Recension de l’ouvrage de François Sureau « Sans la liberté » (Gallimard, Tracts, 2019, 56 p.)
Par Xavier Dupré de Boulois, Professeur de droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (ISJPS UMR 8103 – CERAP)
François Sureau est un homme aux mille vies, énarque, officier, écrivain, avocat et ami ou conseil des puissants. Il est aujourd’hui aux premières loges du combat juridique pour la défense des libertés à travers son activité d’avocat au Conseil. La SCP Spinosi-Sureau a joué un rôle central dans des contentieux emblématiques récents devant le Conseil constitutionnel comme devant le Conseil d’Etat, qu’il s’agisse de l’état d’urgence, de la situation des migrants ou encore des détenus. Il bénéficie donc d’un point de vue informé sur la situation des libertés en France aujourd’hui. L’état des lieux qu’il dresse dans son ouvrage « Sans la liberté » n’est guère réjouissant. Qu’il s’agisse de la liberté individuelle, de la liberté de manifester ou encore de la liberté d’expression, des exemples ne manquent pas qui donnent à voir une régression dans la jouissance des libertés en France. L’ouvrage se présente aussi comme un essai mélancolique sur les dérives des gouvernants et les démissions du citoyen. L’auteur ne se contente pas de rendre compte du recul des libertés. Il replace cette évolution dans le temps long, et notamment à travers l’expérience de sa génération (il est né à la fin des années 1950). Aussi le propos prend-il parfois les atours d’une introspection voire d’une auto-critique. Pour rendre compte de ce court ouvrage (55 p.), et puisque l’auteur y invite, nous insisterons sur cette dimension générationnelle. Il est le regard d’une génération sur l’évolution du statut des libertés. A ce titre, il n’est pas sans évoquer une querelle des anciens et les modernes.
Les libertés publiques et les droits. La liberté fragilisée, la liberté disparue de François Sureau ne se confond pas avec les droits, les droits fondamentaux en particulier. Son propos se concentre sur la sûreté, la liberté d’aller et venir, la liberté de manifester et la liberté d’expression. Il s’inquiète donc pour les libertés publiques au sens classique du terme. L’auteur professe d’ailleurs une certaine admiration pour l’œuvre de la IIIe République en la matière. On lui concédera sans peine que ces libertés ont connu un recul certain depuis une vingtaine d’années, aiguillonné en partie par les politiques de lutte contre le terrorisme : loi sur la rétention de sûreté, lois sur l’état d’urgence, loi SILT, loi dite « anti-casseurs ». Mais, en même temps qu’il s’inquiète pour les libertés publiques au sens classique, François Sureau exprime à plusieurs reprises au cours de l’ouvrage une défiance à l’égard de ce qu’il nomme « les droits ». Il déplore le « remplacement de l’idéal des libertés par le culte des droits » et qu’au « tourniquet des droits, chacun attend son tour » (p. 39). Il ajoute que ces droits sont « des droits fragmentés, des droits-créance, des droits communautaires, des droits de jouissance, des droits mémoriels » (p. 37). Il raille aussi la gauche qui « réclame des droits sociétaux « dans un long bêlement progressiste » » (p. 45). Il regrette un Etat qui n’a « plus d’autres fonctions que de garantir les désirs de chacun » (p. 40). Il évoque pour finir « un pavillon des droits de l’homme qui couvre désormais trop de marchandises différentes pour qu’il soit possible de s’en réclamer autrement que sous bénéfice d’inventaire » (p. 55). François Sureau reste allusif sur ce que recouvre lesdits droits mais on comprend bien qu’ils se rattachent à une modernité qu’il réprouve. On pense aux droits qui ont, pour certains d’entre eux, relèvent du droit au respect de la vie privée en droit de la CEDH : l’autonomie personnelle, le droit à la connaissance et à la reconnaissance de son identité. On songe aussi aux droits dérivés du principe de non-discrimination en rapport avec les questions de genre, de sexe, etc. Leur affirmation illustre la formidable émancipation qu’ont connus les individus dans les différents aspects de la vie sociale depuis une quarantaine d’années. Ils suscitent aussi de nombreuses critiques en ce qu’ils seraient l’expression d’un individualisme et d’un communautarisme outrés. François Sureau n’est guère enthousiaste à leur égard, regrettant notamment qu’ils ne soient « rattachés à nul projet, à nulle action collective » (p. 39). Il est assez topique que s’il rend hommage au Conseil constitutionnel, l’auteur ne dit quasiment rien de la Cour européenne des droits de l’homme qui a joué un rôle premier dans l’affirmation de ces droits.
