« Qu’y a-t-il en un nom ? » – La longue histoire de la transmission du nom maternel dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle italienne
Anna Maria LECIS COCCO ORTU est Maîtresse de conférences en Droit public, Sciences Po Bordeaux – CED – Centre Émile Durkheim, UMR 5116, CNRS, Sciences Po Bordeaux
L’analyse de la jurisprudence en matière de transmission du nom de famille constitue un point d’observation privilégié pour analyser les techniques décisionnelles de la Cour constitutionnelle italienne ainsi que l’évolution de son office au cours de son histoire. En effet, face à l’inaction du législateur en la matière, c’est la Cour constitutionnelle qui, au fil de 35 ans de jurisprudence, a progressivement remis en cause la règle de l’attribution du patronyme qui mal s’adaptait aux principes d’égalité et de droit à l’identité consacrés par la Constitution républicaine de 1948.
L’évolution de la jurisprudence de la Cour, entre sa première décision en la matière en 1988 et la dernière en 2022, est dû à un changement sociétal pris en compte dans l’interprétation des principes constitutionnels, mais aussi à une mutation d’approche de la Cour dans la protection de droits et dans les relations avec le législateur.
« Qu’y a-t-il en un nom ? / Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom » déclamait songeuse Juliette dans la célèbre tragédie shakespearienne. Mais, si les qualités d’une personne restent les mêmes quel que soit son nom, l’attribution du nom de famille est en revanche le résultat de choix lourds de sens, si bien que le nom est considéré comme une composante de l’identité de la personne[1].
La fonction originaire et primaire du nom de famille était celle de répondre à une exigence d’ordre public : reconnaitre l’appartenance à une même cellule familiale. La transmission d’un nom qui traverse les générations permettait d’ailleurs l’inscription dans un ordre généalogique, rattachant l’enfant à sa « lignée ». La règle pour l’attribution du nom de famille en Italie, comme dans beaucoup d’autre pays européens[2], a été pendant longtemps celle de la transmission du nom paternel aux enfants nés dans le mariage ou hors mariage mais avec reconnaissance conjointe.
Cette règle de l’attribution du nom patronymique était le corollaire d’une structure sociale historiquement patriarcale qui conférait à l’homme le rôle de « chef de famille » et qui a perduré après l’entrée en vigueur de la Constitution républicaine de 1948, malgré son incompatibilité manifeste avec le principe d’égalité consacrée par celle-ci et notamment avec le principe d’« égalité morale et juridique des époux » explicitement formulé à l’art. 29. La réforme du droit de famille de 1975[3] a entendu donner application à l’art. 29 de la Constitution remettant en cause le paradigme patriarcal de l’organisation familiale et supprimant la fonction de « chef de famille ». Par ailleurs, l’attribution du nom de famille a cessé de répondre uniquement à une finalité d’ordre public à partir du moment où la jurisprudence constitutionnelle l’a consacré comme « une composante essentielle et indispensable de la personnalité » et par conséquent « un droit fondamental de la personne » sur la base de l’art. 2 (consacrant les droits inviolables de la personne et la protection de sa personnalité) et de l’art. 22 (consacrant le droit à un nom)[4]. L’attribution du nom paternel à l’enfant, dès lors, se heurtait non seulement au droit de la femme à ne pas être discriminée par rapport à l’homme dans la conservation et la transmission de son nom, mais aussi au droit de l’enfant à la reconnaissance d’un nom qui reflète son double lien de parentalité, composante de son identité[5]. Néanmoins, si la femme n’est plus obligée de prendre le nom de son époux depuis la réforme de 1975[6], l’attribution du patronyme aux enfants a survécu pendant encore près de 50 ans et, malgré les coups portés par la jurisprudence constitutionnelle (et européenne), l’héritage patriarcal dominant l’attribution du nom de famille n’a pas encore été complètement démantelé 75 ans après l’entrée en vigueur de la Constitution républicaine.
Face à l’inaction du législateur en la matière, c’est la Cour constitutionnelle qui a progressivement remis en cause la règle de l’attribution du patronyme au fil de 35 années de jurisprudence, dont le dernier épisode en date est la décision du 31 mai 2022[7]. Par cette décision, la Cour a déclaré inconstitutionnelle la règle de l’attribution par défaut du patronyme et, par une décision additive, a formulé une nouvelle règle pour la remplacer : désormais, une démarche volontaire et commune des parents devient nécessaire pour pouvoir attribuer à l’enfant le nom d’un seul des parents, tandis que, en l’absence d’une telle démarche consensuelle, l’enfant se verra attribuer les noms des deux parents dans l’ordre de leur choix.
