de campagne électorale de David Cameron par un vote sur référendum, et qu’il est le résultat d’une équation électorale particulière : sur 44,5 millions d’électeurs britanniques inscrits, seuls 17,4 millions ont voté pour le Brexit. De fait, en quoi ce processus relève-t-il d’une dynamique ou d’une logique proprement populiste ?[30]
Prenons un autre exemple : le discours violemment anti-immigration de Marine Le Pen ; l’adoption par le parlement hongrois, sous l’influence de Viktor Orban, d’une loi interdisant aux ONG de venir en aide aux migrants et autorisant à les poursuivre pénalement ; la décision du ministre de l’intérieur italien, Matteo Salvini, de fermer les ports de la Péninsule aux bateaux affrétés par les ONG pour sauver les migrants échoués en Méditerranée, décision mettant en jeu la vie de ces migrants ; la thèse défendue par Jörg Meuthen, le coprésident de l’AfD, Alternative pour l’Allemagne, selon laquelle le pays serait en proie à un « grand remplacement » de sa population par les immigrés… toutes ces prises de position sont généralement désignées comme étant « populistes » dans les commentaires médiatiques ordinaires. Mais qu’ont-elles à voir avec le minimum définitionnel commun de la notion ? Rien. En revanche, il est clair qu’elles relèvent explicitement d’orientations xénophobes propres au programme des partis d’extrême droite en Europe. D’ailleurs, à bien y regarder, ce sont bien ces partis qui sont le plus souvent mentionnés lorsque les médias parlent de « vague » ou de « montée » du populisme[31], laissant supposer par ailleurs qu’il s’agirait d’un phénomène nouveau. Pourtant, la plupart de ces partis sont tout sauf nouveaux. Ils sont installés depuis plusieurs années déjà dans le paysage politique européen. Ils évoluent certes actuellement à des niveaux électoraux élevés, mais ont déjà connu par le passé des scores importants. De fait, ces partis suivent, comme tous les partis, des courbes électorales fluctuantes. Bien plus, on ne saurait considérer la catégorie de populisme comme permettant de désigner correctement l’ensemble de ces partis. Même si elle est utilisée depuis le milieu des années 1990 par un certain nombre d’observateurs, y compris savants, elle se révèle impropre à les cerner d’un point de vue taxinomique. Pourquoi ? Parce que s’il est évident que l’on retrouve, dans le programme, dans le discours ou dans l’attitude des leaders de ces partis, ce style politique qui définit a minima le populisme, ce qui fonde l’identité de partis comme le FN, la Ligue ou l’AfD, ce qui permet de les définir dépasse de loin cette simple caractéristique. Ces partis sont peut-être populistes, mais ils sont aussi xénophobes, eurosceptiques, antisystème, nationalistes et autoritaires : bref, si l’on se réfère à cette combinaison de critères idéologiques, ce sont non pas des partis populistes, selon les classifications en vigueur en science politique, mais bien plutôt des partis d’extrême droite[32].
Pourquoi, dès lors, préfère-t-on parler de populisme plutôt que d’extrême droite ? Pour au moins deux raisons. La première tient dans le fait que la stratégie de normalisation des partis d’extrême droite s’est accentuée au cours de ces dernières années, leurs leaders (issus de nouvelles générations politiques) ayant modernisé l’image de leur organisation, lissé leur discours, sans pour autant renoncer à leurs fondements programmatiques ni complètement à certaines références au fascisme ou au nazisme historiques (ainsi de Matteo Salvini, reprenant un slogan de Mussolini dans l’un de ses discours, le jour de l’anniversaire du dictateur : tant d’ennemis, tant d’honneur[33] ; ou de Herbert Kickl, ministre de l’Intérieur FPÖ du gouvernement autrichien, ancienne plume de Jörg Haider, déclarant souhaiter regrouper les demandeurs d’asile de « manière concentrée »[34]). Cette stratégie a produit l’illusion selon laquelle les partis d’extrême droite avaient changé, étaient devenus plus acceptables, une stratégie coproduite par les médias[35], qui se sont empressés de valider et de relayer ce storytelling. Or cette évolution supposée a clairement favorisé un changement de nature lexicale dans le registre analytique utilisé par les observateurs, et les partis d’extrême droite se vont vus de plus en plus qualifiés de populistes – une étiquette qui s’avère bien moins stigmatisante que celle d’extrême droite et dont l’utilisation participe en retour de leur légitimation[36] (a fortiori lorsque des acteurs issus du champ politique institué comme Emmanuel Macron commencent à la revendiquer pour eux-mêmes[37]).
