De l’escalade « libre » aux falaises interdites
Par Philippe Yolka, Professeur de droit public, université Grenoble Alpes (CRJ)
En 2010, un grave accident d’escalade sur le site de Vingrau (Pyrénées-Orientales) avait déclenché un contentieux qui s’est achevé dix ans plus tard avec une lourde condamnation indemnitaire de la Fédération française de la montagne et de l’escalade (Cass. civ. 2, 16 juill. 2020, n° 19-14033 ; JCP G 2021, p. 532, chron. Blanc). Gestionnaire de la falaise en cause, celle-ci en avait la garde sur le fondement d’une convention ad hoc, comme il en existait alors un millier environ. Ce système de « conventionnement » permit de surmonter les tensions entre usage et propriété, ouvrant pendant plusieurs décennies le développement d’une pratique de plein air ; mais il devait révéler ses limites en cette occasion. Les risques indemnitaires et assurantiels en rapport ont conduit la FFME – actionnée au surplus dans deux autres affaires – à se désengager. Une vaste campagne de « déconventionnement » des sites d’escalade naturels fut donc lancée en pleine crise sanitaire (K. Sontag : Quels outils pour les sites naturels d’escalade ? A propos du déconventionnement des sites naturels d’escalade par la Fédération française de la montagne et de l’escalade : Cah. dr. du sport n° 55, 2020, p. 231. – Auparavant, Conventionnement des sites naturels d’escalade : la fin des « Trente Glorieuses » : JCP A 22 avril 2019, p. 40).
Complémentairement, il s’agissait de convaincre les collectivités locales compétentes pour le développement des sports de nature ou des établissements publics comme l’ONF de prendre le relai(s), i. e. de succéder aux conventions fédérales en acceptant le transfert contractuel de la garde des falaises équipées (qui appartiennent à des personnes privées ou – surtout – à des communes). Mais devant les risques juridiques encourus, bien peu se sont laissés convaincre (mention spéciale pour le département de l’Isère).
Des parlementaires ont également été sollicités pour faire évoluer le droit positif afin d’amender le principe d’une responsabilité sans faute du fait des choses pesant sur les gestionnaires de site. Laborieux vu sa lenteur comme le caractère fluctuant des versions proposées (V., Réforme de la responsabilité des gestionnaires de sites sportifs de nature : bientôt la relance ?, JCP A 2021, n° 13, p. 2. – K. Sontag : Réforme du régime de responsabilité civile et modèle des sports de nature » : Cah. dr. du sport n° 57, 2021, p. 86), ce processus finit par aboutir avec l’article 215 de la loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale (dite loi « 3DS »), qui devait insérer au Code du sport un article L. 311-1-1 – dont le spectre dépasse l’escalade – ainsi rédigé : « Le gardien de l’espace naturel dans lequel s’exerce un sport de nature n’est pas responsable des dommages causés à un pratiquant, sur le fondement du premier alinéa de l’article 1242 du code civil, lorsque ceux-ci résultent de la réalisation d’un risque normal et raisonnablement prévisible inhérent à la pratique sportive considérée ».
Malgré un storytelling initialement optimiste (« La vie au bout des lois »…), suivant lequel la baguette magique du législateur aurait réglé le problème en créant une exception de risque accepté (que la jurisprudence écarte d’ordinaire dans le domaine sportif : Cass. civ. 2, 4 nov. 2010, n° 09-65.947 : Bull. n° 176 ; D. 2011, p. 703, obs. Durand ; JCP G 2011, n° 1, p. 26, note Bakouche ; RCA 2011, Etude 3, note Hocquet-Berg ; RTD civ. 2011, p. 137, obs. Jourdain), la montagne a en réalité accouché d’une souris. L’ambition était d’éviter le risque contentieux pour inciter les gestionnaires de site soit à ne pas « déconventionner », soit à « reconventionner ». Or le texte n’a introduit qu’une « mini exception de risque accepté » insusceptible d’entraîner cet heureux effet, si l’on veut bien considérer que – sauf super-héros ou candidats au suicide – le « risque normal et raisonnablement prévisible » du grimpeur d’aujourd’hui se rendant en école d’escalade ou en site sportif correspond à une traumatologie relativement bénigne, mais certainement pas à une amputation, au fauteuil roulant ou à un aller simple pour le paradis. La loi du 21 février 2022 ne pouvait atteindre un objectif rétrospectivement irréaliste, faute qu’ait été retenue une vision plus radicale – écartée en cours de débat parlementaire dans un souci de protection des victimes – qui aurait correspondu à une pleine acceptation des risques (cf. propositions de loi n° 628 et n° 678 : « Les dommages causés à l’occasion d’un sport de nature ou d’une activité de loisirs ne peuvent engager la responsabilité du gardien de l’espace, du site ou de l’itinéraire dans lequel s’exerce cette pratique pour le fait d’une chose qu’il a sous sa garde, au sens du premier alinéa de l’article 1242 du code civil »).
