Dieudonné et Zemmour, même combat ! (note sous CE ord., 31 juin 2024, Eric Z.)
L’auteur propose un exercice de « jurisfiction ». Une fausse ordonnance du juge des référés du Conseil d’Etat est l’occasion d’envisager l’aboutissement logique de la jurisprudence Dieudonné apparue dans le giron de l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge et qui dérive lentement mais sûrement depuis lors. En l’occurrence, cette ordonnance factice rejette le recours formé contre un arrêté municipal interdisant la tenue d’une réunion publique d’Eric Zemmour au motif qu’il existait un risque sérieux que soient tenus à cette occasion des propos portant de graves atteintes au principe du respect de la dignité de la personne humaine.
Par Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (ISJPS UMR 8103 CNRS).
CE ord., 31 juin 2024, Eric Z. / Commune de la Plume-sur-Orge
Conseil d’État
Juge des référés
31 juin 2024
Numéro de requête : 4*1866
Vu la procédure suivante :
Monsieur Eric Z. a demandé au tribunal administratif de Paris, statuant sur le fondement des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, de suspendre l’exécution de l’arrêté du 27 juin 2024 par lequel le maire de la commune de La Plume-sur-Orge a interdit la réunion publique organisée par la section du parti « Reconquête ! » prévue le samedi 2 juillet 2024 à 20 heures dans l’espace Lapalice dont il doit être le principal intervenant.
Par une requête, enregistrée le 30 juin 2024 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, M. Eric Z. demande au juge des référés du Conseil d’Etat, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :
1°) d’annuler l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris du 29 juin 2024 qui a rejeté sa requête ;
2°) de faire droit aux conclusions de la requête de première instance.
Il soutient que :
– la condition d’urgence est satisfaite, eu égard à la date prévue pour la réunion publique ;
– il est porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’expression et à la liberté de réunion ;
– les motifs retenus par le maire de la commune de La Plume-sur-Orge ne sont pas de nature à justifier l’interdiction prononcée dès lors que la réunion programmée le 2 juillet 2024 ne crée pas de risque avéré de commission d’une infraction susceptible de porter atteinte au respect de la dignité humaine et de caractériser un trouble à l’ordre public ;
– l’atteinte portée à la liberté d’expression n’est ni nécessaire, ni adaptée, ni proportionnée ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– la Constitution, notamment son Préambule ;
– le code général des collectivités territoriales ;
– le code de justice administrative ;
Considérant ce qui suit :
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- Aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : » Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale (…) « . En vertu de l’article L. 522-3 du même code, le juge des référés peut, par une ordonnance motivée, rejeter une requête sans instruction ni audience lorsque la condition d’urgence n’est pas remplie ou lorsqu’il apparaît manifeste, au vu de la demande, que celle-ci ne relève pas de la compétence de la juridiction administrative, qu’elle est irrecevable ou qu’elle est mal fondée.
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- M. Eric. Z relève appel de l’ordonnance du 29 juin 2024 par laquelle le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande, fondée sur les dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, tendant à la suspension de l’exécution de l’arrêté du 27 juin 2024 par lequel le maire de la commune de La Plume-sur-Orge a interdit la réunion publique organisée par la section du parti « Reconquête ! » prévue le samedi 2 juillet 2024 à 20 heures dans l’espace Lapalice.
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- Il résulte des termes mêmes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative que l’usage par le juge des référés des pouvoirs qu’il tient de cet article est subordonné à l’existence d’une atteinte grave et manifestement illégale portée, par une autorité administrative, à une liberté fondamentale.