Le deuxième raison tient au fait que le renforcement électoral des partis d’extrême droite a produit un effet de droitisation des partis de droite qui, pour un grand nombre d’entre eux, se sont alignés sur certaines des propositions programmatiques des partis d’extrême droite. Or là encore, c’est le terme de populisme qui s’est imposé pour désigner ce phénomène d’alignement, comme l’illustre assez bien le cas français : « Laurent Wauquiez ou le populisme de droite à l’épreuve du pouvoir régional » (Le Monde, 6 avril 2016) ; « Nicolas Sarkozy ou la spirale populiste » (Le Monde, 22 septembre 2016) ; « Nadine Morano : une chanson populiste » (Ouest-France, 28 septembre 2015), etc. Est-ce pour autant du populisme ? Non. Il s’agit bien plus simplement d’une reprise en règle des positions des partis d’extrême droite sur au moins deux thèmes : l’Europe, l’immigration. Ce n’est certes pas une nouveauté. Dès que les partis d’extrême droite sont apparus, dès que leur offre a pris de la valeur sur le marché politique, les partis de droite, mais aussi dans une moindre mesure de gauche, ont cherché à leur emprunter des éléments de langage, de discours, de programme pour tenter de séduire leur électorat[38]. On se souvient notamment, parmi d’autres exemples, de la phrase prononcée par Jacques Chirac lors d’un discours à Orléans le 19 juin 1991 sur « le bruit et l’odeur » des familles immigrées vivant en HLM, époque à laquelle l’offre électorale remporte un succès croissant. Mais ce qui est remarquable ici, c’est la simultanéité et l’ampleur du phénomène au niveau européen. Il faut en effet convenir que l’euroscepticisme a gagné la plupart des discours des acteurs politiques[39]. Cela vaut également pour le discours anti-immigration, que l’on retrouve chez nombre de représentants politiques de droite, comme en France, pour ne prendre que cet exemple : Nicolas Sarkozy (« Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas être pour la préférence nationale », 24 avril 2012 ; « L’immigration menace notre manière de vivre », 22 octobre 2014) ; François Fillon (« Oui, il y a trop d’immigrés en France », 6 juin 2013) ; François Copé (« La France est beaucoup trop attractive socialement pour les immigrés », 23 octobre 2013) ; Nadine Morano (« Nous sommes un pays judéo-chrétien de race blanche », 27 septembre 2015) ; Laurent Wauquiez (« L’immigration de masse est aujourd’hui une menace pour la civilisation européenne », 26 août 2018) ; ou plus récemment encore le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, qui n’a pas hésité à accuser les ONG qui tentent de sauver les migrants en Méditerranée « d’avoir pu se faire complices des passeurs » (7 avril 2019), reprenant ici le discours tenu par Matteo Salvini quelques temps auparavant. Or, ce n’est pas le populisme qui explique ou même permet de comprendre ce phénomène, mais la pression électorale exercée sur les partis de droite par les partis d’extrême droite, qui ont non seulement imposé la question de l’immigration dans le débat public mais également leur cadrage sur cette question. J’ai évoqué le cas de l’Italie plus haut, mais cela vaut aussi, par exemple, pour l’Allemagne, où l’émergence politique de l’AfD, qui a obtenu 90 députés en septembre 2017, a contribué à faire reculer Angela Merkel sur la politique d’accueil qu’elle avait mise en place en 2015 afin de préserver la coalition CSU-CDU. Cette pression, comme on le sait, s’exerce aussi aujourd’hui au sein des instances de l’Union européenne, dont les membres n’ont cessé de tergiverser sur les modalités de résolution de la crise migratoire en raison de l’opposition de la Hongrie de Victor Orban ou de l’Italie de Matteo Salvini. Or, là encore, il suffit d’écouter le discours de Victor Orban pour comprendre que ce discours, bien loin de correspondre à la définition minimale du populisme, relève bien plus directement du registre extrême droitier : quand il qualifie les migrants « d’envahisseurs musulmans » (9 janvier 2018) ou quand il déclare « Nous tolérons que certains pays de l’espace Shengen admettent des migrants. Parallèlement, ils devraient tolérer le fait que nous, nous n’en voulons pas » (16 juin 2018), on est évidemment très loin du populisme.
Pourtant, c’est bien ce registre qui tend aujourd’hui à s’imposer de manière quasi-systématique pour parler de ces mouvements, partis ou leaders, au risque d’en offrir une compréhension non seulement limitée mais également discutable. De fait, après tant d’années de recherches non cumulatives, tant de rappels des limites heuristiques de cette notion, tant d’usages inappropriés, il serait peut-être temps d’« en finir avec le populisme »[40].
