L’article 544 du Code civil est conforme à la Constitution : Ouf !?
L’article 544 ne méconnaît aucun des droits ou libertés que la Constitution garantit : sourire ou soupir ?
Par Sébastien Milleville
Résumé
Le Conseil constitutionnel affirme que l’article 544, qui ne serait qu’un texte de définition, ne porte aucune atteinte aux droits et libertés que la Constitution. Mais l’article 544 n’est-il qu’un texte de définition ? En cas d’occupation sans titre d’un terrain, il n’est pas certain que cette affirmation suffise à résoudre le conflit patent entre l’exclusivité attachée à la propriété et le principe d’un droit au logement.
Dans une décision récente (Conseil Constitutionnel, 30 septembre 2011, QPC 2011-169), les sages de Montpensier ont eu à connaître d’une QPC dont la réponse peut susciter un rire de soulagement et prêter à un sourire vaguement ironique.
Le soulagement déjà… Au risque de passer pour un idolâtre du Code, on commencera par rappeler que l’article 544 compte au nombre de ces dispositions happy few qui, avec l’article 1134 du Code civil et quelques autres, lorsqu’elles sont au visa d’un arrêt, suscitent d’emblée un regain d’attention. Il est vrai que l’article 544 ne définit rien de moins que le droit de propriété qui s’exerce sur les choses, de la manière la plus absolue pourvu qu’on en fasse pas un usage prohibé par les lois ou les règlements. Commenté par des générations d’étudiants, disséqué par des générations de chercheurs, il a été encore l’objet de glose, de post-glose, le sujet d’une disputatio acharnée entre les partisans d’une théorie moderne de la propriété et les tenants du classicisme, il a même fini par triompher de l’avant-projet de réforme du droit des biens proposé sous le haut-patronage de l’association Capitant.
Et tout cela aurait pu être vain si le Conseil en avait décidé autrement. Quel ouf de soulagement à la lecture de la décision du Conseil : toute cette énergie n’a pas été déployée, en vain, à l’étude d’une disposition inconstitutionnelle !
Un dispositif en forme de lapallissade
Passé le soulagement, c’est cependant l’ironie qui prédomine. L’ironie, parce qu’à première vue, le dispositif de la décision, l’article 544 du Code civil est conforme à la Constitution, a tout d’une lapallissade. Etait-ce vraiment imaginable que l’article 544 du Code civil fût déclaré non conforme à la Constitution ? Et d’abord, si cela avait été le cas, par quoi l’aurait-on remplacé ? Par un motif de la décision du Conseil constitutionnel ? Ou plutôt par le dispositif de sa décision de non-conformité ? Ou par rien du tout ?
Mais peut-être que cette interrogation est vaine. Pour trouver une disposition de substitution à l’article 544, peut-être faudrait-il d’abord bien savoir à quoi il sert. Parce qu’il définit la propriété, ainsi que le Conseil le relève, l’article 544 a de toute évidence une fonction structurante au sein de la dogmatique juridique. On entend par là que son analyse constitue un passage obligé dans toute réflexion relative à l’organisation des droits patrimoniaux : les théories que l’on élabore pour expliquer le patrimoine, les droits patrimoniaux ou les biens passent nécessairement sur le grill de l’article 544. Mais s’il n’y avait que cela, il pourrait bien être abrogé et l’on s’accomoderait sans trop de peine d’une disposition différente : les théories sont faites pour changer… Non, l’utilité principale de cette disposition simplement législative et comme telle soumise à des normes supérieures qu’elles soient constitutionnelles ou conventionnelles, est ailleurs.
Un article de définition ?
Ce n’est pas qu’un article de définition, sauf à croire que les rédacteurs du Code, en 1804, se soient bornés à faire œuvre de doctrine… Et puis après tout, peu importe l’intention initiale des quatre rédacteurs : n’en déplaise au Conseil, aujourd’hui l’article 544 ne fait pas que définir le droit de propriété : il permet la résolution de litiges entre des particuliers. Certes l’article 544 n’est pas la disposition que l’on retrouve le plus souvent au contentieux. Mais il est indispensable pour résoudre le litige qui oppose ceux qui revendiquent une même chose. L’article 544 en ce qu’il consacre l’exclusivité de la jouissance de la chose au profit du propriétaire permet ainsi à ce propriétaire d’obtenir, par exemple, l’expulsion de ceux qui occuperaient et jouiraient de son terrain sans autorisation. C’était précisément cette application qui était en cause dans le litige ayant donné lieu à la présente QPC (v. sur ce point, S. Slama, « Constitutionnalité de l’interprétation jurisprudentielle donnant un caractère absolu à la définition du droit de propriété de l’article 544 du Code civil », in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 10 octobre 2011). Visiblement, les requérants occupaient un terrain appartenant à une communauté d’agglomération et cette personne publique, s’appuyant sur le Code civil, invoquait à son profit la jouissance exclusive de la chose : elle demandait l’expulsion des occupants sans titre. Jusqu’ici, rien que de très classique.