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- Ainsi que l’a rappelé, par l’ordonnance attaquée, la juge des référés du tribunal administratif, l’exercice de la liberté d’expression est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés. Il appartient aux autorités chargées de la police administrative de prendre les mesures nécessaires à l’exercice de la liberté de réunion. Les atteintes portées, pour des exigences d’ordre public, à l’exercice de ces libertés fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées. Dans l’hypothèse où l’autorité investie du pouvoir de police administrative cherche à prévenir la commission d’infractions pénales susceptibles de constituer un trouble à l’ordre public, la nécessité de prendre des mesures de police administrative et la teneur de ces mesures s’apprécient en tenant compte du caractère suffisamment certain et de l’imminence de la commission de ces infractions, ainsi que de la nature et de la gravité des troubles à l’ordre public qui pourraient en résulter.
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- Il ressort des pièces de la procédure suivie devant la juge des référés du tribunal administratif que, pour interdire la tenue de la réunion en cause, le maire de la commune de La Plume-sur-Orge s’est fondé sur les motifs tirés de ce que M. Eric Z. a été condamné à plusieurs reprises depuis 2021 par les juridictions pénales notamment du chef d’injures publiques à raison de la race et du chef de provocation à la discrimination à raison de l’origine, de la race et de la religion, que de tels propos portent une atteinte grave à la dignité de la personne humaine et qu’il existe des raisons sérieuses de penser que la tenue de la réunion peut conduire à la commission d’infractions pénales.
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- Pour rejeter la demande qui lui a été présentée, la juge des référés du tribunal administratif, d’une part, a retenu, en l’état de l’instruction devant elle, qu’au regard de la réunion prévue, il ne pouvait être écarté le risque sérieux que soient portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes consacrés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, notamment celui de dignité de la personne humaine, compte tenu des propos tenus par Eric. Z. et des membres de l’association « Reconquête ! » de manière récurrente et que d’autre part, Eric Z. a régulièrement critiqué les décisions de condamnations pénales à son égard laissant entendre qu’il n’entendait pas changer la teneur de ses discours publics à l’avenir.
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- Au vu des éléments dont elle disposait et qui ne sont nullement remis en cause par la requête d’appel qui se borne à réitérer l’argumentation de première instance sans apporter aucun élément nouveau, la juge des référés du tribunal administratif de Paris a pu estimer à bon droit, compte tenu de l’ensemble des circonstances caractérisant la situation d’espèce, que le maire de la commune de La Plume-sur-Orge n’avait pas porté, en faisant usage de ses pouvoirs de police administrative pour interdire la tenue de la réunion en cause, d’atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales invoquées.
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- Il résulte de ce qui précède que M. Eric Z. n’est pas fondé à soutenir que c’est à tort que, par l’ordonnance attaquée, la juge des référés du tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande. Il y a lieu, par suite, de rejeter sa requête par application de l’article L. 522-3 du code de justice administrative, y compris les conclusions présentées au titre de l’article L. 761-1 du même code.
O R D O N N E :
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Article 1er : La requête de M. Eric Z. est rejetée.
Article 2 : La présente ordonnance sera notifiée à M. Eric. Z et au maire de la commune de La Plume-sur-Orge.
Fait à Paris, le 31 juin 2024
Signé : Joseph Gand
Observations
L’ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d’Etat le 31 juin 2024 fera probablement date 1 : elle écarte le recours formé contre l’interdiction d’une réunion publique organisée autour d’un journaliste devenu personnalité politique d’extrême-droite au motif qu’il existait un risque que se soient proférés à cette occasion des propos contraires à la dignité de la personne humaine. Elle peut être perçue comme mettant fin à une asymétrie de plus en plus visible dans la manière dont la police administrative se saisit des discours de haine. Elle est aussi l’aboutissement logique d’une jurisprudence célèbre apparue dans le giron de l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge et qui dérive lentement mais sûrement depuis lors.