[1] Ce texte est issu d’une conférence prononcée à l’Alliance française de Buenos Aires, le 9 août 2018. Je tiens à remercier tout particulièrement Guillaume Boccara (Centre Franco-Argentin), Humberto Cucchetti (CONICET) et Federico Lorenc Valcarce (Universidad Nacional de Mar del Plata) pour leur accueil chaleureux, Laura Tejera pour son travail si précieux de traduction, ainsi que les étudiants du séminaire « Sociologie des partis politiques » du CFA.
[2] Voir par exemple « La marée noire du populisme », Libération, 27 juin 2018 ; « Ce populisme qui menace l’Europe », La Dépêche, 22 mai 2018 ; « Populisme en Europe, la vague qui peut tout emporter », Le Parisien, 11 mars 2018. Les titres des articles ou reportages publiés après la tenue de cette conférence empruntent encore et toujours au même registre anxiogène : « Comment expliquer le retour fracassant des populismes ? », Lesinrocks.com, 3 septembre 2018 ; « La montée du populisme est-elle inéluctable ? », La Croix, 6 septembre 2018 ; « La France aussi est menacée par une vague populiste », Le Parisien, 2 novembre 2018 ; « Le danger populisme », La Nouvelle République des Pyrénées, 19 novembre 2018.
[3] Cas Mudde, « The War of Words. Defining the Extreme Right Party Family », West EuropeanPolitics, 19, 1996, p. 225-248.
[4]Je me permets ici de renvoyer à Alexandre Dézé, « Que sait-on du Front national ? », in Olivier Fillieule, Florence Haegel, Camille Hamidi, Vincent Tiberj (dir.), Sociologie plurielle des comportements politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2017, p. 239-270.
[5] Ernesto Laclau, Politics and Ideology in Marxist Theory. Capitalism,Fascism,Populism, Londres, Verso, 1979, p. 143.
[6] Voir sur ce point l’ouvrage de Pierre-André Taguieff, L’Illusion populiste, Paris, Berg International, 2002.
[7] Guy Hermet, Les populismes dans le monde. Une histoire sociologique. XIXe-XXe siècle, Paris, Fayard, 2001.
[8] Humberto Cucchetti, Servir Perón. Trajectoires de la Garde de fer, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013.
[9] Pierre-André Taguieff, « Le populisme et la science politique. Du mirage conceptuel au vrai problème », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 56, 1997, p. 4.
[10] Pour reprendre l’expression d’Yves Mény dans Le Monde, 22 mai 2002.
[11]Devenant ainsi le « mot pavillon de la nouvelle doxa politico-intellectuelle », selon Bastien François, Erik Neveu, « Introduction. Pour une sociologie politique des espaces publics contemporains », in Bastien François, Erik Neveu (dir.), Espaces publics mosaïques. Acteurs, arènes et rhétoriques des débats publics contemporains, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999, p. 29.
[12]Giovanni Sartori, « Concept Misformation in Comparative Politics », American Political Science Review, 64, 4, 1970, p. 1034. Ce que Pierre-André Taguieff décrit encore sous les traits d’un processus de « désémantisation par sursaturation sémantique ». Cf. Pierre-André Taguieff, L’Illusionpopuliste, op. cit., p. 36.
[13] Federico Tarragoni, « La science du populisme au crible de la critique sociologique : archéologie d’un mépris savant du peuple », Actuel Marx, 54, 2013, p. 56.
[14] Cf. Emmanuel Wallon, « Le napisme, de mal en pire », Les Temps modernes, 54, 604, 1999, p. 268-285.
[15] Concept improbable que l’on doit à Raphaël Liogier, Ce populisme qui vient, Paris, Textuel, 2013.
[16] Gustave Peiser, « Un face-à-face avec les institutions », in Olivier Ihl, Janine Chêne, Eric Vial, Ghislain Waterlot (dir.), La tentation populiste en Europe, Paris, La Découverte, 2003, p. 42.
[17]Yves Mény, Yves Surel, « The Constitutive Ambiguity of Populism », in Yves Mény, Yves Surel (eds), Democracies and the Populist Challenge, Londres, Palgrave, 2002, p. 1-21.
[18]Voir par exemple Alexandre Dorna, « Du populisme au charisme », Le journal des psychologues, 247, 2007, p. 29-34.
[19] Guy Hermet, « Populisme des anciens, populisme des modernes, populisme libéral-médiatique », in Olivier Ihl, Janine Chêne, Eric Vial, Ghislain Waterlot (dir.), La tentation populiste en Europe, op.cit., p. 27-39.