L’analyse de la jurisprudence en matière de transmission du nom de famille constitue un point d’observation privilégié pour appréhender la manière de rendre la justice constitutionnelle de la Cour italienne ainsi que l’évolution de son office au cours de son histoire. En effet, le changement d’orientation de la Cour, entre sa première décision en la matière en 1988 et la dernière en 2022, est dû à une évolution sociétale prise en compte dans l’interprétation des principes constitutionnels, mais aussi à une mutation d’approche de la Cour.
Afin d’apprécier la portée de ce changement, dès lors, il s’agira de voir comment la Cour a progressivement déconstruit le principe de l’attribution du seul patronyme par une jurisprudence d’abord timide, puis plus activiste (I), qui témoigne d’une évolution de son rôle dans la protection de droits et dans les relations avec le législateur (II).
I- La progressive déconstruction du principe de l’attribution du nom patronymique
Appelée à plusieurs reprises à se prononcer sur la constitutionnalité de la législation en matière d’attribution du nom paternel aux enfants, la Cour a tout de suite identifié en ces normes un héritage patriarcal difficilement compatible avec les exigences constitutionnelles (A). Néanmoins, c’est seulement après des dizaines d’années de décisions timides que les juges constitutionnels sont parvenus à déclarer l’inconstitutionnalité de l’attribution du seul patronymique (B).
A- L’identification d’un héritage patriarcal
Tandis que la réforme de 1975 a effacé la figure de « chef de famille » et l’obligation pour l’épouse de prendre le nom de son époux comme nom d’identification de la famille, s’agissant du nom des enfants l’interprétation des normes sur l’état civil laissait intouchée la règle de l’attribution du seul nom paternel. En réalité, et paradoxalement, aucune disposition du code civil ne prévoit expressément l’attribution du seul nom paternel à l’enfant né dans le mariage. La reconnaissance d’une telle norme est le résultat de l’interprétation systémique des dispositions du code civil en matière de filiation. En fait, c’est pour les seuls enfants nés hors-mariage que le code civil précise que « [s]i la reconnaissance est effectuée simultanément par les deux parents, l’enfant prend le nom de famille du père »[8]. Cette disposition, lors de son introduction, visait à élargir le champ d’application de la règle implicite régissant l’attribution du nom aux enfants nés dans le mariage. Cette règle implicite trouvait sa source dans une disposition du code civil antérieure à la réforme du droit de la famille de 1975, disposant que « [l]e mari est chef de famille ; l’épouse suit son état civil, prend son nom et est tenue de l’accompagner partout où il juge opportun d’établir sa résidence ». En vertu de cette disposition, le patronyme du mari s’imposait à l’épouse et devenait ainsi le nom de la famille, ce qui rendait superflu de préciser sa transmission aux enfants nés du mariage. Comme il a été rappelé, la réforme du droit de la famille de 1975 a modifié ces dispositions, prévoyant l’ajout – et non plus la substitution – du nom de l’époux à celui de l’épouse, disposition interprétée comme attribuant à cette dernière une faculté et non une obligation. Et pourtant, la règle d’attribution du nom paternel aux enfants est restée solidement ancrée dans un ensemble de dispositions et de pratiques administratives.
Dans ce contexte, le Cour a été appelée à plusieurs reprises à se prononcer sur la légitimité constitutionnelle des dispositions en matière d’attribution du patronyme. Elle y a répondu d’abord de manière plutôt timide, dans le respect du pouvoir d’appréciation du législateur, ensuite de manière de plus en plus ferme, jusqu’à parvenir à des censures.
Dans une décision de 1988 la Cour avait eu à répondre à la question de constitutionnalité soulevée par un juge a quo qui, face à la demande d’un couple qui souhaitait ajouter le nom maternel à l’enfant né du mariage, constatait l’existence « d’une norme implicite du code civil » imposant l’attribution du seul nom paternel. À cette occasion, la Cour s’était bornée à observer qu’« il serait possible, et probablement en accord avec l’évolution de la conscience sociale, de remplacer la règle actuelle […] par un critère différent, plus respectueux de l’autonomie des époux, qui concilie les deux principes consacrés par l’art. 29 de la Constitution », à savoir l’égalité morale et juridique entre les époux et la garantie de l’unité familiale[9]. Néanmoins, elle avait fini par prononcer une décision d’irrecevabilité manifeste au motif qu’une telle question, de par sa nature politique et soulevant des problèmes de technique législative, ne pouvait qu’être laissée à l’appréciation du législateur.
Dix-huit ans plus tard, nouvellement saisie de deux questions similaires, la Cour déplore que la législation n’ait pas évolué, malgré la présentation de plusieurs propositions de loi en la matière, et va jusqu’à constater une inconstitutionnalité des dispositions en vigueur affirmant que « le système actuel d’attribution du nom de famille est l’héritage d’une conception patriarcale de la famille, qui n’est plus conforme aux principes de l’ordre juridique et notamment au principe constitutionnel d’égalité entre hommes et femmes »[10]. Cependant, elle déploie le plus faible des outils de constatation d’inconstitutionnalité de son arsenal, à savoir une décision « d’avertissement » (monitoria, en italien), par laquelle elle reconnait que les dispositions censurées portent atteinte à la Constitution, mais sans aller jusqu’à les annuler, dans le respect de la marge d’appréciation du législateur[11].
