Mitoyenneté et accès forcé à la mitoyenneté
Mitoyenneté et accès forcé à la mitoyenneté : les enjeux au regard du droit civil, du droit constitutionnel et du droit européen des droits de l’Homme (à propos de la Décision n° 2010-60 QPC du 12 novembre 2010)
Par Nathalie Pierre
Qui ne connaît pas ce qu’il est d’usage d’appeler « la cession forcée de mitoyenneté » (article 661 du Code civil) ? Ne faisant naître, jusqu’à peu, qu’un contentieux purement technique de droit des biens, mais bien souvent citée parmi les rares exemples d’expropriation pour but d’utilité privée, contenant dès lors les germes d’un litige relatif à une atteinte au droit de propriété, la disposition a récemment fait l’objet, grâce au nouveau mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité, d’une décision du Conseil constitutionnel (D. QPC 12 novembre 2010).
Les vénérables dispositions du droit des biens français, dont la plupart restent inchangées depuis 1804, n’ont qu’à bien se tenir ! Elles étaient déjà susceptibles d’inconventionnalité au regard de l’article 1er du 1er Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’Homme (Comp., s’agissant du Royaume-Uni, les dispositions relatives à l’usucapion, finalement jugées conformes : Cour EDH, Gr. ch., 30 août 2007, J. A. Pye (Oxford) Ltd et J.A. Pye (Oxford) Land Ltd c. Royaume-Uni, § 71, A. J. D. A. 2007, p. 1928, obs. J.-F. FLAUSS, Rev. trim. dr. civ. 2007, p. 727, obs. J.-P. MARGUENAUD, ibid. 2008. 507, obs. T. REVET, J. C. P. éd. G 2008. I. 127, n° 12, obs. H. PERINET-MARQUET. ibid. I. 110, n° 4, obs. F. SUDRE, Droit et patrimoine juillet-août 2008, Rev. trim.dr. h. octobre 2008, p. 1139, note N. PIERRE). Désormais, grâce au contrôle a posteriori institué par la question prioritaire de constitutionnalité (art. 61-1 Const.), elles peuvent être déclarées contraires aux droits et libertés garantis par la Constitution.
C’est ainsi que, lors d’une instance civile, le propriétaire d’un mur dont le voisin exigeait, sur le fondement de l’article 661 du Code civil, qu’il devienne mitoyen, avait soulevé, dans une question prioritaire, l’inconstitutionnalité de cette disposition. Jugeant que la question présentait le caractère sérieux requis, l’article 661 du Code civil étant susceptible d’« être considéré comme entraînant une grave dénaturation du droit de propriété du maître du mur qui perd ses droits exclusifs, sans justification évidente d’une nécessité publique », la Cour de cassation renvoya la question au Conseil constitutionnel, par un arrêt rendu par la 3ème chambre civile le 15 septembre 2010 (publié au Bull., Dr. et pat. 2011, n° 199, p. 75, obs. J.-B. Seube, RDI 2010. 538, obs. L. Tranchant). Le Conseil, dans une décision du 12 novembre 2010, décide de la pleine conformité de l’article 661 à la Constitution (Déc. n° 2010-60 QPC, 12 novembre 2010, D. 2010. 2771, obs. G. Forest, ibid 2011. 652, note Aline Cheynet de Beaupré RDI 2011.99, note L. Tranchant, JCP éd. G 2011, chron. 323, n° 5, obs. H. Périnet-Marquet, RTDciv. 2011. 144, obs. Th. Revet). D’une part, la disposition n’entre pas dans le champ d’application de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, dès lors que l’accès forcé « n’a pour effet que de rendre indivis le droit du maître du mur » et non de l’en priver. La limitation ainsi apportée à l’exercice du droit du propriétaire initial du mur n’est pas, d’autre part, contraire à l’article 2 de la même Déclaration, car justifiée par un motif d’intérêt général et proportionnée à l’objectif poursuivi.
