Covid-19 : mais qu’a fait la police ?
Par Stéphanie Renard, Maître de conférences HDR en droit public – Université Bretagne Sud
Au cœur des chassés-croisés des vacances d’hiver, l’apparition de cas groupés (« clusters ») de Covid-19 a provoqué une panique médiatique rarement égalée. A celle-ci a répondu l’annonce de mesures destinées à contenir la contagion : activation du plan ORSAN organisant la mobilisation du système de santé, déploiement d’une campagne d’information et de recommandations sanitaires, conseils de défense et conseils des ministres exceptionnels, passage au stade 2 du plan de prévention et de gestion de crise sanitaire.
Dans le Morbihan, au matin du 2 mars, les parents des élèves résidant sur le territoire des communes alors concernées (Auray, Carnac et Crach) ont été priés de retirer leurs enfants des établissements scolaires situés aux alentours, un arrêté préfectoral ayant par ailleurs ordonné la fermeture des structures d’accueil et des établissements scolaires et périscolaires dans les communes des « clusters ». L’Université Bretagne Sud prenait la même mesure à destination des étudiants et des personnels (mais pas les autres Universités bretonnes). Dans le même temps, était publié un arrêté préfectoral adopté la veille pour interdire les « rassemblements collectifs de quelque nature que ce soit dans le département du Morbihan » jusqu’au 14 mars 2020.
Pour peu que l’on s’intéresse à la police sanitaire, de telles mesures ne surprennent guère de prime abord. Depuis la loi n° 2004-806 du 9 août 2004[1], l’urgence sanitaire fait en effet l’objet d’une police spéciale qui, aujourd’hui contenue aux articles L. 3131-1 et suivants du code de la santé publique, accorde au ministre chargé de la Santé de larges pouvoirs d’intervention, celui-ci pouvant « prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population »[2]. Dans ce cadre, le représentant de l’État territorialement compétent peut être habilité « à prendre toutes les mesures d’application de ces dispositions, y compris des mesures individuelles », lesquelles font immédiatement l’objet d’une information du procureur de la République. Il revient au Haut Conseil de la Santé publique de s’assurer du bien-fondé des mesures ainsi décidées, le juge administratif étant susceptible d’en contrôler la nécessité ainsi que le caractère adapté et proportionné.
Non sans efficacité, la police de l’urgence sanitaire a notamment été mise en œuvre en 2009 pour juguler la menace de grippe A/H1N1[3]. Elle a aussi servi de façon plus ponctuelle pour donner à certains préfets les moyens de surmonter des comportements individuels portant « une atteinte grave et immédiate » à la santé des tiers[4].
Curieusement, le risque présenté par le coronavirus Covid-19 semble toutefois échapper à cette logique : jusqu’à l’arrêté du 4 mars portant interdiction de certains rassemblements en milieu clos[5], en effet, aucune autre décision que celles du confinement des personnes rapatriées de Chine n’est intervenue en application de l’article L 3131-1 du code de la santé publique[6]. Privilégiant la voie du droit souple, le ministère a agi par le biais exclusif de consignes et de recommandations, à charge pour chacun d’adopter la conduite propice à la santé de tous.
Cette marginalisation de la police de l’urgence sanitaire étonne pour au moins deux raisons : d’une part en ce qu’elle fragilise singulièrement les moyens employés pour la gestion de la crise, d’autre part en ce qu’elle revient, au moins partiellement, à substituer le droit souple à un cadre légal dont les garanties de procédure et de fond sont ainsi écartées.
Faute d’habilitation ministérielle, les préfets des départements touchés par le virus n’ont pu agir qu’au titre de leurs pouvoirs de police générale, en se fondant sur « l’urgence et la nécessité qui s’attache à la prévention de tout comportement de nature à augmenter ou favoriser les risques de contagion ». C’est donc au visa des articles L. 2212-2 et L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales que le préfet du Morbihan a posé l’interdiction, générale et peu précise, de tout « rassemblement collectif » dans le département. Un tel schéma fondé sur la mise en œuvre des pouvoirs locaux n’est pas sans rappeler les temps anciens où la défense sanitaire de la collectivité relevait d’une affaire de proximité.
Au-delà, la formulation impérative des préconisations du ministère a localement conduit à des mesures ponctuelles, éparses et extrêmement sévères pour les libertés, telles que la fermeture des salles de cinéma ou de théâtre – d’abord décidée par les responsables d’établissements – ou diverses restrictions d’accès au service public : fermeture partielle ou totale des accueils des caisses d’assurance maladie, éloignement des personnels et usagers résidant dans les communes des « clusters » de certains établissements périscolaires, scolaires et universitaires, interdiction de visites dans certains EHPAD.
Cela confirme, s’il en était besoin, la normativité du droit souple. À cela, rien de surprenant. Son utilisation à des fins d’ordre public sanitaire peut, en revanche, légitimement inquiéter.
Vannes, le 9 mars 2020
[1] Loi n° 2004-806 du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique (JO du 11 août 2004, texte n° 4) modifiée et complétée par la loi n° 2007-294 du 5 mars 2007 relative à la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur, JO du 6 mars, p. 4224 ; Gaz. Pal. des 6-7 juin 2007, p. 26, chron. A. Atlan-Boukhabza ; BJSP 2007, n° 105, p. 10-12, étude S. Renard.
[2] Sur cette police, voir D. Truchet, « L’urgence sanitaire », RDSS 2007, p. 411 et S. Renard, L’ordre public sanitaire. Étude de droit public interne, Th. Rennes 1, 2008 (HAL : https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-01525379/document).
[3] Voir S. Renard, « Grippe A/N1N1 : le dispositif français de réponse sanitaire à la menace pandémique », Lettre des professionnels de santé 2009-8.
[4] Voir par exemple, l’arrêté du 22 octobre 2012 habilitant le préfet de l’Aveyron à prendre des mesures de confinement de toute personne atteinte d’une pathologie hautement contaminante, JO du 25 octobre 2012, texte n° 12.
[5] Arrêté du 4 mars 2020 portant diverses mesures relatives à la lutte contre la propagation du virus covid-19, JO 5 mars 2020, texte n° 15 ; interdiction renforcée aux rassemblements de 1000 personnes le 7 mars, voir AJCT 2020. 114.
[6] Arrêtés des 30 janvier et 20 février 2020 relatifs à la situation des personnes ayant séjourné dans une zone atteinte par l’épidémie de virus covid-2019, JO du 31 janvier 2020, texte n° 30 et du 21 février 2020, texte n° 22