Domanialité publique Vs. droit au logement
Philippe Yolka, Professeur de droit public, Université Grenoble Alpes (CRJ)
La « fondamentalisation » du droit des propriétés publiques, sous l’angle essentiel des occupations privatives du domaine public, est aujourd’hui un phénomène parfaitement identifié en doctrine[1] : invocation fréquente de normes conventionnelles et constitutionnelles par les « squatteurs domaniaux », rôle croissant du juge administratif du référé-liberté, etc. Restent cependant des zones d’adhérence dont l’existence, justifiée plus ou moins nettement en jurisprudence par la protection d’intérêts publics supérieurs (pour faire court, l’usage des espaces en cause par le public ou leur utilisation pour des missions de service public) interroge. Seront évoqués ici deux exemples, concernant certains prolongements du droit au logement ; droit au statut certes ambigu[2], mais avec des points d’ancrage supra-législatifs (en particulier, constitutionnels)[3], ce qui n’est pas forcément le cas des principes domaniaux invoqués pour y faire barrage.
Une première question consiste à savoir si les occupants du domaine public peuvent invoquer le bénéfice de la « trêve hivernale » des expulsions, comme il est de règle – depuis l’entrée en vigueur d’une vieille loi du 3 décembre 1956 et sous des réserves que la loi ELAN du 23 novembre 2018 [art. 201] a élargies, en excluant les squatteurs – pour les logements privés entre le 1er novembre et le 31 mars de l’année suivante. La réponse reste actuellement négative[4], sous la maigre réserve du cas où les biens évacués seraient rapidement endommagés par des conditions climatiques rigoureuses, dès lors qu’aucun danger grave et imminent n’est caractérisé[5]. Exemple de résultat aberrant : l’étudiant logé dans une « cité U » du domaine public « Se trouva fort dépourvu/ Quand la bise fut venue »[6] tandis qu’un autre, hébergé dans une chambrette du domaine privé, échappa à ce sort enviable. Nul doute qu’il existait entre les deux une différence objective de situation justifiant une différence de traitement aussi radicale…
Une seconde difficulté touche le droit au logement décent. La loi du 6 juillet 1989 tendant à améliorer les rapports locatifs étant invariablement jugée inapplicable aux occupants du domaine public, il en résulte que ce droit – posé par son article 6 – est écarté[7]. Ainsi la collectivité, qui en impose le respect aux propriétaires privés, se garde-t-elle de l’appliquer dans la plupart des cas (puisqu’en volume, l’essentiel des patrimoines publics correspond aux biens du domaine public). C’est l’illustration du vieux principe « Faites ce que je dis, pas ce que je fais ».
Sur le domaine public s’applique donc le DIALO, « droit au logement inopposable ». Cette situation discutable mériterait une réflexion sur la hiérarchie des intérêts en présence. Gageons également que le Conseil d’Etat – qui sait très bien le faire, pour peu qu’il le veuille – pourrait créer (pardon, découvrir) tel ou tel principe général du droit dont le législateur n’a fait que s’inspirer, afin de protéger des personnes en situation vulnérable. C’est un choix de politique jurisprudentielle dont les termes doivent être posés, pesés et assumés.
[1] C. Roux : Droit administratif des biens (Dalloz, 1re éd., 2019, p. 27 s.).
[2] X. Dupré de Boulois : Droit des libertés fondamentales (PUF, Thémis, 1re éd., 2018, n° 829).
[3] Préamb. 1946, al. 10 et 11. – Cons. const., n° 94-359 DC, 19 janv. 1995 (Rec. p. 176).
[4] CAA Nantes, 28 févr. 2002, Rety (n° 98NT01384). – CAA Nantes, 1er oct. 2018, B. c./ CCAS Cne de Troarn-Bures (n° 17NT00791).
[5] TA Grenoble, ord. 13 nov. 2019, M. I et a. (n° 1907066 s.).
[6] CE, 22 sept. 2017, A. c./ CROUS Lyon (n° 407031 : JCP A 2017, 2281, concl. Victor).
[7] V. en dernier lieu, CAA Marseille, 13 déc. 2019, E. c. / Cne de Saint-Cyprien (n° 19MA01171 et n° 19MA0369). – Dans le même sens, auparavant [visant, selon les espèces, soit l’objectif à valeur constitutionnelle d’accès à un logement décent, soit l’article 1719 1° du code civil], CE, 16 avr. 2019, Ben Amar (n° 423586 ; AJDA 2019, p. 844, obs. Maupin ; CMP 2019, Chron. 6, n° 43, obs. Soler-Couteaux, Zimmer et Waltuch ; Dr. adm. juin 2019, p. 7 ; JCP Adm. 2019, 292, obs. Touzeil-Divina ; JCP Adm. 2019, 2232, note Moreau et Lambert). – CAA Bordeaux, 3 avr. 2014, D. c./ Cne Peyssies (n° 12BX02036). – CAA Douai, 19 juill. 2011, Lille Métropole Communauté urbaine (n° 09DA00608).