La présente décision conforte la jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière de protection de la propriété. Le Conseil constitutionnel a en effet progressivement dégagé deux normes garantissant la propriété. La première, expressément visée à l’article 17, garantit la personne contre la privation de propriété. Lorsque aucune privation n’est en cause, le Conseil constitutionnel sollicite alors l’article 2 de la Déclaration, tirant de cette disposition un principe général de protection de la propriété, applicable subsidiairement. Le Conseil constitutionnel confirme dans la présente décision le rôle subsidiaire de l’article 2. Corollaire de ce mécanisme binaire fermement assis, la privation de propriété, qui avait pu auparavant osciller, selon les décisions, entre une définition stricte ou élargie (V. A.-F. Zattara, La dimension constitutionnelle et européenne du droit de propriété, LGDJ, Bibl. dr. privé, t. 351, 2001, n° 409 et 410) est ici entendue de manière restrictive : il ne peut s’agir que d’un transfert forcé définitif. Ainsi la restriction portée au droit de propriété par une disposition légale, même lorsqu’elle présente « un caractère de gravité tel qu’elle dénature le sens et la portée de ce droit » n’équivaut pas à une privation mais relève de l’article 2 (§ 6).
Pour le civiliste, l’arrêt du Conseil constitutionnel relatif à la cession forcée de mitoyenneté se révèle doublement intéressant : d’une part, la nature d’institutions civilistes telles que la mitoyenneté et l’indivision se trouve éclairée (I). D’autre part, la décision du Conseil invite à vérifier si tout accès forcé à la mitoyenneté se trouve désormais véritablement à l’abri d’une condamnation supra-légale (II).
I. La nature de la mitoyenneté et de l’indivision éclairée par le Conseil constitutionnel
Si l’indivision est, semble-t-il, conçue comme une simple modalité de la propriété (B), la mitoyenneté est clairement qualifiée d’indivision (A).
A. La mitoyenneté, une indivision de voisinage
Une indivision-. Considérant que l’accès forcé à la mitoyenneté a pour effet « de rendre indivis le droit exclusif du maître du mur », le Conseil constitutionnel admet nécessairement que la mitoyenneté est une variété d’indivision. Née de l’insertion des dispositions relatives à la mitoyenneté dans un chapitre du Code civil dédié aux « servitudes établies par la loi », une controverse relative à la nature de la mitoyenneté avait pu s’ouvrir : s’agit-il d’une servitude, d’une indivision (en propriété) ou encore de la combinaison d’une indivision et de certaines servitudes réciproques -charge d’entretien, charge de subir perpétuellement l’indivision sans pouvoir demander le partage- ? (Sur ces conceptions, V. M. BOUDOT, Mitoyenneté, Rép. civ. Dalloz, 2008, n° 10 à 15). Il y a longtemps que la jurisprudence a tranché en faveur de la qualification d’indivision (Cass. 3ème civ. 19 fév. 1985, Bull. civ. III, n° 37, p. 27, JCP éd. G 1986. II. 20565, note J.-Fr. BARBIERI, RD imm. 1985, p. 339, note J.-L. BERGEL, RTD civ. 1985, p. 743, n° 5, obs. Cl. GIVERDON et P. SALVAGE- GEREST ; Cass. 3ème civ. 20 juill. 1989, Bull. civ. III, n° 173, p. 93, D. 1989. IR, p. 245, JCP 1989. IV. 359, RTD civ. 1990, p. 686, n° 4, obs. Fr. ZENATI). Souhaitant consacrer sur ce point le droit positif, l’article 635 de la Proposition de réforme du Livre II du Code civil énonce que « La mitoyenneté est un droit de propriété indivis sur un mur, une clôture ou un fossé » (Proposition consultable). Le Conseil constitutionnel ne fait donc pas ici œuvre de nouveauté.
La mitoyenneté est certes une indivision, mais une indivision forcée : en raison de l’affectation réelle du bien mitoyen, elle échappe au partage. Le Conseil constitutionnel, examinant en 1999 l’indivision entre partenaires d’un PACS, a indirectement conféré valeur constitutionnelle au droit au partage (Cons. const. décis. 99-419 DC du 9 nov. 1999, JO 16 nov. 1999, p. 16962). A notre sens, les indivisions forcées, dont la mitoyenneté, ne se trouvent pas pour autant condamnées (V. en ce sens, J.-L. Mouralis, Demandes en partage, Art. 816 à 824, J-Cl.civ Code, 2007, n° 12). En effet, le Conseil constitutionnel a seulement affirmé qu’aucune atteinte au droit de propriété des partenaires n’existait, sous réserve que l’article 815 du Code civil s’applique à l’indivision en cause. On en déduit que le caractère forcé de l’indivision constitue une atteinte (restriction) au droit de propriété des indivisaires, le retour à l’exclusivité étant impossible. Cependant cette restriction serait certainement jugée justifiée par un motif d’intérêt général (« l’utilisation rationnelle de l’espace », admise ici par le Conseil ainsi que le service apporté par le bien indivis (accessoire) aux biens privatifs, renforçant ce droit de propriété privative). Elle apparaît également proportionnée à l’objectif poursuivi. L’indivisaire tire en effet une contrepartie de cette absence de partage : le service dont bénéficie son bien privatif, par exemple protégé du vent, de la vue d’autrui et des voleurs par la clôture. De plus l’indivisaire forcé, comme pour compenser l’absence de partage, bénéficie de prérogatives d’usage renforcées.
