Sur une exception française : la procédure de désignation des candidats au poste de juge à la Cour européenne des droits de l’homme
Mustapha Afroukh, Maître de conférences en droit public, Université de Montpellier
Yannick Lécuyer, Maître de conférences HDR en droit public, Université d’Angers, Collaborateur de la Fondation René Cassin
La désignation des trois candidats au poste de juge français à la Cour européenne des droits de l’homme intervenue le 19 décembre 2019 était attendue par beaucoup. Celle-ci est, cependant, tout sauf une surprise compte tenu de la tradition française consistant à réserver exclusivement et alternativement la fonction de juge français à Strasbourg comme à Luxembourg aux conseillers d’Etat et aux conseillers à la Cour de cassation. Il n’y a donc là rien de bien nouveau. La liste présentée par le gouvernement français comportait trois noms : le favori du Conseil d’Etat, Mattias Guyomar, Carole Champalaune, conseillère à la Cour de cassation, et Tristan Gervais de Lafond, premier Président de la Cour d’appel de Montpellier. Et sans réelle surprise, l’Assemblée parlementaire a élu le 28 janvier Mattias Guyomar, celui-ci devant succéder à André Potocki (conseiller à la Cour de cassation) dont le mandat s’achève en juin. Si la présence de Tristan Gervais de Lafond dans la liste était inattendue, puisqu’il a fait toute sa carrière dans des TGI, sa candidature avait très peu de chances de prospérer devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, ce qui amène à la critique majeure. En effet, c’est du côté des universitaires que la France était attendue… et a déçu.
La France ne rejoint donc pas la liste des Etats qui pratiquent la diversification, alors même que de nombreux membres du Conseil de l’Europe proposent des universitaires, voire même des avocats, aux hautes fonctions juridictionnelles. A ce titre, Ana Maria Guerra Martins, la nouvelle juge portugaise fait figure d’exemple puisqu’elle est à la fois professeur à l’Université de Lisbonne et avocate. S’agissant de l’hexagone, aucun universitaire n’a figuré sur la liste de trois noms depuis la présence de Vincent Coussirat-Coustère en 2004 et Yves Gaudemet lors de l’élection précédente. De plus, la France a bénéficié d’un seul juge universitaire depuis l’entrée en vigueur de la Cour : Pierre-Henri Teitgen (1976-1982). René Cassin lui-même doit vraisemblablement sa désignation à la vice-présidence du Conseil d’Etat plus qu’à son statut de professeur des universités. La fin de celle-ci correspond à sa nomination à Strasbourg. Il est pourtant possible de faire autrement comme l’illustre la pratique à propos des comités onusiens à moins que la délégation d’universitaires constitue la marque discrète d’une conception non juridictionnelle de ces derniers.
Cet état de fait est d’autant plus problématique qu’elle coïncide avec une absence de transparence totale dans l’élaboration de la liste de trois noms en dépit des rappels itératifs de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur ce point. Les procédures nationales de sélection se doivent d’être rigoureuses, cohérentes, équitables et transparentes (ACPE, res 1646 (2009) relative à la nomination des candidats et à l’élection des juges à la Cour européenne des droits de l’homme). Il en va de la qualité et de la cohérence de la jurisprudence (ACPE, res 1726 (2010) sur la mise en œuvre effective de la Convention européenne des droits de l’homme). Nonobstant le Comité ad hoc chargé d’examiner les candidatures a été institué et a fonctionné dans une opacité presque totale qui soulève de nombreuses questions. Seuls neufs candidats sur dix-sept ont été auditionnés et quatre noms ont été transmis au gouvernement contre les cinq de rigueur. Quant au gouvernement, il a balayé sans ménagement et sans motivation la candidature de la seule universitaire alors qu’elle remplissait non seulement les critères exigés par l’article 21§1 de la Convention – haute considération morale, conditions requises pour l’exercice de hautes fonctions judiciaires ou être des jurisconsultes possédant une compétence notoire – mais aussi ceux inscrit à la recommandation 1649 (2004) et la résolution 1366 (2004) relatives aux candidats à la Cour. En l’occurrence, Laurence Burgorgue-Larsen, outre son expérience au Tribunal constitutionnel d’Andorre, maitrise à la perfection les deux langues de procédure de la Cour (et d’autres), possède une expérience inégalée dans le domaine des droits humains et aurait permis pour la première fois d’envisager sérieusement l’élection d’une juge française à la Cour. C’est d’ailleurs probablement dans ses chances de succès que réside la clé de son éviction…
Bravo pour ce billet d’humeur qui résume parfaitement le triste exceptionnalisme français en la matière. Ajoutons que le Conseil d’Etat est très pointilleux sur la question de l’impartialité dans le fonctionnement universitaire, mais beaucoup moins quand il s’agit de procédures opaques et jouées d’avance qui le concernent.