Il faudra attendre encore dix ans pour que la question atteigne à nouveau le prétoire constitutionnel et que l’inconstitutionnalité soit enfin sanctionnée, sans que d’ailleurs une solution définitive pour l’encadrement de la matière ne soit trouvée.
B- La sanction d’une législation fille d’un héritage patriarcal
Après ces premières décisions dénotant une approche de self-restraint, et après une condamnation de la part de la Cour EDH[12], la Cour est enfin parvenue, entre 2016 et 2022, à sanctionner l’inconstitutionnalité de l’attribution automatique du seul nom paternel. Plusieurs étapes ont été néanmoins nécessaire.
Tout d’abord, en 2016, la Consulta s’est attaquée au caractère impératif de l’attribution du seul patronymique sans possibilité d’ajout du nom maternel, en ce qu’il « porte atteinte au droit à l’identité personnelle de l’enfant et, en même temps, constitue une différence de traitement non raisonnable entre les époux, qui ne trouve aucune justification dans l’objectif de sauvegarde de l’unité familiale »[13].
Ainsi, considérant qu’un « critère différent, plus respectueux de l’autonomie des époux, [n’avait] pas encore été introduit »[14], et ce, malgré les « avertissements » et les propositions de loi en la matière qui s’étaient succédé sans succès, la Cour déclare inconstitutionnelle la norme prévoyant l’attribution automatique du seul patronyme « dans la partie où elle ne permet pas aux époux, d’un commun accord, de transmettre le nom de famille maternel à leurs enfants au moment de la naissance ».
Dans l’attente d’une intervention du législateur pour réformer la matière conformément aux exigences constitutionnelles, cette décision va permettre aux parents de demander l’ajout du nom maternel à celui du père dès la naissance, invoquant une circulaire ministérielle donnant exécution à la décision de la Cour[15].
Néanmoins, l’inscription du double nom restait limitée à une démarche volontaire et consensuelle de deux parents avisés et bien informés, l’option de l’ajout du nom maternel n’étant pas proposé par l’officier d’état civil et la règle de l’attribution du patronymique s’appliquant par défaut dans tous les autres cas[16]. Ainsi, même si la doctrine avait pu parler d’« épilogue »[17] pour l’attribution automatique du patronyme, dans la grande majorité des cas, la règle qui continuait de s’appliquer était celle de l’attribution du seul nom paternel. Dans la motivation de sa décision, la Cour avait d’ailleurs souligné que, à défaut d’accord entre les parents, la règle applicable restait celle de l’attribution du nom paternel « dans l’attente d’une intervention du législateur, qui ne pouvait plus être différée » afin de satisfaire pleinement aux exigences constitutionnelles.
C’est dans ce contexte, et face à l’inaction persistante du législateur malgré les avertissements formulés par la jurisprudence constitutionnelle et rappelés par les discours annuels des présidents de la Cour[18], que les juges constitutionnels ont été investis d’une nouvelle question de constitutionnalité portant sur l’automatisme de l’attribution du nom paternel.
La demande à la base du litige a quo portait, cette fois-ci, sur l’attribution du seul nom maternel à l’enfant né du mariage. La Cour, au lieu de répondre à la question formulée par le juge a quo qui l’invitait à se prononcer sur l’inconstitutionnalité présumée de l’interdiction d’attribution du seul nom maternel, décide de soulever une question de constitutionnalité qu’elle estime préjudicielle par rapport à celle qui est posée[19]. Les juges observent que « même si on reconnaissait aux parents le droit de choisir, d’un commun accord, de transmettre le seul nom maternel », la règle destinée à s’appliquer par défaut dans tous les autres cas (« vraisemblablement majoritaires », surligne la Cour) resterait celle de la « prédominance du nom paternel, dont l’incompatibilité avec le principe d’égalité a été reconnue par cette Cour depuis longtemps »[20]. Ainsi, les juges estiment devoir se prononcer sur la question plus générale de la constitutionnalité de l’attribution par défaut du nom paternel dans le cas où il n’y pas de demande des parents de commun accord pour donner un double nom (ou le nom maternel). La Cour répond à cette question un an plus tard, avec la décision n°131/2022 qui constitue (pour l’instant) le dernier épisode de la saga jurisprudentielle sur l’attribution du nom de famille. Par cette décision, la Cour a déclaré inconstitutionnelle la règle de l’attribution par défaut du patronyme et, par une réserve d’interprétation additive, a formulé une nouvelle règle pour la remplacer : désormais, une démarche volontaire et commune des parents devient nécessaire pour pouvoir attribuer à l’enfant le nom d’un seul des parents, tandis que, en l’absence d’une telle démarche consensuelle, l’enfant se verra attribuer les noms des deux parents dans l’ordre de leur choix ou, en l’absence d’accord, dans l’ordre établi par voie judiciaire.