Entre propriétaires de fonds voisins-. Si le Conseil constitutionnel tient la mitoyenneté pour une indivision, il intègre également le contexte de cette indivision, c’est-à-dire les relations de voisinage. Ainsi, « la mitoyenneté des murs séparatifs est au nombre des mesures qui tendent à assurer [la] conciliation [« des droits des propriétaires de fonds voisins »] » (§ 4). Ces modalités de conciliation sont qualifiées par le Conseil constitutionnel de principes fondamentaux de la propriété et des droits réels. C’est donc le législateur, compétent selon l’article 34 de la Constitution pour la fixation des principes fondamentaux de la propriété et des droits réels, qui doit définir ces modalités. On en déduit que si l’envie naissait un jour de consacrer textuellement les règles forgées par la jurisprudence en matière d’indivision forcée et perpétuelle entre propriétaires voisins mais non nécessairement contigus (cour commune, voie de desserte, puits…), la compétence reviendrait au législateur, ce qui n’était guère douteux.
B. L’indivision, simple modalité de la propriété
Si la transformation, certes contrainte, d’un droit exclusif en un droit indivis n’entraîne ni privation ni dénaturation du droit de propriété pour le Conseil constitutionnel, c’est nécessairement que le droit indivis n’est qu’une modalité du droit de propriété. Il s’agit toujours du droit de propriété, mais confronté à l’existence d’un autre droit de même nature sur le même objet et donc adapté à cette hypothèse d’absence d’exclusivité. Il semble donc que, sans doute sans l’avoir recherché, le Conseil constitutionnel prenne parti en faveur de la théorie classique de l’indivision, simple modalité de la propriété. Peut-être en est-il de même de la Proposition de réforme, qui définit l’indivision comme une conjonction de droits de même nature (art. 569), cette disposition trouvant place dans un chapitre dédié aux Propriétés collectives.
A cette thèse classique s’oppose la théorie institutionnelle, l’indivision étant alors distincte de la propriété car éloignée de l’idée de plénitude et marquée par la communauté d’intérêt des indivisaires. Ainsi, « le droit indivis se révèle être un droit complexe composé d’un ensemble de prérogatives de nature diverse » : droit sui generis d’usage du bien indivis et droit à une quote-part de la masse indivise (V. not. G. MARTY, P. RAYNAUD, Droit civil, Les biens, 3ème éd. par P. JOURDAIN, Dalloz, Paris, 1995, n° 59. V. aussi Fr.-X. TESTU, Indivision, D. 1996, chr. p 176).
Même si le Conseil constitutionnel fait mention des articles 653 et suivants du Code civil, l’absence de privation de propriété à laquelle il conclut n’apparaît pas liée au régime particulier de la mitoyenneté, indivision spéciale donnant lieu, au profit du propriétaire mitoyen, à un droit d’usage renforcé sur la face du mur indivis jouxtant son fonds. Vraisemblablement, c’est donc bien la nature et les effets de l’indivision, en général, qui sont appréhendés par le Conseil constitutionnel.