Le citoyen et l’individu. Le scepticisme de François Sureau à l’égard de ces droits nouveaux et de l’individualisme qu’ils traduisent, se prolonge par le regret de l’effacement du citoyen. On ne reviendra pas ici sur la distinction opérée par Condorcet en 1819 dans sa conférence à l’Athénée royale entre la liberté des anciens (« la participation active et constante au pouvoir collectif ») et la liberté des modernes (« la jouissance paisible de l’indépendance privée »). L’ouvrage de François Sureau participe d’une certaine manière à la réhabilitation de la liberté des anciens. Il estime que la crise de la liberté n’est pas imputable au gouvernement. Le gouvernement est naturellement porté à la tyrannie, -, tous les gouvernements le sont -, relève-t-il (p. 38). L’Etat a toujours en stock un lot de textes répressifs censés pourvoir aux besoins des services en charge de la sécurité. « Les gouvernements n’ont pas changé, c’est le citoyen qui a disparu » (p. 17). L’auteur déplore que la personne se pense moins désormais comme citoyen que comme individu, réclamant des droits pour lui et des supplices pour les autres » (p. 16). Or, « La liberté vaut si elle est l’apanage d’un citoyen soucieux de bâtir une société meilleure, et non pas seulement le privilège d’un individu soucieux de sa jouissance personnelle » (p. 26). Nous aurions donc perdu le sens de la fraternité au sens politique (p. 38). « Sans la liberté » n’est donc pas sans évoquer le constat opéré entre autres par un Marcel Gauchet.
La liberté et la modernité. L’ouvrage de François Sureau évoque d’une troisième manière les tensions entre les anciens et les modernes. Il repose en effet sur la conviction que la modernité n’appelle pas d’évolution des grands principes du droit et du cadre général de l’exercice des libertés et qu’en définitive, ces derniers auraient vocation à une sorte d’intangibilité. Il est pourtant possible de s’interroger sur la pertinence du statu quo face à certaines évolutions sociales et techniques. Il en est par exemple ainsi au sujet de la liberté d’expression. L’auteur s’élève contre un certain nombre d’initiatives qui visent à renforcer la normalisation de l’expression en particulier sur les plateformes numériques. Il s’en prend successivement à la loi du 22 décembre 2018 relative lutte contre la manipulation de l’information en période électorale (p. 21) et aux projets de textes relatifs à la lutte contre les discours de haine (p. 22) : « comme en matière de terrorisme, cette idée simple que penser n’est pas agir, que dire n’est pas faire, qu’avant l’acte criminel, il n’y a rien, là cède chaque fois davantage aux nécessités d’un contrôle social de plus en plus rigoureux » (p. 22). Il stigmatise en sus le rôle central accordé aux grandes sociétés de l’information mais aussi au Conseil supérieur de l’audiovisuel dans la régulation de la liberté d’expression. On comprend donc que le cadre juridique traditionnel de la liberté d’expression issu pour l’essentiel de la loi du 29 juillet 1881 conserve ses faveurs. Il est toutefois possible de s’interroger sur la pertinence de son maintien tel quel compte tenu de la place prise aujourd’hui par les grands réseaux sociaux dans la circulation des idées et des opinions. Il n’est pas sûr par exemple qu’il suffise pour prévenir les risques de manipulation des scrutins électoraux par des officines liées à tel ou tel Etat. François Sureau précise bien « que si une fausse information est diffusée en période électorale, le juge peut annuler l’élection s’il apparaît que celle-ci a été nettement faussée par la diffusion de la fausse nouvelle » (p. 21). Une telle perspective peut laisser dubitatif dans un contexte de remise en cause des institutions, fussent-elles juridictionnelles. Au total, il n’est pas sûr que les outils de la Troisième République suffisent à pourvoir aux besoins du XXIe siècle.