Mais au-delà de la teneur de cette décision, son intérêt réside dans le changement d’approche de la Cour en la matière, révélateur d’une évolution de sa perception de la société de référence, mais aussi et surtout d’une évolution de son office et de ses relations avec le législateur.
II- L’activisme de la Cour constitutionnelle « paladine de l’égalité » entre les femmes et les hommes[21]
Les dernières décisions examinées sont marquées par un certain activisme qui témoigne des nouvelles approches adoptées par le juge constitutionnel pour pallier l’inaction du législateur face aux exigences constitutionnelles de garantie des droits et libertés (A). Par cet activisme, qui ne se propose pas comme conflictuel, la Cour essaie de concilier la recherche d’une collaboration avec le législateur avec une réappropriation d’un rôle central dans la protection des droits et libertés (B).
A- Une jurisprudence emblématique d’une nouvelle approche face à l’inertie du législateur
La jurisprudence des 35 dernières années en matière d’attribution du nom de famille à l’enfant est emblématique des évolutions d’approche de la Cour en fonction des périodes qu’elle a traversées dans l’histoire républicaine, oscillant entre des phases de self-restraint et de plus grand activisme[22]. Au cours de ces oscillations, la Cour a développé un riche arsenal de techniques décisionnelles donnant lieu à des formes plus ou moins « fortes » de justice constitutionnelle, dont la jurisprudence examinée ici offre un riche éventail d’exemples[23].
La saga jurisprudentielle sur le nom de famille de l’enfant commence, en effet, avec des décisions « d’avertissement », de « mise en garde » (décisions dites monitorie en italien). Par ce type de décision, la Cour ne prononce pas une déclaration d’inconstitutionnalité dans le dispositif de sa décision (ce qui impliquerait l’annulation de la disposition), mais se limite à constater uniquement dans la motivation qu’une violation des garanties constitutionnelles existe et que le législateur doit y mettre fin. La Cour a recours à ce type de décision lorsqu’une annulation aurait pour conséquence de créer un vide normatif et que plusieurs solutions conformes à la Constitution sont possibles pour le combler. Dans cette circonstance, elle estime ne pas pouvoir formuler une réserve d’interprétation additive pour ne pas substituer son appréciation à celle du législateur. Face à cette typologie de décision, le législateur est ainsi censé être averti que, s’il ne modifie pas les dispositions en question pour les rendre conformes aux exigences constitutionnelles, il s’expose au risque de les voir déclarées inconstitutionnelles et annulées par la Cour dans l’hypothèse où une question parviendrait au prétoire constitutionnel. Dépendant des aléas de l’accès au juge constitutionnel par voie incidente, ces décisions « monitorie » ont montré une efficacité très faible, voire nulle contre l’inaction du législateur, puisque les dispositions inconstitutionnelles peuvent rester en vigueur pour un temps indéterminé si aucune question de constitutionnalité n’est soulevée et renvoyée à la Cour.
Conscients de cette faiblesse[24], les juges constitutionnels ont ainsi commencé à développer des techniques plus efficaces pour sanctionner l’omission législative. D’une part, ils ont fait un usage plus désinhibé des réserves d’interprétation additives[25] et, d’autre part, ils se sont servis de leurs pouvoirs de gestion du procès pour parvenir aux mêmes effets qu’une déclaration d’inconstitutionnalité à effets différés pour imposer au législateur un délai pour intervenir[26].
Concernant le nom de famille des enfants, ce bouleversement est intervenu, comme nous l’avons vu, entre 2016 et 2022. Cette temporalité n’est pas anodine, puisqu’il s’agit d’une période caractérisée par un abandon du self-restraint qui avait caractérisé presque 20 ans de jurisprudence constitutionnelle au bénéfice d’un activisme plus marqué[27] et d’un repositionnement de la Cour dans le contexte institutionnel[28].
En 2016, c’est au moyen d’une déclaration d’inconstitutionnalité assortie d’une réserve d’interprétation additive que la Cour a « réécrit » les dispositions censurées, insérant la possibilité d’ajout du nom maternel, sur demande consensuelle des deux parents[29]. En revanche, la Cour fait preuve d’une plus grande créativité procédurale en 2021, lorsqu’elle prend comme prétexte la question de constitutionnalité portant sur l’interdiction d’attribution du seul nom maternel pour se saisir de la question plus générale portant sur l’attribution du nom paternel par défaut dans tous les cas où l’accord des parents sur l’attribution du nom n’est pas exprimé.