Au début était l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge
L’histoire est bien connue. Avec son arrêt Commune de Morsang-sur-Orge, le Conseil d’Etat a régénéré la composante immatérielle de l’ordre public dans le cadre de la police administrative 2. La référence moribonde à la moralité publique a été suppléée par l’intégration de la protection de la dignité de la personne humaine parmi les buts de la police administrative générale. Le Conseil d’Etat a ainsi fait écho à l’air du temps, – la consécration constitutionnelle du principe (Cons. const., n°94-343/344 DC, 27 juill. 1994) et son introduction dans le plus prestigieux des codes (art. 16 et s. Code civil) – en même temps qu’il a doté l’autorité de police d’un outil à la portée incertaine. Cette dernière considération et les critiques qu’a pu susciter cet arrêt 3, expliquent la faible descendance de ce pourtant « grand arrêt » du Conseil d’Etat 4 pendant une petite dizaine d’années. Le Conseil d’Etat a abandonné cette retenue en 2014.
Du lancer de nains à la liberté d’expression
Les ordonnances Dieudonné rendues par le juge des référés du Conseil d’Etat entre les 9 et 11 janvier 2014 ont ouvert de nouvelles perspectives à la jurisprudence Commune de Morsang-sur-Orge. L’autorité de police est désormais fondée à mobiliser la référence à la dignité de la personne humaine pour interdire la représentation d’un spectacle 5. Partant, elle autorise l’ingérence a priori d’une autorité administrative dans l’exercice de la liberté d’expression alors que cette dernière est traditionnellement soumise à un régime répressif : l’expression est libre mais le juge pénal peut sanctionner les abus de la liberté d’expression a posteriori ; le caractère abusif du discours est déterminé au regard des infractions prévues par la loi du 29 juillet 1881 sur la presse.
On s’épargnera un retour sur les interrogations nombreuses suscitées par ces ordonnances 6. Cette jurisprudence telle qu’éclairée par un arrêt postérieur 7 repose sur l’entrecroisement de deux facettes de la compétence de l’autorité de police : elle peut et doit interdire un spectacle dès lors qu’y seront tenus des propos emportant de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine ; il lui appartient par ailleurs de prendre les mesures pour prévenir la commission des infractions pénales susceptibles de constituer un trouble à l’ordre public. La seconde joue en réalité le rôle de verrou par rapport à la première en ce qu’elle cantonne la portée de cette nouvelle jurisprudence aux discours de haine. Elle conduit à limiter le champ des discours susceptibles d’interdiction par l’autorité de police à ceux qui constituent des infractions pénales susceptibles de porter atteinte à la dignité de la personne humaine 8. Il en est ainsi de délits de presse tels que le délit de provocation à la discrimination raciale. Pour opérer cette qualification « quasi » pénale, le juge administratif se repose sur l’existence de condamnations pénales antérieures infligées pour les mêmes propos. La police administrative vient ainsi prévenir la réitération de propos pénalement sanctionnés et concrétiser l’interdit pénal. Le Conseil d’Etat a choisi de s’émanciper de ce schéma « vertueux ».
La jurisprudence Dieudonné est sortie de son lit
La jurisprudence initiée par les trois ordonnances Dieudonné a connu une double évolution qui renforce la possibilité pour les autorités de police de restreindre l’exercice de la liberté d’expression. Le Conseil d’Etat a ouvert la boite de Pandore comme annoncé par la doctrine 9
Quant au contexte du discours stigmatisé d’abord. Elle dépasse désormais le discours artistique. Il n’est plus seulement question de propos tenus lors d’un spectacle « humoristique » voir plus récemment dans le cadre de concerts de rap 10. Elle a étendu son empire aux réunions et aux manifestations de nature politique et donc aux libertés constitutionnelles que les protègent. Le Conseil d’Etat a ainsi validé l’interdiction d’une conférence comportant l’intervention d’un imam salafiste 11. Surtout, cette jurisprudence a été mobilisée pour fonder l’interdiction de manifestations de soutien à la cause palestinienne dès lors que pourraient y être tenus des slogans « ayant pour objet, directement ou indirectement, de soutenir le Hamas » et qui « sont de nature à entraîner des troubles à l’ordre public, résultant notamment d’agissements relevant du délit d’apologie publique du terrorisme ou de la provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence contre un groupe de personnes à raison de son appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion » 12. Cette extension a eu un prix. Toute la difficulté est alors de démontrer l’imminence de la tenue de tels propos alors que, contrairement à un spectacle structuré autour d’une set-list et dont le contenu peut être défini à l’avance, une manifestation n’offre pas la même prévisibilité. Aussi cette exigence a-t-elle été appréciée de manière plus lâche. Il n’est pas nécessaire que les slogans litigieux soient susceptibles d’être lancés ou relayés par les organisateurs de la manifestation. Il n’est pas non plus indispensable que ces mêmes organisateurs aient été à l’initiative des manifestations antérieures à l’occasion desquels ont été repris des slogans pénalement répréhensibles. On comprend donc qu’une manifestation peut désormais être interdite par l’autorité de police dès lors qu’il existe un risque qu’un groupe de manifestants, sans lien particulier avec ses organisateurs, reprenne à cette occasion des slogans jugés contraires au respect de la dignité de la personne humaine.