Merci d’avoir porté ces éléments sur la place publique ! Il faudrait ajouter que si les mandats d’expert onusien (comités, rapporteurs spéciaux, groupes de travail…) accueillent des universitaires français, c’est peut être parce qu’ils ne sont pas rémunérés, malgré la lourde charge de travail qu’ils occasionnent…
Merci pour cet article très intéressant. Au regard du propos je trouve dommage en revanche, d’écrire à propos de la nouvelle juge portugaise qu’elle est « avocate » mais pas « professeure»… la noblesse de cette dernière profession empêcherait-elle la féminisation du titre?
Faut-il vraiment élire quelqu’un qui n’a jamais jugé ?
Oui, élection assurément sans surprise.
Elle est sans surprise lorsque l’on connait le principe d’auto-promotion des énarques, consistant à désigner 60% à 75% d’énarques aux postes clés.
A la CEDH 3 des 5 juges français ad hoc sont énarques.
Le comité de sélection ad hoc chargé de désignation des candidats juges pour la France à la CEDH comprenait 2 énarques parmi ses trois membres, soit 66%, nommés pour leur mission par des énarques du Conseil d’État où ils sont hégémoniquement majoritaires.
Le choix de ce comité, ne laisse pas d’alternative au succès de Monsieur Mattias Gyuomar, énarque. Si Madame Champalaune, par exemple, n’a pas démérité, qui pourrait imaginer une spécialiste du droit commercial à la Cour des droit de l’homme. Elle n’avait donc aucune chance, pas plus que Monsieur Tristan Gervais.
La règle des 60% à 75% porte désormais quasi irréversiblement atteinte au principe de démocratie en France :
1.
l’absence de séparation effective des pouvoirs et l’« entre-soi » est inscrite dans l’article 7 de la loi n°86-14 du 6 janvier 1986 prévoyant que les juges administratifs sont désignés à 66% parmi les diplômés de l’Ecole Nationale d’Administration (ENA), à savoir, de la même école dont les hauts fonctionnaires, de l’exécutif, sont recrutés. Cette loi a été expliquée par son promoteur, le Premier ministre de l’époque, par la qualité de la formation de son école, l’Ecole Nationale d’Administration (ENA). Ce premier ministre est devenu depuis Président du Conseil Constitutionnel, nommé à cet autre poste par Monsieur F. H., lui-même un autre diplômé de l’Ecole Nationale d’Administration (ENA).
2.
La promotion accélérée par la courte échelle entre les anciens de cette école et la règle des 60 à 75%, appliquées à tous les postes clés des pouvoirs exécutifs (premier ministre, ministres d’Etat, chefs de service, préfets, chefs de cabinets,…), législatif ou juridictionnel, s’agissant du contrôle de l’Etat, de l’administration et des lois (Défenseur des droits, Juges des Tribunaux et Cours dappel de l’ordre administratif, Magistrats du Conseil d’Etat, Magistrats de la Cour des comptes, Conseil Constitutionnel, …), fait que les diplômés de cette école détiennent, quasi exclusivement seuls, tous les postes clés des trois pouvoirs, alors qu’ils ne représentent que 6500/65.000.000 soit 1/10.000 de la population.
3.
Au sein de l’administration la proportion de 75% (27/36) d’administrateurs civils (diplômés l’Ecole Nationale d’Administration) parmi les personnes promues, dans l’encadrement au sein de les ministères financiers, dans le décret signé par de M Philippe Parini lui-même ancien de l’ENA illustre ce qui s’y passe (cf. JORF n°0148 du 26 juin 2008
texte n° 44). Pourtant, il n’y a aucun juridictionnel possible devant une juridiction impartiale.
4.
L’impact des décisions du juge administratif diplômé de l’ENA sur sa propre carrière : La « mobilité » entre les services de l’Etat des juges issus de l’ENA, qui leur permet un avancement accéléré dans leur carrière, les mécanismes de nomina le juge Anatole Peny dont on retrouve sur Google les multiples va et vient tantôt délégataire de la signature d’un ministre, qui, à la rotation suivante, intervient en qualité de Juge administratif traitant des litiges des justiciables avec ce même ministère avant de réitérer à plusieurs reprises ce même va et vient.
Oui, l’élection d’un juge énarque à la CEDH est sans surprise.