[20]Torcuato Di Tella« Populism and Reform in Latin America », in Claudio Veliz (ed.), Obstacles to Change in Latin America, Oxford, Oxford UniversityPress, 1969, p. 47.
[21]Marco Tarchi, « Populism Italian Style », in Yves Mény, Yves Surel (eds), Democracies and the Populist Challenge, op.cit., p. 126.
[22]Christophe Bouillaud, « La Lega Nord, ou comment ne pas réussir à être populiste (1989-2002) », in Olivier Ihl, Janine Chêne, Eric Vial, Ghislain Waterlot (dir.), La tentation populiste en Europe, op.cit., p. 130-145.
[23] Ernest Gellner, Ghita Ionescu (eds), Populism. ItsMeanings and National Characteristics, Londres, Weinfeld and Nicolson, 1969.
[24] Pierre-André Taguieff, L’Illusion populiste, op.cit., p. 81.
[25]Pour une retranscription en anglais de cette conférence, se reporter à : http://berlin.wolf.ox.ac.uk/lists/bibliography/bib111bLSE.pdf. Voir encore sur ce point Alexandre Dézé, « Le populisme ou l’introuvable Cendrillon. Autour de quelques ouvrages récents », Revue française de science politique, 54, 1 2004, p. 179-190.
[26]Ibid, p. 79-80.
[27] Margaret Canovan, Populism, New-York, Londres, Harcourt BraceJanovitch, 1981.
[28] Helio Jaguaribe, Problemas de desenvolvimento Latino-Americano. Estudios de política, Rio de Janeiro, CivilizaçãoBrasileira, 1967
[29] Guy Hermet, Les populismes dans le monde, op.cit.
[30] Comme le souligne à juste titre le conservateur britannique Jérémy Stuggs (lefigaro.fr, 17 avril 2019) : « Le Brexit est beaucoup moins l’enfant du charismatique et fantasque Boris Johnson que le produit du ressentiment à l’égard de l’UE – comme de la politique en général – qui s’accumulait dans certaines couches de la population britannique depuis les années 2000. Ces gens n’avaient même pas besoin du fameux bus porteur de mensonges des Brexiteers ».
[31] Comme l’illustre encore assez bien le documentaire « Europe : la tentation populiste » (soit la reprise du titre d’un ouvrage paru en… 2004, cf. supra) diffusé dans le cadre de l’émission « C dans l’air » (sans doute l’une des émissions les plus promptes à produire et à reproduire cette sociologie spontanée du populisme). Les mouvements évoqués dans ce documentaire sont principalement la Ligue italienne, l’AfD allemande, le Rassemblement national français et… les Gilets Jaunes.
[32] Cf. Alexandre Dézé, « Le FN comme « entreprise doctrinale » », in Florence Haegel (dir.), Partis et système partisan en France, Paris, Presses de Sciences Po, 2007, p. 255-284.
[33]huffingtonpost.fr, 30 juillet 2018. Ce même slogan mussolinien avait déjà été utilisé par Jean-Marie Le Pen au moins à deux reprises, en 2002 et en 2012.
[34]lemonde.fr, 11 juillet 2018.
[35] Alexandre Dézé, « La dédiabolisation : une nouvelle stratégie ? », et « La construction médiatique de la « nouveauté » FN », in Sylvain Crépon, Alexandre Dézé, Nonna Mayer (dir.), Les faux-semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 25-50 et p. 455-504.
[36] Ce que notait déjà il y a quelques temps Annie Collovald, Le populisme du FN. Un dangereux contresens, Bellecombes-en-Bauge, Éditions du Croquant, 2004.
[37] Le mercredi 21 novembre 2018, le président de la République française affirme ainsi : « Nous sommes de vrais populistes, nous sommes avec le peuple, tous les jours ».
[38] Même si comme l’a démontré le politologue allemand Kai Arzheimer, cette stratégie d’emprunts discursifs et programmatiques aux partis d’extrême droite bénéficient surtout, en retour, à ces derniers. Cf. Kai Arzheimer, « Contextual Factors and the Extreme Right Vote in Western Europe, 1980-2002 », American Journal of Political Science, 53, 2, 2009, p. 259-275.
[39] Voir Emmanuelle Reungoat, Enquête sur les opposants à l’Europe, Paris, Le Bord de l’eau, 2019.
[40] Pour reprendre ici le titre (avec point d’interrogation) qui s’est tenue à l’Institut historique allemand de Paris les 14 et 15 mars 2019.