Quant à la qualification du discours stigmatisé ensuite. Comme il a été vu, le juge administratif se reposait jusque-là largement sur les condamnations pénales antérieures infligées pour les mêmes propos à la personne visée par l’interdiction. Il s’est émancipé de cette considération en plusieurs occasions. Il n’est désormais plus nécessaire que cette personne ait été antérieurement condamnée par le juge pénal à raison de ce discours. Le juge administratif se borne désormais à relever que le propos litigieux est « pénalement répréhensible » 13 ou susceptible de constituer une infraction pénale 14. On concédera que son appréciation pourrait alors se fonder sur des condamnations pénales antérieures ayant frappé d’autres individus pour des propos de même teneur. Il n’est pas sûr toutefois que les propos retenus par l’autorité administrative pour justifier l’interdiction de manifestations propalestiniennes aient déjà entrainé des condamnations pénales. Il est même douteux qu’ils soient susceptibles d’entrainer de telles condamnations pour certains d’entre eux. Ainsi, pour valider des arrêtés d’interdiction de manifestations propalestiniennes 15, des tribunaux administratifs se sont fondés sur « des positions publiques très critiques à l’égard de la politique d’Israël envers la Palestine » 16, la destruction du drapeau israélien 17 ou encore un tract intitulé « halte au massacre de la population à Gaza », mentionnant notamment que « le nettoyage ethnique à petit feu s’est transformé en génocide assumé » et qu’ « Israël se prépare à une invasion terrestre dévastatrice et génocidaire de Gaza » 18. En s’émancipant de l’exigence de condamnations pénales antérieures, le juge administratif s’engage donc dans une voie périlleuse. Et le préfet du Nord a bien compris la nouvelle latitude laissée aux autorités de police lorsqu’il a interdit la tenue d’une conférence de Jean-Luc Mélenchon à Lille par un arrêté du 18 avril 2024. Il a mentionné à cette occasion « le risque […] élevé qu’un tel évènement puisse donner lieu à des propos ou agissement pénalement sanctionnés relevant notamment de l’incitation à la haine et à la violence ». A notre connaissance, cette personnalité politique n’avait pourtant jamais fait l’objet d’une condamnation pénale du chef de la provocation à la discrimination raciale.
Cette exubérance nouvelle de la dignité de la personne humaine dans le cadre du régime préventif de la police administrative doit être mise en perspective avec la retenue de l’assemblée plénière de la Cour de cassation à son égard. Elle estime que « La dignité de la personne humaine ne saurait être érigée en fondement autonome des restrictions à la liberté d’expression » 19.
L’ordonnance Eric Z.
L’ordonnance sous commentaire se situe partiellement en marge des mutations en cours de la jurisprudence Dieudonné mais elle en constitue un aboutissement attendu.