Dans le cadre de cette thèse de l’indivision-modalité de la propriété, la quote-part n’est que la manifestation abstraite, mathématique, de l’existence d’un concours de droits ; elle n’est pas un nouveau bien dont le propriétaire serait titulaire et dont il pourrait être privé. Certes, le droit positif de l’indivision ordinaire s’écarte de cette pure conception, admettant la cession ou l’hypothèque de la quote-part ; ces cas sont cependant limités. Peut-être est-ce au regard de cette pure conception de l’indivision que le Conseil constitutionnel n’a pas ici considéré la cession de mitoyenneté comme la privation, au détriment du propriétaire, d’une quote-part, transférée au voisin. Mais, de manière plus immédiate, l’appréhension temporelle de la quote-part posait problème : conclure à une privation de quote-part, c’eût été définir le propriétaire, alors exclusif, comme le titulaire de l’ensemble des quotes-parts sur le bien et donc comme un indivisaire potentiel, ce qui n’a guère de sens. C’est ainsi l’expression, pourtant consacrée, de « cession de mitoyenneté » qui s’avère inadéquate. C’est donc fort opportunément que le Conseil constitutionnel parle ici « d’accès à la mitoyenneté autorisé par le texte » (§ 5). L’expression adéquate serait donc accès forcé à la mitoyenneté (V. en ce sens L. Tranchant, note préc. RDI 2011).
II. L’accès forcé à la mitoyenneté, conforme aux garanties supra-légales du droit de propriété
L’ensemble des mécanismes d’accès forcé à la mitoyenneté semble conforme aux garanties supra-légales du droit de propriété. Il en est ainsi, sans aucun doute, de l’article 661 du Code civil, qui est l’objet de la décision du Conseil constitutionnel (A). C’est vraisemblablement aussi le cas de mécanismes voisins d’accès à la mitoyenneté (B).
A. Conformité de l’article 661 du Code civil
Tant le Conseil constitutionnel que la Cour européenne des droits de l’Homme exercent un contrôle de légitimité et de proportionnalité de l’atteinte portée aux droits du propriétaire. A la suite de la décision commentée, la conformité de l’article 661 du Code civil à la Constitution est avérée (a). La parenté du contrôle constitutionnel et conventionnel en matière de propriété conduit à penser que la Cour européenne jugerait la disposition conforme à l’article 1er du 1er Protocole additionnel à la Convention, garantissant le « droit au respect de ses biens » (b).
a. Conformité constitutionnelle avérée
Intérêt général-. Alors que la « cession forcée de mitoyenneté » est usuellement présentée comme le parangon de l’expropriation pour cause d’utilité privée (V. not. A. Cheynet de Beaupré, L’expropriation pour cause d’utilité privée, JCP G 2005. I. 144, n° 21), le Conseil constitutionnel considère que la restriction ainsi apportée au droit du propriétaire répond à un motif d’intérêt général (V. déjà en ce sens la doctrine civiliste : Fr. TERRE, Ph. SIMLER, Droit civil, Les biens, Précis Dalloz, 8ème éd., 2010, n° 690). En effet, selon le Conseil, la disposition de l’article 661 permet au voisin l’accès à la mitoyenneté, « mode économique de clôture et de construction des immeubles ainsi que d’utilisation rationnelle de l’espace, tout en répartissant les droits des voisins sur les limites de leurs fonds » et constitue un « élément nécessaire à ce régime ».
En premier lieu, il ressort de l’arrêt commenté un alignement certain du Conseil constitutionnel sur la Cour européenne quant à l’appréhension de la notion d’intérêt général (V. déjà Cons. constit, n° 91-303 DC, 15 janv. 1992, § 12 : intérêt général constitué par la protection des consommateurs). En effet, depuis l’arrêt James, la Cour européenne considère qu’« un transfert de propriété opéré dans le cadre d’une politique légitime – d’ordre social, économique ou autre – peut répondre à l’ »utilité publique » même si la collectivité dans son ensemble ne se sert ou ne profite pas elle-même du bien dont il s’agit » (en l’occurrence, la loi anglaise permettait à l’emphytéote d’exiger du propriétaire la cession à son profit de la propriété du bien objet de son droit : Cour EDH, 21 févr. 1986, James c. R-U, § 45). Le fait que le bénéficiaire de la mesure soit un particulier, ou plus exactement une catégorie déterminée de particuliers, n’exclut donc pas l’existence d’un motif d’intérêt général. La présente solution, extensive mais réaliste, n’est pas sans rappeler l’évolution de la conception d’ordre public, de direction d’abord mais aussi de protection.
En second lieu, quant à la vérification de l’existence d’un intérêt général, le présent arrêt s’inscrit parfaitement dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Ce dernier n’exerce aucun contrôle d’opportunité de la mesure, tenant pour motif d’intérêt général la finalité poursuivie par le législateur (finalité affirmée ou déduite).