L’auto-saisine n’est pas une nouveauté absolue, quand bien même la Cour s’en est servie en de très rares occasions[30]. À l’image de tout autre juridiction, elle peut ainsi se transformer en juge a quo et soulever une question de constitutionnalité devant elle même lorsqu’elle estime que celle-ci est préjudicielle par rapport à la question qui lui est posée. Mais dans cette hypothèse précise, le choix de recourir à un tel mécanisme aussi exceptionnel comme l’auto-saisine n’est qu’un autre symptôme d’une tendance plus large qui porte la Cour à interpréter les conditions de la préjudicialité et de la rilevanza (l’applicabilité au litige) de manière souple, ou du moins flexible[31], pour pouvoir élargir le périmètre de son contrôle et intervenir dans des « zones d’ombre » du contrôle de constitutionnalité ou dans des hypothèses de violations des droits et libertés, comme celles produites par les omissions du législateur, difficilement sanctionnables par le mécanisme du contrôle par voie incidente. Pour motiver l’auto-saisine, la Cour observe en effet que « la manière aléatoire et occasionnelle dont les questions incidentes sont soulevées ne peut empêcher le juge [constitutionnel] d’examiner pleinement le système dans lequel s’insèrent les normes contestées »[32].
Par ailleurs, la décision d’auto-saisine de la Cour va au-delà d’un simple renvoi, puisque, entre les lignes, elle semble imposer un délai au législateur afin qu’il intervienne avant qu’elle se prononce définitivement sur la question. En effet, le prolongement de l’inertie justifierait une compression de la marge d’appréciation du législateur et l’adoption d’une décision d’inconstitutionnalité assortie d’une réserve d’interprétation additive. La motivation du renvoi explique ainsi que la règle de « la prédominance du nom paternel » a été reconnue depuis longtemps comme incompatible avec le principe d’égalité, et que « la nécessité de garantir la légalité constitutionnelle doit, en tout état de cause, l’emporter sur celle de laisser une marge d’appréciation au législateur »[33].
Grace à l’auto-saisine, la Cour parvient ainsi aux mêmes effets de la « déclaration d’inconstitutionnalité en deux temps » expérimentée avec l’affaire Cappato[34] qui est d’ailleurs citée dans la motivation. Et similaires sont aussi les issues des deux affaires, puisque face à l’inertie du législateur, la Cour, dans sa décision n° 131/2022, a prononcé une déclaration d’inconstitutionnalité additive, ajoutant aux dispositions censurées une solution normative conçue comme temporaire, pour mettre fin à la violation dans l’attente d’une intervention du législateur.
Cette jurisprudence s’inscrit dès lors dans la nouvelle approche activiste de la Cour, approche qu’elle cherche néanmoins à maintenir dans le cadre d’une collaboration loyale avec le Parlement.
B- Une jurisprudence laissant le dernier mot au législateur… dans le respect des exigences constitutionnelles précisément détaillées
Contrairement à ce qui a pu être écrit, la décision n° 131/2022 ne met pas le point final à la question de l’attribution du nom de famille à l’enfant. Une intervention du législateur reste nécessaire ou, melius, elle devient plus que jamais nécessaire puisque la solution établie par la décision additive de la Cour a vocation à n’être que temporaire.
Au-delà du fait que, dans un « esprit de collaboration institutionnelle loyale et dialectique »[35], il est toujours opportun que le législateur exerce pleinement sa fonction pour remédier à une lacune normative temporairement palliée par une intervention supplétive du juge constitutionnel, l’intervention du législateur est dans ce cas plus que jamais nécessaire pour encadrer des hypothèses non définitivement réglées par cette décision additive. Dès lors, l’invitation faite au législateur à maintes reprises – de 1988 à 2021 en passant par 2006 et 2016 – n’est pas devenue sans objet, puisque le législateur est invité à intervenir de manière encore plus urgente, mais dans le respect de conditions détaillées dans la motivation de la décision. Celles-ci portent essentiellement sur trois points.
Tout d’abord, la déclaration d’inconstitutionnalité de l’attribution du nom paternel sauf accord des deux parents en ce sens, rend désormais nécessaire l’identification d’une règle par défaut pour désigner l’ordre d’attribution des noms des deux parents en cas d’absence d’accord. Se référant à la jurisprudence de la Cour EDH, la Cour observe que cette règle, pour satisfaire aux exigences constitutionnelles et internationales, ne saurait prévoir ni la préférence du nom paternel ni celle du nom maternel. La solution retenue par l’article 311-21 du code civil français, selon laquelle « en cas de désaccord entre les parents … l’enfant prend leurs deux noms, dans la limite du premier nom de famille pour chacun d’eux, accolés selon l’ordre alphabétique » pourrait satisfaire ces exigences.