En premier lieu, et à l’instar de Dieudonné, Eric Zemmour a déjà été condamné à de nombreuses reprises au titre des délits d’injure publique et de provocation à la discrimination raciale. Il l’a été du chef de provocation à la discrimination à raison de la race ou de la religion pour ses propos justifiant la pratique illégale des contrôles d’identité au faciès par le constat que « la plupart des trafiquants sont noirs et arabes » 20, pour ses propos sur les mineurs isolés qualifiés successivement par ses soins « voleurs », « assassins » et « violeurs » 21 et encore pour ses propos suivant lesquels il faudrait donner aux musulmans « le choix entre l’islam et la France » 22 et selon lesquels la présence « des musulmans dans le peuple français nous conduira au chaos et à la guerre civile » 23. Il a aussi été condamné au titre du délit d’injure à caractère raciste pour avoir dit à une contradictrice que son nom est une insulte à la France 24 et du chef d’injures publiques envers les personnes homosexuelles pour avoir affirmé que « on a les caprices d’une petite minorité qui tient la main sur l’État et qui l’asservit à son profit et qui va d’abord désagréger la société parce qu’on va avoir des enfants sans père et […] que c’est une catastrophe et, deuxièmement, qui va faire payer ses caprices par tous les autres Français » 25. En dernier lieu, le président de « Reconquête ! » a été condamné des chefs d’injure publique raciale et de provocation à la discrimination raciale pour des propos tenus lors de la convention de la droite en 2019 26. Pour faire bonne mesure, il doit être ajouté que la Cour de cassation a cassé un arrêt d’appel ayant relaxé Eric Zemmour du chef de contestation de crimes contre l’humanité pour ces propos sur Pétain sauveur des juifs français et que la Cour d’appel de Paris sera donc bientôt amenée à rejuger l’affaire 27.
En deuxième lieu, il est acquis là-encore depuis les ordonnances Dieudonné que les discours tombant sur le coup du délit de provocation à la discrimination à raison de la race et de la religion, – à la fois fonds de commerce politique et casier judiciaire d’Eric Zemmour -, s’analysent comme des atteintes à la dignité de la personne humaine dont il appartient à l’autorité de police d’empêcher la représentation ou l’expression.
En troisième lieu, il existait un risque sérieux que ce type de propos soient réitérés par Eric Zemmour ou ses co-intervenants à l’occasion de la réunion publique qui devait se tenir le 2 juillet 2024. Plusieurs éléments militaient en ce sens. La proximité dans le temps de multiples condamnations pénales laissait entendre que ces propos correspondaient toujours à l’état d’esprit et aux convictions du moment du président de « Reconquête ! ». Par ailleurs, ce dernier a toujours refusé de se désolidariser desdits propos ou de s’en excuser. Mieux même, il a dénoncé à plusieurs reprises les condamnations dont il a fait l’objet, pointant un supposé harcèlement judiciaire contre lui mené « pour intimider tous les Français et les faire taire » 28. Il n’a donc pas renoncé à réitérer ce type de propos. Cette dernière considération est parfois prise en compte par le juge administratif pour écarter l’imminence d’un risque de réitération de propos attentatoires à la dignité de la personne humaine 29. Enfin et en tout état de cause, il a été vu avec les décisions d’interdiction des manifestations propalestiniennes que l’appréciation par le juge administratif du caractère imminent de la commission d’infractions pénales de nature à justifier l’intervention de l’autorité de police est désormais plus souple.
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La présente ordonnance s’inscrit donc largement dans la continuité de la jurisprudence antérieure. Elle marque aussi une rupture. Jusque-là, cette jurisprudence avait surtout été mise en oeuve pour prévenir l’expressions de propos racistes, et le plus souvent à caractère antisémite : Dieudonné, Freeze Corleone, manifestations au soutien de la cause palestinienne. A notre connaissance, elle n’avait pas été mobilisée à l’égard des discours du type de ceux portés par Eric Zemmour 30, des discours racistes, musulmanophobes ou homophobes. Le Conseil d’Etat a ainsi mis fin à ce qui pouvait résonner comme une anomalie voire un « deux poids, deux mesures » et partant une trahison de la promesse républicaine.