Or, les motifs d’intérêt général ici invoqués ne sont pas à l’abri de la critique. Si la préservation de l’espace non bâti et l’économie procurée (de construction, d’entretien) sont avérées, lorsque le mur est utilisé comme simple clôture, ces arguments deviennent en revanche plus douteux lorsque le ou les propriétaires veulent utiliser le mur pour y adosser des constructions. La doctrine a en effet remarqué depuis longtemps que le statut du mur mitoyen est totalement inadapté aux techniques de construction actuelles : les murs extérieurs d’un bâtiment n’étant plus guère conçus comme porteurs de la structure, les appuis et enfoncements visés à l’article 657 ne peuvent matériellement avoir lieu, privant de fait le propriétaire mitoyen des droits que lui offre normalement le statut de la mitoyenneté (V. G. Goubeaux, note sous Civ. 3e, 8 mars 1972, JCP 1972. II. 17248 ; V. G. Liet-Veaux, Un anachronisme : la mitoyenneté des murs, JCP G 1966. I. 1991 ; H. Capitant, La mitoyenneté et les nouveaux matériaux de construction, DH 1929, chron. p. 81). Le propriétaire voulant appuyer une construction devrait donc préalablement reconstruire le mur (modalité peu économique) ou en construire un autre sur son propre terrain (absence de gain d’espace). En outre, même sans parler des nouvelles techniques de construction, il n’est pas certain qu’un mur unique séparant deux constructions entraîne sur le long terme une économie. « La construction à moindre coût fait place à la construction durablement économe » (M. BOUDOT, art. préc., n° 3 ; V. aussi n° 2).
Proportionnalité de la mesure-. Un tel contrôle est opéré, en matière de restriction de propriété, depuis une décision du 26 juillet 1984 (Cons. Const., n° 84-172 DC, 26 juill. 1984, § 19). Ici, le Conseil constitutionnel juge l’atteinte aux droits du propriétaire proportionnée. Il note en effet l’existence de garanties de fond, constituées par le domaine limité de la cession, offerte au seul propriétaire du fonds jouxtant le mur (Comp. la doctrine civiliste, pour laquelle le bénéfice de l’article 661 doit être étendu à l’emphytéote et à l’usufruitier : Fr. Terré et Ph. Simler, op. cit., n° 692) et par le remboursement par ce dernier de la moitié de la valeur du sol et de la moitié de la dépense qu’a coûté le mur. Le propriétaire dispose également de garanties procédurales : selon le Conseil constitutionnel, en cas de désaccord, le propriétaire du mur peut saisir le juge, qui vérifie que la situation répond au domaine visé et fixe l’indemnité.
N’ayant pas obtenu gain de cause sur le terrain constitutionnel, le justiciable, invoquant l’atteinte provoquée à son droit de propriété par l’article 661 du Code civil, pourrait bien être tenté de saisir la Cour européenne des droits de l’Homme. Vraisemblablement cependant, la même déception l’attend, au regard cette fois de l’article 1er du 1er Protocole additionnel.
b) Vraisemblable conformité à l’article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’Homme
Absence de privation de propriété-. La Cour européenne a pu connaître de cessions forcées au profit de particuliers déterminés, telle la cession forcée, dans le cadre d’une politique sociale, du droit de propriété immobilier au profit de l’emphytéote, devenant seul propriétaire du bien (V. arrêt James, Cour EDH, 21 févr. 1986, préc.). Cependant la question de la transformation d’un droit exclusif en un droit indivis s’avère inédite.
Il est cependant vraisemblable que la Cour européenne ne considérerait pas l’atteinte au droit de propriété du cédant comme une privation de propriété (Norme 2 contenue dans l’article 1er du 1er Protocole additionnel). En effet, la notion de privation de propriété s’entend, au sens constitutionnel comme au sens conventionnel d’une dépossession forcée, définitive et complète de propriété (V. J.-Fr. RENUCCI, Traité de droit européen des droits de l’Homme, LGDJ, 2007, n° 404). Serait donc en cause ici une réglementation de l’usage des biens : Norme 3 (La Cour ayant qualifié la perte de propriété consécutive au jeu de l’usucapion de réglementation de l’usage des biens : Cour EDH, Gr. ch., 30 août 2007, préc.-, cette dernière qualification ne peut que s’imposer ici, a fortiori). La réglementation de l’usage des biens est proche de la restriction portée au droit de propriété du droit constitutionnel. La Cour n’aurait ici nul besoin d’examiner l’ingérence sous l’angle de la norme subsidiaire d’atteinte à la substance de la propriété (Norme 1), norme « attrape-tout » notamment applicable lorsque le sort du droit de propriété, non transféré, se trouve toutefois affecté d’une incertitude prolongée (V. not. Cour EDH, 23 septembre 1982, Sporrong et Lönnroth c. Suède, § 61).