Ensuite, le législateur devra régler la question de la transmission des noms composés, afin d’« empêcher que l’attribution du nom des deux parents induise, dans la succession des générations, un mécanisme multiplicateur qui serait préjudiciable à la fonction identitaire du patronyme ». La Cour suggère ici un critère volontariste, laissant au parent titulaire du double nom la possibilité de choisir quel nom transmettre à l’enfant, mais « à condition que les parents n’optent pas pour l’attribution du double nom d’un seul d’entre eux » : la Cour entend ainsi limiter l’attribution d’un double nom à la représentation du double lien parental, composante de l’« identité familiale » de l’enfant.
Enfin, la dernière limite imposée concerne l’exigence de sauvegarder l’identité familiale de la fratrie, dont le nom de famille est l’expression. Conformément à l’évolution de son orientation en la matière, la Cour ne rattache pas cette exigence à un impératif d’ordre public, mais à « l’intérêt de l’enfant à ne pas se voir attribuer – au prix du sacrifice d’un aspect de son identité familiale – un patronyme différent de celui des frères et sœurs ». La Cour suggère, sans les imposer, des pistes, qui rappellent les solutions retenues – entre autres – par le code civil français, et qui consistent à réserver « les choix relatifs à l’attribution du nom de famille au moment de la reconnaissance simultanée du premier enfant du couple (ou au moment de sa naissance dans le mariage ou de son adoption), pour ensuite les rendre obligatoires à l’égard des enfants ultérieurs reconnus simultanément par leurs parents ».
En partant d’une orientation plutôt timide, la Cour s’est progressivement érigée en paladine de l’égalité, essayant de restituer l’égale dignité aux deux relations parentales de l’enfant dans la construction de son identité et de s’opposer à « l’invisibilité de la femme » dans l’attribution du nom de famille qui « se reflète et s’imprime sur l’identité de l’enfant »[36]. Néanmoins, dans l’opposition entre, d’un côté, la résistance d’une tradition imprégnée d’un héritage patriarcal et, de l’autre, la garantie du principe d’égalité entre les époux et du droit à l’identité familiale de l’enfant, la Cour cherche à faire prévaloir la seconde, mais à travers une conciliation avec le droit à l’autodétermination qui se traduit dans le principe volontariste, permettant de préserver la tradition.
Par conséquent, s’il s’agit certainement d’une jurisprudence audacieuse témoignant du rôle central que la Cour constitutionnelle n’hésite plus à assumer dans la garantie des droits et libertés conformément aux exigences constitutionnelles et supranationales, il ne faut pas la considérer comme le son du glas pour la traditionnelle transmission du patronyme : le principe volontariste continuera à permettre l’attribution du seul nom paternel et la tradition ne sera pas balayée par un coup de jurisprudence. Seulement, dans le respect de la Constitution, la sauvegarde de cet héritage patriarcal ne pourra pas être le fait de la loi.
[1] En Italie, c’est la décision Cour const. n° 13 du 3 février 1994, qui établit expressément que le nom « constitue une partie essentielle et indispensable de la personnalité » et par conséquent « un droit fondamental de la personne » (voir ensuite n° 297/1996 ; n° 120/2001 ; n° 268/2002). Au niveau international et européen, l’art. 7 de la Convention sur les droits de l’enfant et l’art. 24 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques consacrent le droit à un nom dès la naissance. Dans le système de la CEDH, si la Convention ne prévoit pas explicitement le droit à un nom (contrairement par exemple à la CADH), la Cour EDH l’a consacré dans sa jurisprudence à partir de l’arrêt Burghartz c. Suisse, n° 16213/90, 22 février 1994 et l’a considéré comme une composante de l’identité personnelle à partir de Daroczy c. Hongrie, n° 44378/2005, 1 octobre 2008.
[2] Voir C. Bassu, « Nel nome della madre. il diritto alla trasmissione del cognome materno come espressione del principio di uguaglianza. Un’analisi comparata », Diritto pubblico comparato ed europeo n° 3/2016, p. 545 ;C. Honorati, Il diritto al nome della moglie e dei figli nell’ordinamento italiano ed europeo, in C. Honorati (dir.), Diritto al nome e all’identità personale nell’ordinamento europeo, Giuffrè, Milan, 2010.
[3] Notamment loi n° 151/1975 portant réforme du droit de la famille.
[4] Cour const. n° 13/1994.
[5] Voir C. Bassu, Il diritto all’identità anagrafica, Editoriale scientifica, Naples, 2021 ; C. Honorati, Il diritto al nome della moglie e dei figli, op.cit.
