Libertés fondamentales, Question prioritaire de constitutionnalité et Ministre de la justice
Par Manon Altwegg-Boussac Professeure de droit public à l’Université Paris-Est Créteil et par Patricia Rrapi Maitresse de conférence à l’Université Paris Nanterre
Le ministère de la justice a fait l’objet d’une perquisition. Le ministre de la justice est en effet poursuivi devant la Cour de justice de la République en raison d’un certain usage de ses fonctions.Après avoir contesté, en tant qu’avocat, les méthodes de certains juges, il a cru bon, une fois ministre de la justice, de mobiliser ses fonctions afin de mener des enquêtes administratives visant ces mêmes juges. Pour sa défense, il a soulevé une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement de la séparation des pouvoirs[1]. Il conteste sur ce fondement le régime législatif des perquisitions auquel il est reproché de ne pas avoir pris en compte la spécificité du lieu que sont les ministères.
Certes, une question prioritaire de constitutionnalité, soulevée par un ministre en fonction, peut susciter quelques curiosités intellectuelles pour un juriste : un spectacle cocasse ouvert par la Cour de cassation qui a estimé devoir transmettre la question au Conseil constitutionnel, une procédure contradictoire insensée entre le gouvernement et son ministre devant ledit Conseil, une discussion intemporelle sur les multiples interprétations de la séparation des pouvoirs. Au-delà de ces tracas qui donneront sans doute un peu de travail à notre Conseil constitutionnel, l’idée qu’un ministre en fonction soit à l’origine d’une telle question prioritaire de constitutionnalité engage avant tout l’horizon de nos institutions.
Reprenons l’objet de cette question prioritaire de constitutionnalité. Elle porte sur les perquisitions. Toute perquisition est brutale dans son principe, qu’elle concerne un ministre ou, a fortiori, un citoyen. Depuis une trentaine d’années, les perquisitions sont pourtant devenues, au gré des politiques gouvernementales successives, un lieu commun de la procédure pénale jusqu’à percer la sphère administrative sous l’expression pudique de « visites » à domicile. Dans ce contexte, la contestation par un ministre en fonction de la loi sur les perquisitions n’a évidemment rien à voir avec une quelconque réflexion sur l’équilibre du régime des perquisitions au regard des libertés individuelles. Soulevée par un ministre, cette contestation n’a d’autre projet que de revendiquer un privilège de poursuite à un temps où la suppression du privilège de juridiction qu’est la Cour de justice de la République est sérieusement annoncée pour établir la compétence des tribunaux de droit commun.
Cette revendication d’un aménagement des perquisitions au profit des ministres en fonction a pour fondement la séparation des pouvoirs. Mobiliser une telle théorie constitutionnelle convoque d’un seul coup des réflexes entremêlés : la critique de la pénalisation de la vie politique, la protection de la fonction gouvernementale contre des tentatives de déstabilisation, la méfiance envers les juges.
Le premier réflexe pointe le danger de la pénalisation de la vie politique, autre expression de la pénalisation de la société. Cette montée en puissance des politiques pénales, appliquée à la vie politique, conduit à ce que de mêmes faits puissent justifier l’engagement parallèle d’une responsabilité pénale et d’une responsabilité politique. Au nom de la séparation des pouvoirs, il s’agit ici de se prémunir contre une tendance venant des juges à sur-qualifier pénalement des actes politiques de l’exécutif, tendance qui accentue la forte impression de disproportion entre la visibilité de l’action pénale d’une part et le déclin radical de la responsabilité politique d’autre part. Si ce constat bien connu appelle des questionnements sur l’articulation de ces responsabilités, il dérive en un véritable piège pour la crédibilité de nos institutions lorsqu’il est insidieusement utilisé pour empêcher toute mise en cause politique des gouvernants. Il en est ainsi lorsque l’existence même de poursuite pénale est présentée comme un assaut par des juges de la sphère politique : le maintien en fonction des ministres devient un acte de résistance contre de telles intrusions. Il en est toujours ainsi lorsque la présomption d’innocence, un grand principe de droit pénal donc, est invoquée pour neutraliser toute démarche de responsabilité politique, laquelle n’a d’autre finalité que d’établir au pire un désaveu, au mieux un simple désaccord. Faut-il rappeler que dans une démocratie représentative, un ministre n’a pas à prouver son irresponsabilité pénale, il doit s’assurer du maintien de la confiance. Il en serait encore ainsi si l’on consacrait sur le plan juridique un principe absolu d’irresponsabilité pénale des actes accomplis en tant que ministres pour l’unique raison qu’ils sont « politiques ». Faut-il rappeler, là encore, que dans une démocratie représentative la protection de la fonction de ministre n’en demande pas tant. Au final, cette rhétorique contre la pénalisation de la vie politique révèle en creux la cause profonde du déclin de la responsabilité politique. Il ne tient pas tant à l’exiguïté des formes constitutionnelles[2], qu’à une absence de conscience institutionnelle de ce qu’est la faute politique.