Intérêt général-. Il est probable que la Cour européenne admettrait les motifs d’intérêt général invoqués par le Conseil constitutionnel et que le Gouvernement français ne manquerait pas de reprendre. En effet, la Cour, comme le Conseil constitutionnel, laisse au législateur national une importante marge d’appréciation. Il en est ainsi particulièrement « dans des affaires […] où se trouve en jeu une branche du droit complexe et ancestrale régissant des matières de droit privé entre particuliers » (V. Cour EDH, Gr. ch., 30 août 2007, préc., § 71), ce qui est le cas de la mitoyenneté. A vrai dire, la Cour se contente d’entériner les motifs avancés par le Gouvernement, sauf s’ils sont « manifestement dépourvus de base raisonnable » (V. not. Cour EDH, 19 déc. 1989, Mellacher et autres c. Autriche, § 45).
Proportionnalité de la mesure-. Le contrôle opéré par la Cour européenne a pour objet, s’agissant de la norme 3, le rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Dans ce cadre, la Cour européenne, laisse toutefois à l’Etat « une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi » (V. not. Cour EDH, Gr. ch., 29 avr. 1999, Chassagnou autres c. France, § 75). La Cour européenne, comme le Conseil constitutionnel, vérifie l’existence de garanties substantielles et procédurales offertes au propriétaire.
Il est probable que la Cour européenne se contenterait des garanties invoquées par le Conseil constitutionnel. En effet, quant aux garanties de fond, « lorsqu’une mesure de réglementation de l’usage des biens est en cause, l’absence d’indemnisation est l’un des facteurs à prendre en compte pour établir si un juste équilibre a été respecté mais elle ne saurait, à elle seule, être constitutive d’une violation de l’article 1 du protocole n° 1 » (Cour EDH, Gr. ch., 29 mars 2010, Brosset-Triboulet c. France (§ 94), Depalle c/ Frjance (§ 91), D. 2010, p. 2024, note Ch. Quézel-Ambrunaz, ibid. 2183, obs. B. Mallet-Bricout, AJDA 2010. 1311, note M. Canedo-Paris, et 1515, étude F. Alhama ; RDI 2010. 389, obs. N. Foulquier ; RFDA 2010. 543, note R. Hostiou). Or, il existe ici une indemnisation du propriétaire (remboursement de la moitié de la valeur du sol et de la dépense de construction), que la Cour jugerait vraisemblablement suffisante. En effet, la valeur du sol et, depuis la loi du 17 mai 1960, la dépense de construction, sont estimées au jour où le voisin devient indivisaire, selon le texte ; l’indemnité due au propriétaire ne peut donc être dévalorisée à la suite d’une dépréciation monétaire. Cette indemnisation, associée à un cantonnement objectif de la mesure restrictive, devrait suffire (V. déjà en ce sens Cour EDH, 15juillet 2010, Chagnon et Fournier c. France, § 57). L’argument tenant au cantonnement pourrait d’ailleurs être étayé devant la Cour. Ainsi, l’article 668 du Code civil écarte expressément la « cession forcée de la mitoyenneté » d’un fossé ou d’une haie, qui ne présente pas dans ces cas d’intérêt (Exclusion d’ailleurs reprise par la Proposition de réforme du Livre II du Code civil : art. 642 al. 2). Par ailleurs, la jurisprudence refuse le jeu de l’article 661 lorsque le propriétaire du mur a acquis une servitude qui serait incompatible avec la mitoyenneté, garantissant ainsi les droits acquis du propriétaire (V. par ex. Civ. 3ème, 23 oct. 1985, Bull. III, n° 130).