Notes:
- En version PDF. ↩
- CE Ass., 27 oct. 1995, n°136727. ↩
- Par ex. : O. Cayla, « Le cour d’état de droit ? », Le Débat, 1998/3 (n°100), pages 108 à 133 ↩
- Essentiellement, CE ord., 5 janv. 2017, Asso. « Solidarité des français », n°300311 ↩
- CE ord., 9 janvier 2014, Ministre de l’Intérieur / Soc. Les Productions de la Plume et Dieudonné M’Bala M’Bala, n°374508, Rec. p. 1; CE ord., 10 janvier 2014, Soc. Les Productions de la Plume et Dieudonné M’Bala M’Bala, n°374528 ; CE ord., 11 janvier 2014, Soc. Les Productions de la Plume et Dieudonné M’Bala M’Bala, n°374553. ↩
- Voir en particulier, J. Petit, « Les ordonnances Dieudonné : séparer le bon grain de l’ivraie », AJDA 2014, p. 866. ↩
- CE, 9 nov. 2015, AGRIF, n°376107, Rec. p. 377. ↩
- Sur ce resserrement, voir M. Grandjean, La protection des libertés de l’esprit par les juges ordinaire, Thèse Université de Bourgogne, 2023, n°718 et s. ↩
- B. Seiller, AJDA 2014 p. 129 ; B. Plessix, « Le droit des libertés publiques au secours du droit administratif. Retour sur l’affaire Dieudonné et la distinction entre police administrative et police judiciaire », Défendre les libertés publiques. Mélanges ne l’honneur de Patrick Wachsmann, Dalloz, 2021, p. 419. ↩
- CE ord., 17 mars 2023, Commune de Rennes, n°472161 ; CE ord., 16 févr. 2024, n°491848. ↩
- CE ord., 4 mars 2023, n°471871. ↩
- CE, ord., 18 oct. 2023, Association Comité d’action Palestine, n°488860. ↩
- ex. : TA Lille, 15 févr. 2024, n°2401563 ; TA Nantes, 1er déc. 2023, n° 2317724. ↩
- CE ord., 4 mars 2023, préc. ↩
- F. Tarlet, « Interdiction des manifestations dans le contexte de conflit israélo-palestinien : lectures locales d’un événement international, Dr. adm. 2023/12 alerte 129. ↩
- TA Marseille, 18 oct. 2023, n°2309872. ↩
- TA Besançon, 20 oct. 2023, n°2302013, Jurisdata n°2023-018307. ↩
- TA Orléans, 28 oct. 2023, n°2304375. ↩
- Cass. AP, 17 nov. 2023, n°21-20.723 ; Cass. AP., 25 oct. 2019, n°17-86.605, Bull. ↩
- TGI Paris, 18 févr. 2011, n° 1015908238, Légipresse 2011/282 p. 240. ↩
- TJ de Paris, 17 janv. 2022, n°20275000621, Légipresse 2022/44 p.78. ↩
- Cass. crim., 17 sept. 2019, n°18-85.299. Voir égal., CEDH, 20 déc. 2022, Zemmour / France, n°63539/19 ↩
- CA Paris, 17 nov. 2016, n°16-00.355, Légifrance 2017/345 p. 14. ↩
- TJ Paris, 12 janv. 2023, n°18297000957, Légipresse 2023/410 p. 14. ↩
- TJ Paris, 28 sept. 2023, n° 20210000065, Légipresse 2023 p.526. ↩
- CA Paris, 2 févr. 2024, n°23/02568, Légipresse 2024/423 p.147. ↩
- Cass. crim. 5 sept. 2023, n°22-83.959. ↩
- ex. : BFM TV, BFM Story, 28 mars 2024 ↩
- ex. : CE ord., 17 mars 2023, Commune de Rennes, n°472161. ↩
- Toutefois, TA ord., 13 mai 2023, n°2310745, JurisData n°2023-015216. ↩