[6] En réalité l’art. 143-bis du code civil tel que modifié par la loi n° 151/1975 prévoit que la femme ajoute le nom de son époux au sien, mais cette disposition a été interprétée depuis longtemps par la jurisprudence comme conférant à la femme le droit et non l’obligation d’ajouter le nom de famille du mari.
[7] Cour const. déc. n° 131/2022.
[8] Art. 262 al. 1er code civil.
[9] Cour const. déc. n° 176 de 1988.
[10] Cour const. déc. n° 61 de 2006, repris par déc. n° 145 de 2007.
[11] Sur cette typologie de décision et ses enjeux, voir infra.
[12] Cour EDH, 2e ch., Cusan et Fazzo c. Italie, n° 77/07, 07 janvier 2014. À partir de ce moment, la Cour évoquera aussi l’art. 117 (imposant le respect des engagements internationaux) comme norme de référence de son contrôle. Sur l’influence de la jurisprudence européenne, voir notamment F. Deana, « La “liberalizzazione” della disciplina italiana sull’attribuzione del cognome ai figli: una riforma in chiave europea », Articolo29, 24 mai 2022; ; C. Pitea, « Trasmissione del cognome e parità di genere: sulla sentenza Cusan Fazzo c. Italia e sulle prospettive della sua esecuzione nell’ordinamento interno », Diritti umani e diritto internazionale, n° 1/2014, p. 225.
[13] Cour const. déc. n° 286/2016.
[14] Comme préconisé dans la décision n° 286/2016 citée.
[15] Circulaire du Ministère de l’intérieur n° 1/2017 du 19 janvier 2017, ensuite précisée par la n° 7 du 17 juin 2017 : https://www.interno.gov.it/it/notizie/doppio-cognome-neonati-chiarimenti-e-prime-indicazioni-operative.
[16] Une recherche empirique menée en 2020 a montré le très faible taux d’attribution du double nom dans plusieurs communes italiennes (allant de 0,1% dans les communes de plus petites dimensions à 5% dans les plus grandes), ainsi que l’absence d’informations sur la possibilité d’attribution du nom maternel dans un grand nombre de communes : A. Mina, Il doppio cognome : contenuto e limiti di un nuovo diritto, CIRSDe, Turin, en ligne https://www.cirsde.unito.it/sites/c555/files/allegatiparagrafo/23-07-2020/il_doppio_cognome_isbn_9788875901684.pdf, p. 34 sq.
[17] C. Ingenito, « L’epilogo dell’automatica attribuzione del cognome paterno al figlio », Osservatorio Costituzionale, n° 2/2017, p. 249-267.
[18] L’on peut citer, dans ce sens, le discours annuel de 2013 dans lequel l’alors président de la Cour Franco Gallo a déploré que le législateur n’avait pas encore donné suite à l’avertissement donné par la décision n° 61/2006 : https://www.cortecostituzionale.it/documenti/relazioni_annuali/RelazioneGallo_20130412.pdf.
[19] Cour const. déc. n° 18/2021.
[20] Ibidem.
[21] La référence est au titre d’un ouvrage récent qui analyse de manière plus large le rôle de la Cour constitutionnelle dans la promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes dans la législation italienne : S. Cecchini, La Corte costituzionale paladina dell’uguaglianza di genere, Editoriale scientifica, Naples, 2020.
[22] Sur les « périodes » de la Cour constitutionnelle voir notamment : E. Cheli, Il giudice delle leggi. La Corte costituzionale nella dinamica dei poteri, Bologne, IlMulino, 1996, p. 36 sq. ; L. Elia, « La Corte nel quadro dei poteri costituzionali », in P. Barile, E. Cheli, S. Grassi (dir.), Corte costituzionale e sviluppo della forma di governo in Italia, Bologne, Il Mulino, 1982, p. 52 ; A. Loiodice, « La Corte costituzionale tra tecnica giuridica e contatti con la politica », in V. Tondi della Mura, M. Carducci, R.G. Rodio (dir.), Corte costituzionale e processi di decisione politica, Turin, Giappichelli, 2005, p. 7 sq. ; V. Barsotti, P.G. Carozza, M. Cartabia, A. Simoncini, Italian Consitutional Justice in Global Context, Oxford, Oxford University Press, 2015, p. 37 sq. Il soit permis renvoyer également à A.M. Lecis Cocco Ortu, « La Cour constitutionnelle italienne et le public : à la recherche d’une confiance renouvelée entre œuvre pédagogique et légitimation », AIJC, n° 35-2019, 2020, p. 37.
[23] Sur les typologies de décisions de la Cour, voir Th. Di Manno, Le juge constitutionnel et la technique des décisions « interprétatives » en France et en Italie, Economica-PUAM, Paris – Aix-en-Provence, 1997, notamment p. 449 sq. ; voir aussi F. Gallo, « Le modèle italien de justice constitutionnelle italienne », NCCC, n° 42/2014 ; A. Pizzorusso, « Présentation de la Cour constitutionnelle italienne », Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 6/1998.