On s’étonnera dès lors peu du deuxième réflexe appelant à une protection de la fonction gouvernementale. Après tout, c’est la marque de la Ve République que de réduire l’idée de séparation des pouvoirs à un bouclier dressé en faveur de l’exécutif contre toute forme de perturbations, parlementaire ou pénale. Dans cette configuration de surprotection de l’exécutif, prétendre craindre sa déstabilisation est presque surréaliste. Le fait pour un ministre de continuer à exercer sa fonction malgré sa mise en examen, malgré la perquisition de son ministère, malgré la vague d’humeur provoquée à l’Assemblée nationale témoigne au contraire de son anormale stabilité. Avec cette version Ve République de la séparation des pouvoirs, il ne reste plus qu’à avancer un principe de « secret » de la politique exécutive, qui serait tout simplement la négation d’une démocratie représentative.
Quant au dernier réflexe, celui de la méfiance envers les juges, il perturbe quelque peu l’horizon de confiance. Si la menace que les juges fassent vaciller des gouvernements se nourrit d’exemples réels dans d’autres lieux, et dans d’autres temps, elle ne saurait cependant transformer ce qui demeure une intuition légitime de vigilance pour tout citoyen en une affirmation de principe par un ministre de la justice. La séparation des pouvoirs est l’expression d’une philosophie politique de limitation du pouvoir qui entend articuler les fonctions de manière à empêcher la propension de tout individu à en abuser. Il ne pourrait en découler le présupposé d’un penchant conspirationniste des juges, à moins de nier toute forme de rationalité à nos institutions.
Le ministre de la justice a donc songé pouvoir soulever une question prioritaire de constitutionnalité pour revendiquer sa lecture des institutions. Par cette voie, le ministre en fonction, siège du pouvoir exécutif, se découvre, citoyen, lésé dans ses droits et libertés. Le pouvoir s’approprie en toute simplicité un mécanisme spécifique de protection des droits et libertés pour revendiquer un privilège de poursuite juridictionnelle. Rendre des comptes au Parlement, ou démissionner, à quoi bon, quand la question prioritaire de constitutionnalité offre la tentation d’une ultime pulsion de pouvoir.
[1] Samy Benzina « La QPC de M. Dupond-Moretti : remarques sur une procédure insolite », Blog Jus Politicum, 4 mars 2023 : https://blog.juspoliticum.com/2023/03/04/la-qpc-de-m-dupond-moretti-remarques-sur-une-procedure-insolite-par-samy-benzina%E2%80%A8/ ; Dominique Rousseau « Une QPC fondée sur le seul principe de la séparation des pouvoirs ? Bizarre ! », Actu.Juridique.fr, 28 février 2023, https://www.actu-juridique.fr/constitutionnel/une-qpc-fondee-sur-le-seul-principe-de-la-separation-des-pouvoirs-bizarre/ ; Mathilde Heitzmann-Patin, Julien Padovani, « De quelques failles du droit constitutionnel français », Recueil Dalloz, 23 mars 2023, n°11, pp. 582-587.
[2] Olivier Beaud, « Un ministre ne devrait pas faire cela. Et après ? » Blog Jus Politicum, 20 mars 2023 : https://blog.juspoliticum.com/2023/03/20/un-ministre-ne-devrait-pas-faire-cela-et-apres-par-olivier-beaud/.