Concernant les garanties procédurales, dont l’existence n’est d’ailleurs pas toujours vérifiée par la Cour (V. par ex. Cour EDH, 29 mars 2010, préc.), les procédures applicables en droit interne doivent, selon la Cour, offrir « à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis » par l’article 1er du premier Protocole additionnel (Cour EDH, 4ème sect., 21 mai 2002, Jokela c. Finlande, § 45 et 55. V. aussi Cour EDH, 24 oct. 1986, Agosi c. Royaume-Uni, § 55). La Cour ne va pas jusqu’à exiger que le juge dispose, lors de l’examen de l’affaire, d’une grande liberté d’appréciation, d’un véritable rôle d’arbitrage entre deux intérêts distincts ; elle se contente de la possibilité, pour la personne qui conteste l’application de la mesure litigieuse, de saisir une juridiction qui vérifiera l’existence des conditions requises. Ainsi, au regard des dispositions instituant l’usucapion, la possibilité, pour le propriétaire, d’agir en revendication du bien avant l’expiration du délai de prescription et la possibilité, après expiration du délai, de contester en justice les conditions de l’usucapion constituent des garanties procédurales jugées suffisantes (Cour EDH, Gr. ch., 30 août 2007, préc., § 80 ; .V. aussi Cour EDH, 5ème sect., Gauchin c. France, 19 sept. 2008, § 65 et 66 : possibilité pour le bailleur rural désireux de reprendre la bien loué de contester en justice la cession de bail, le juge, saisi pour autorisation, ne faisant que vérifier l’existence des conditions légales de cette cession). L’absence ici de pouvoir d’appréciation du juge face au voisin disposant d’un véritable droit à devenir copropriétaire du mur, sous réserve de respecter les conditions matérielles (mur joignant la limite des deux fonds, absence de servitude incompatible) et de remboursement, ne heurte donc pas le droit européen. La portée de la garantie procédurale face à une application horizontale de la Convention se révèle assez faible in fine : puisque toute personne disposant d’un intérêt (défendre son droit de propriété) peut agir en justice, la condition se trouve de facto remplie.
B. Vraisemblable conformité des autres formes d’accès forcé à la mitoyenneté
La décision rendue par le Conseil constitutionnel ne vise que l’article 661 du Code civil. La solution posée vaudrait cependant à l’évidence, a pari, s’agissant de l’article 660, qui prévoit dans les mêmes conditions l’accès forcé du voisin à la mitoyenneté de l’exhaussement réalisé par l’autre propriétaire.
Qu’en serait-il de l’article 636 de la Proposition de réforme du Livre II du Code civil, s’il venait à être consacré ? Disposant que « Le propriétaire qui n’a pas consenti à l’édification du mur à cheval sur la ligne séparative des fonds ne peut, dans les parties urbanisées de la commune visées à l’article 633, exiger la démolition du mur. Il en acquiert de plein droit et gratuitement la mitoyenneté », le texte se démarque de la jurisprudence actuelle selon laquelle le mur ainsi établi a vocation à la mitoyenneté, le propriétaire non constructeur accédant à la mitoyenneté en remboursant au constructeur la moitié du coût de la construction (V. Cass. 3ème civ., 11 mai 1982, RTD civ. 1983. 560, obs. Cl. Giverdon).
Cette disposition a également pour effet de rendre indivis le droit exclusif du constructeur du mur, sans le consentement de ce dernier. Une telle restriction portée au droit du propriétaire par l’article 636 ne heurterait ni l’article 2 de la Déclaration, ni l’article 1er du 1er Protocole (Norme 3). L’accès à la mitoyenneté est, outre les motifs déjà évoqués, justifié ici par le nécessaire respect de la propriété d’autrui ainsi que l’économie réalisée, s’agissant d’un mur établi dans les agglomérations urbaines. En effet, le voisin envahi pourrait en principe exiger la démolition de l’empiétement. Or, chaque propriétaire peut, par ailleurs, dans les agglomérations urbaines, contraindre le voisin à contribuer à la construction d’un mur séparatif (art. 663 C. civ.), cette règle servant elle-même un intérêt général : la sécurité des personnes et des biens (V. en ce sens M. BOUDOT, art. préc., n° 94). Il serait donc peu opportun de contraindre le constructeur à démolir, sachant qu’il pourra exiger ensuite de son voisin la reconstruction à frais commun. C’est pourquoi la disposition, par exception, interdit la démolition. La mesure est vraisemblablement proportionnée au but poursuivi : outre l’existence de garantie procédurale, l’accès de plein droit à la mitoyenneté est réservé au voisin victime de l’empiétement et concerne seulement les murs urbains. L’absence d’indemnisation du constructeur ne peut être jugée inadéquate : il faut concilier ici le droit de propriété du constructeur sur le mur avec le droit de propriété du sol du non constructeur envahi. Sachant que ce dernier propriétaire est devenu, par accession, propriétaire de plein droit de la portion de construction réalisée sur son terrain. L’absence d’indemnisation constitue ici la sanction de l’empiétement commis par le constructeur, échappant par ailleurs à la sanction grave de la démolition : le principe constitutionnel de responsabilité tempère donc le principe du respect de la propriété.