[24] L’on peut citer, dans ce sens, les propos par lesquels l’alors Président Franco Gallo rappelle que le législateur n’a pas encore donné suite aux « invitations » faites par la Cour dans des décisions « monitorie » afin qu’il adopte respectivement une législation en matière d’unions entre personnes de même sexe et d’attribution du nom maternel à l’enfant (Discours annuel du Président, en ligne : www.cortecostituzionale.it/documenti/relazioni_annuali/RelazioneGallo_20130412.pdf) et, plus récemment, le discours du Président Giorgio Lattanzi faisant référence à l’invitation à légiférer en matière de fin de vie (www.cortecostituzionale.it/documenti/relazioni_annuali/lattanzi2019/).
[25] Notamment en matière pénale, comme Cour const. déc. nos 207/2018 et 242/2019 voir à ce propos : G. Repetto, « Recenti orientamenti della Corte costituzionale in tema di sentenze di accoglimento
manipolative », in Liber amicorum per Pasquale Costanzo, Consulta online, 3 février 2020.
[26] L’exemple de l’affaire Cappato est encore paradigmatique en ce sens : voir Cour const. déc. nos 207/2018 et 242/2019, commentées par E. Bottini, « Chronique de droit constitutionnel comparé », Titre VII, vol. 4, 2020 ; J. Jeanneney, « Libres de mourir ? La Cour constitutionnelle italienne, cavalier seul », Revue française de droit administratif, vol. 38, n°6, 2023, p. 1151 ; A.M. Lecis Cocco Ortu, « L’équilibrisme de la Cour constitutionnelle italienne en matière d’euthanasie, entre activisme et respect du rôle du législateur », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, 2020, n° 1.
[27] Observable notamment dans des décisions récentes en matière de contrôle des lois électorales (Cour const. it. déc. nos 1/2014, 35/2017 et 63/2018, commentées au sein de la Chronique Italie in AIJC, 2018, n° XXXIII, p. 888 et, 2019, n° XXXIV, p. 988), des rapports entre systèmes (Cour const. it. déc. nos 24/2017 et 269/2017, sur lesquelles voir N. Perlo, « La voie italienne pour préserver la collaboration des juridictions dans l’Union européenne. Étude sur l’affaire Taricco », RTDE, 2017, n°4, p. 739), de fin de vie (Cour const. déc. nos 207/2018 et 242/2019).
[28] D. Tega, La Corte nel contesto. Percorsi di ri-accentramento della giustizia costituzionale in Italia, Bononia University Press, 2020 ; T. Groppi, « Il ri-accentramento nell’epoca della ri-centralizzazione. Recenti tendenze dei rapporti tra Corte costituzionale e giudici comuni », Federalismi, n° 3/2021, p. 128.
[29] Il a été surligné à juste titre que cette nouvelle orientation est une réaction au constat selon lequel la constatation d’une inconstitutionnalité sans annulation de la norme censurée, au nom du respect du pouvoir d’appréciation du législateur, « finissait par se transformer en une véritable ‘surprotection’ de ce dernier, ou plutôt de son inertie, sapant l’idée même de justice constitutionnelle » : ainsi E. Frontoni, « Il cognome del figlio: una questione senza soluzione? », Osservatorio costituzionale, n° 4, 2021, p. 281.
[30] Voir à ce propos G. Monaco « Una nuova ordinanza di ‘autorimessione’ della Corte costituzionale », Federalismi, n° 11/2021, p. 161.
[31] E. Malfatti, F. Dal Canto, « La parabola della rilevanza-pregiudizialità », in AA.VV., Rileggendo gli
Aggiornamenti in tema di processo costituzionale (1987-2019), Giappichelli, Turin, 2020, spec. 109.
[32] Cour const. déc. n° 18/2021.
[33] Ibidem.
[34] Voir supra note 26.
[35] Tel que prôné par la Cour dans l’affaire Cappato, déc. n° 207/2018.
[36] Cour const. déc. 131/2022, par. 10.1 cons. en droit. Il est significatif que le communiqué de presse qui a accompagné la publication de la décision était intitulé « Dans le nom des enfants, l’égalité des parents » et s’ouvrait avec l’extrait suivant : « L’attribution du seul nom paternel ‘se traduit en une invisibilité de la mère’ qui est le symptôme d’une inégalité entre les parents et qui ‘se reflète et s’imprime sur l’identité de l’enfant’ » : communiqué de presse du 31 mai 2022, en ligne https://www.cortecostituzionale.it/documenti/comunicatistampa/CC_CS_20220531141101.pdf.