S’il faut attendre du juge qu’il apporte dans l’avenir sa pierre à l’édifice par voie d’interprétation (ce qui prendra du temps et ne procurera qu’une sécurité relative, compte tenu d’inévitables divergences d’appréciation d’une juridiction à l’autre), on n’en doit pas surestimer le calibre. Les termes employés par l’article L. 311-1-1 étant ce qu’ils sont, les accidents les plus graves – soit, ceux précisément qui conduisent au procès – demeureront largement hors de cette exception de « petit risque accepté ».
Les propriétaires fonciers et collectivités territoriales l’ont tellement bien compris qu’une vague d’interdictions s’est levée dans la période récente sous le vent mauvais du « déconventionnement », comme on n’en avait pas vu depuis les premiers « arrêtés anti-escalade » des années 1980 (V., les restrictions à l’usage des sites, in Escalade et droit, collectif, PU Grenoble, 2015, p. 75 s.). La FFME s’étant engagée auprès de son assureur à mener à terme le mouvement de résiliation des conventions pour la fin de l’année 2022, ces mesures (prises selon les cas par des personnes publiques ou des propriétaires privés) se sont multipliées à partir l’automne dernier, le passage à la nouvelle année ayant renforcé l’effet traînée de poudre : Aureille, Gruissan, Les Goudes, etc. ; la litanie s’allonge chaque jour – il y en a pour l’instant 25 – et des sites majeurs comportant des centaines de voies sont touchés (Saffres, en Bourgogne ; Presles, dans le Vercors).
On objectera l’irrationnalité d’une telle réaction compte tenu du très faible nombre d’accidents graves, rapporté à celui (de plus en plus élevé) des pratiquants. Mais certains gros mots (procès, responsabilité) produisent sur les élus et les propriétaires l’effet d’une gousse d’ail ou d’un crucifix sur les vampires. Le penchant prohibitif s’explique d’autant plus aisément que de l’interdiction sont attendues des vertus exonératoires en cas de contentieux. Et à l’effet parapluie s’ajoutent des problèmes de coût : celui des primes d’assurance (les risques étant à peu près les mêmes pour une collectivité que pour une fédération sportive : en cas d’accidents graves, explosion des primes, résiliation des contrats, difficultés d’assurabilité…) et celui des charges d’entretien (que le mouvement de sortie des conventions laisse entier, car il y a beaucoup plus d’utilisateurs des sites que de licenciés payant civiquement leur cotisation fédérale [déséquilibre à l’origine de multiples maux, auquel personne n’ose vraiment s’attaquer]).
Pour le juriste, l’épisode est plein d’intérêt : l’on a ici un laboratoire à ciel ouvert de ce qui peut se passer lorsque les usages du foncier ne sont pas « bordés » en droit ; avec des potentialités considérables quand on sait qu’existent des milliers de sites d’escalade en France et seules quelques centaines de conventions encore actives, au-delà de celles récemment éteintes [portefeuille résiduel de la FFME, FFCAM [Club alpin], FSGT [Fédération sportive et gymnique du travail]…]). Diverses questions peuvent bien entendu être posées : par exemple, celle regardant la légalité d’arrêtés municipaux fondés sur des motifs d’ordre public et relatifs à des terrains privés, dont le motif déterminant réside dans un refus de garde de la part des communes ou intercommunalités ; ou encore, celle d’arrêtés révélant une volonté de collectivités locales de se comporter elles-mêmes comme des propriétaires privés (parce que les falaises leur appartiennent), alors que l’on doit pouvoir discuter cette possibilité. Signe d’un temps marqué par la juridicisation, il est en tout cas notable que fleurissent depuis l’entrée en vigueur de la loi de 2022 des pages internet consacrées aux accidents d’escalade et aux interdictions de grimper rédigées par des avocats. Et des médias grand public (France Inter, Le Figaro…) s’emparent maintenant du sujet.
Comment sortir de cette impasse ? Bien malin qui pourrait le dire, même si le microcosme vertical bruit d’idées plus ou moins réalistes – songeons au bidouillage des conventions existantes pour classer des « sites sportifs » en « terrain d’aventure » (ce qui serait malsain et n’offre que des perspectives limitées : Rép. min. à QE n° 02246 : JO Sénat Q, 27 oct. 2022, p. 5342) -, afin d’éviter le scénario du pire (soit, la disqueuse arasant les équipements d’assurage sur les falaises après l’édiction d’arrêtés d’interdiction) : nouveaux types de convention établissant des partages inédits de responsabilité (mais selon quelles modalités et dans quelles proportions ? Le diable est dans les détails) ; ou encore mobilisation de la servitude Montagne (C. tourisme, art. L. 342-20 s.), étendue éventuellement vers la plaine. Aucune solution ne sera simple, car il s’agit rien moins que d’évoluer du prêt-à-porter des conventions FFME à la haute couture, au sur-mesure site par site. Si du moins pouvait s’ensuivre – et l’on passe du discours juridique à l’espoir (utopique ?) d’un changement sous les casques – une réappropriation collective de ces « communs sportifs » par des groupes d’usagers responsables rejetant le consumérisme ambiant, un bien pourrait sortir d’un mal. Ce n’est pas tout à fait gagné.
Si effectivement l’article 215 de la loi 3DS a un faible impact concernant les sites sportifs, on peut espérer que pour le » terrain d’aventure », le juge sera plus compréhensif pour le propriétaire au vu du risque normal et raisonnablement prévisible.