L’hypothèse inverse, admise par la jurisprudence (Cass. 3ème civ., 9 juin 1982, Gaz. Pal. 1982. 2. Pan 358, note A. P. Cette jurisprudence n’est pas consacrée par la Proposition de réforme du Livre II du Code civil), dans laquelle le propriétaire d’un fonds se trouve contraint de devenir propriétaire mitoyen du mur, lorsqu’il appuie une construction sur le mur privatif du voisin, peut être jugée conforme à l’article 1er du premier protocole (Un contrôle constitutionnel est ici impossible, la Cour de cassation refusant de déférer au Conseil constitutionnel les questions prioritaires qui reposent sur une critique de l’interprétation de la loi (ici art. 657 C. civ.) donnée par la jurisprudence : V. N. Molfessis, La jurisprudence supra-constitutionem, JCP G. 2010 I. 1039).
Précisons que le propriétaire privatif du mur a alors le choix d’exiger la démolition de la construction ou d’exiger ce qui est improprement appelé « l’acquisition forcée de mitoyenneté », qui mettra fin à l’illicéité de la situation. Cette dernière mesure serait vraisemblablement envisagée comme une réglementation de l’usage des biens (Norme 3). L’intérêt général ici protégé est le respect de la propriété d’autrui. Le propriétaire du terrain voisin, forcé de devenir indivisaire du mur, ne subit aucune charge exorbitante, bien au contraire : tout d’abord, il ne peut être contraint qu’en cas de véritable emprise sur le mur. Par ailleurs, il échappe ainsi à la démolition de sa construction (voire à l’obligation de reconstruire à ses frais le mur, lorsque la démolition du bâtiment ne pourrait qu’emporter celle du mur), qui lui serait plus préjudiciable. Le remboursement dû au propriétaire du mur constitue ainsi la sanction et la réparation en nature de la voie de fait réalisée. Par ailleurs, le constructeur a également toujours la possibilité de contester les conditions de la mesure, en niant l’emprise ou en invoquant notamment l’acquisition par prescription de la mitoyenneté du mur (garantie procédurale).
A la lumière de ces considérations, on peut gager que, dans la plupart des cas, la remise en cause supra-nationale du droit des biens, tel que figurant dans le Code civil, restera une chimère. Il n’est guère que la mesure de démolition d’un empiétement minime et non intentionnel, que le juge doit ordonner si le propriétaire victime l’exige, qui pourrait être considérée comme une privation de propriété, certes d’intérêt général, mais disproportionnée au but poursuivi (V. en ce sens J.-P. Marguénaud, RTD civ. 2003. 763. Comp. l’art. 539 de la Proposition de réforme du Livre II du Code civil, selon lequel « le propriétaire victime d’un empiètement non intentionnel sur son fonds, ne peut, si celui-ci est inférieur à 0,30 mètres, en exiger la suppression que dans le délai de deux ans de la connaissance de celui-ci sans pouvoir agir plus de dix ans après l’achèvement des travaux ».). Le plaideur a en réalité peu à attendre du contrôle constitutionnel ou conventionnel. Si l’on peut y voir la faiblesse, regrettable, de ce contrôle, c’est également là reconnaître l’art des rédacteurs du Code civil et leur subtile recherche de justesse et d’équilibre.
Lien : Décision n° 2010-60 QPC du 12 novembre 2010
Pour citer cet article : Nathalie Pierre, « Mitoyenneté et accès forcé à la mitoyenneté : les enjeux au regard du droit civil, du droit constitutionnel et du droit européen des droits de l’Homme (à propos de la Décision n° 2010-60 QPC du 12 novembre 2010) », RDLF 2011, chron. n°14
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