La particularité de l’espèce résidait cependant dans la nature de l’occupation réalisée. Les requérants vivant dans des résidences mobiles, pour résister à l’expulsion, ils se prévalaient du « principe à valeur constitutionnelle de sauvegarde de la dignité de la personne contre toute forme d’asservissement ou de dégradation, au droit de mener une vie familiale normale et à l’objectif de valeur constitutionnelle que constitue le droit au logement » (voir, pour la décision de renvoi : Cass. Civ. 3ème, 30 juin 2011). Et leur argumentation était la suivante : le caractère absolu du droit de propriété conduit à ce que toute occupation sans droit ni titre du bien d’autrui soit considérée comme une trouble manifestement illicite permettant au propriétaire d’obtenir en référé, l’expulsion de l’occupant.
Cette argumentation était habile si l’on excepte que le caractère absolu du droit de propriété, si les mots ont un sens, n’a pas grand-chose à voir la question de l’expulsion de l’occupant sans titre. D’ailleurs, le caractère absolu du droit de propriété, aussi surprenant sémantiquement que cela puisse paraître fait l’objet d’une limitation au sein-même de l’article 544 : c’est le fameux « pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois et les réglements ». Ce qui était en cause ici c’est plus certainement le caractère exclusif du droit de propriété : la chose ne doit profiter qu’au propriétaire. Et ce caractère exclusif du droit de propriété n’est pas limité au sein de l’article 544. Or l’on comprend bien que cette exclusivité se concilie mal avec les principes invoqués par les requérants. Dès lors qu’en France, les terrains sont tous appropriés, en théorie les personnes vivant dans des résidences mobiles, pour reprendre l’euphémisme du Conseil, sont condamnées à être expulsées.
Une conciliation bien délicate
Le Conseil constitutionnel était donc confronté, nous semble-t-il, à une question bien délicate, qui était de savoir si finalement le droit de propriété de l’article 544 et son exclusivité dans la jouissance de la chose sont bien compatibles avec le principe de respect de la dignité de la personne, le droit à une vie familiale normale et le droit au logement, le dernier étant le plus prégnant ici. Et « cette pesée des droits » (J. Monéger, Le droit au logement face au droit de propriété et à la question prioritaire de constitutionnalité, Loyers et copropriété, 2010, repère 4) n’était pas si évidente qu’on voudrait nous le faire croire (J. Monéger, loc. cit.).
Le considérant n° 8 de la décision livre un début de réponse : il appartient au législateur de mettre en œuvre l’objectif à valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent, il peut à cette fin apporter au droit de propriété les limitations qu’il juge nécessaires, à la condition toutefois que ces limitations n’excèdent pas le seuil de gravité fixé par le Conseil. Et ?
Et c’est tout ! Alors que l’on s’attendait à davantage d’explications sur le moyen d’articuler le droit au logement et le droit de propriété, le Conseil revient à l’article 544 et nous rappelle que ce texte définit le droit de propriété, ce dont il semble déduire qu’il ne méconnaît par lui-même aucun droit ou liberté que la Constitution garantit. Et le Conseil de préciser dans la foulée que l’article 809 du Code de procédure civile, qui permet de prescrire toute mesure « pour faire cesser un trouble manifestement illicite » ne peut voir sa constitutionnalité examinée en l’espèce. Il est vrai qu’il s’agit d’un texte de nature réglementaire. Or, l’article 61-1 de la Constitution, qui ouvre la possibilité de la QPC ne vise expressément que la disposition « législative » qui porterait atteinte aux droit et libertés que la Constitution garantit. Si l’on interprête bien ce considérant terminal : seul l’article 809 pourrait poser question puisque l’article 544 n’est qu’un texte de définition, or cet article 809 est une disposition réglementaire qui échappe à l’examen du Conseil (v. en ce sens, G. Forest, Dalloz actualité, 7 octobre 2011). Autrement dit, circulez, il n’y a rien à voir.
Il est permis d’être persuadé du contraire. L’article 544 est une règle de droit tout ce qu’il y a de plus ordinaire : elle permet de trancher des litiges. Et même si le texte définit le droit de propriété, cette définition en elle-même produit des effets juridiques dont le plus évident est qu’elle permet au propriétaire d’obtenir l’expulsion des occupants sans titre.
Ainsi, dans le litige né de l’opposition entre deux personnes quant à l’occupation d’une même chose, l’article 544 a pour conséquence que c’est celui que l’on qualifie de propriétaire qui l’emporte systématiquement au détriment de l’autre. Omnis definitio in iuri civilis periculosa est : la faveur systématique pour le propriétaire ne peut que se heurter aux droits fondamentaux de l’occupant sans titre, notamment lorsque celui-ci entend installer son logement sur ce terrain.
Qui voudra bien trancher ce genre de conflits ?
Reste à savoir qui peut bien trancher ce genre de conflits : à première vue, le Conseil constitutionnel y répugne puisqu’il renvoie au législateur « le soin d’apporter au droit de propriété les limitations qu’il estime nécessaires ». Mais si le Conseil constitutionnel fait la passe, il se démarque immédiatement pour récupérer le ballon puisque ces limitations ne peuvent avoir « un caractère de gravité tel que le sens ou la portée de ce droit en soient dénaturées » et « doit être aussi sauvegardée la liberté individuelle ». Il n’échappera à personne que le Conseil constitutionnel renvoie ici à sa propre jurisprudence (v. par exemple, pour le droit de propriété : Conseil Constitutionnel, 12 novembre 2010, QPC 2010-60, pour la liberté individuelle : Conseil Constitutionnel, 17 décembre 2010, QPC 2010-80). Il entend donc trancher lui-même le conflit… Mais quand ? Et d’abord pourquoi le Conseil constitutionnel n’a pas saisi l’occasion de cette QPC pour trancher ?
On se peut se laisser tenter par la formulation d’une hypothèse… Ce conflit de droits fondamentaux : le droit de propriété face au droit au logement, au principe de dignité et au droit de mener une vie familiale normale était, nous semble-t-il au cœur de l’instance en référé qui opposait les requérants au propriétaire des terrains occupés. Par conséquent, si le Conseil avait entendu résoudre ce conflit, par la même occasion il aurait résolu le litige au fond puisque l’on aurait pu directement déduire de sa solution que soit le propriétaire, soit les occupants sans titre devait l’emporter. Or la QPC n’a pas pour objet d’opérer dévolution du litige au Conseil, elle vise simplement à l’examen d’une disposition législative applicable à ce litige : le Conseil a donc peut-être voulu éviter d’empiéter sur la compétence des juridictions judiciaires.
Cela signifie-t-il que le Conseil entend trancher les conflits de droits fondamentaux lorsque sa solution ne risque pas de changer le sens d’un litige en cours, soit uniquement l’occasion d’un examen a priori par exemple ? On se gardera bien de l’affirmer. On remarquera seulement qu’en l’espèce, même sans le vouloir, en validant l’article 544, le Conseil a donné une bonne raison au juge judiciaire saisi de l’affaire de prononcer l’expulsion des occupants sans titre au nom de la suprématie du droit de propriété sur les autres droits fondamentaux invoqués.
Là on l’on finit par rire un peu jaune c’est que cette suprématie résulte de l’absence d’atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit d’un simple texte de définition… qui est bien plus que cela. Ce qui pose une ultime question : la conciliation entre différents droits fondamentaux et donc la protection de chacun d’eux peut-elle vraiment se faire par la seule voie de l’examen de la constitutionnalité d’une norme, indépendamment de la solution à rendre sur le fond du litige ?
Pour citer cet article : Sébastien Milleville, « L’article 544 ne méconnaît aucun des droits ou libertés que la Constitution garantit : sourire ou soupir ? », RDLF 2011, chron. n°2 (www.revuedlf.com)
Crédits photo : Dora Pete, stock.xchng