La téléréalité : une fiction pour ses participants
La requalification en contrat de travail de la participation au jeu de téléréalité « l’île de la tentation » constitue-t-elle un progrès pour le droit du travail ?
Par Nathalie Baruchel
Deux ans après l’arrêt très médiatisé de la chambre sociale de la Cour de cassation du 3 juin 2009 (L’île de la tentation, Bull. V, 141), la cour d’appel de Versailles (6e ch., 5 avril 2011, n° 09/01674, SAS TF1 Production c/ Mme L) requalifie à son tour la participation à la deuxième saison de l’émission de téléréalité « L’Île de la tentation » en contrat de travail. Cette requalification constitue-t-elle un progrès pour le droit du travail ?
Rien n’est moins sûr, car une telle solution pose en réalité plus de problèmes qu’elle n’en résout. En effet, non seulement la notion de travail apparaît malmenée dans son essence même mais, surtout, le choix de l’application du droit du travail a pour conséquence immédiate le non respect de certains droits fondamentaux.
Deux ans après l’arrêt très médiatisé de la chambre sociale de la Cour de cassation du 3 juin 2009 (L’île de la tentation, Bull. V, 141), la cour d’appel de Versailles (6e ch., 5 avril 2011, n° 09/01674, SAS TF1 Production c/ Mme L) requalifie à son tour en contrat de travail la participation à la deuxième saison de l’émission de téléréalité « L’Île de la tentation ». Poussant la logique jusqu’à son terme, les juges condamnent TF1 au paiement d’heures supplémentaires et de dommages et intérêts pour licenciement irrégulier. Cette requalification en contrat de travail constitue-t-elle un progrès en matière de droits sociaux ? La tentation du contrat de travail à laquelle les juges ont succombé ne résiste pas à la réalité des faits, alors que d’autres tentatives de qualification auraient pu opportunément être explorées.
Enjeux de la requalification en contrat de travail. La requalification en contrat de travail présente, au regard des droits sociaux, un double enjeu. En premier lieu, elle permet l’application du régime juridique du contrat de travail, lequel offre de nombreuses garanties au salarié (salaire minimum, durée du travail, indemnités de rupture etc.). En second lieu, la reconnaissance de l’existence d’un contrat de travail entraîne l’affiliation automatique du salarié au régime général de la sécurité sociale, régime le plus avantageux en termes de protection sociale. Compte tenu de ces avantages, la tentation est grande de soumettre au droit du travail et au droit de la sécurité sociale le plus grand nombre de travailleurs, afin de leur conférer les droits sociaux les plus protecteurs. Cette démarche est du reste celle de la Cour de cassation qui, depuis l’arrêt Société générale du 13 novembre 1996 (Cass. soc., 13 nov. 1996, Dr. soc. 1996, p. 1067, note J.-J. Dupeyroux), a adopté une définition du travailleur salarié commune au droit du travail et au droit de la sécurité sociale. Ainsi, dès lors qu’un lien de subordination, une prestation de travail et une rémunération sont caractérisés, la qualification de contrat de travail doit être retenue.
Indisponibilité de la qualification de contrat de travail. L’arrêt rendu par la cour d’appel de Versailles le 5 avril 2011 reprend la formule classique de la Cour de cassation selon laquelle « l’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs » (déjà Cass. ass. plén., 4 mars 1983, D. 1983, Jur. 81, concl. Cabannes). Cette solution, qui illustre le caractère réaliste du droit du travail, est de nature à limiter les abus, notamment au titre du travail dissimulé. C’est dire qu’en raison de son indisponibilité, la qualification de contrat de travail échappe à la volonté des parties, lesquelles ne pourront en aucune manière utiliser la technique contractuelle pour se soustraire à l’ordre public social. En effet, que les parties aient ou non conclu un contrat, seules les conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité du travailleur permettront de retenir ou bien d’écarter la qualification de contrat de travail. Or les conditions de fait de la participation à la deuxième saison de l’’île de la tentation étant restées identiques à celle de la saison précédente, la cour d’appel de Versailles a logiquement repris le raisonnement tenu par la Cour de cassation en 2009, les trois critères du contrat de travail étant réunis. En l’espèce, les juges ont relevé que les participants étaient entièrement soumis aux directives de la production rassemblées dans le « Règlement-participants », qu’il s’agisse du déroulement de leur journée, du choix de leur tenue vestimentaire, de la privation de leur passeport et de leur téléphone ou encore de l’impossibilité à se livrer à des occupations personnelles. Le lien de subordination, critère principal du contrat de travail, ne faisait donc aucun doute, rendant la requalification en contrat de travail automatique.
Pourtant, en dépit de la logique juridique, la requalification en contrat de travail paraît ici usurpée, certains dénonçant même un « piège » tendu aux magistrats (P.-Y. Verkindt, Debout ! Les damnés de la terre, JCP S 2009, act. 305), voire un expansionnisme abusif du droit du travail (P. Morvan, Le contrat de télé-réalité. A propos des arrêts « île de la tentation », Semaine sociale Lamy, 9 juin 2008, n°1357, p. 8). De fait, pareille assimilation des participants de l’île de la tentation à des travailleurs salariés semble davantage traduire une sanction déguisée qu’une véritable avancée du droit du travail.
Usurpation de la qualification en contrat de travail. En apparence juridiquement fondée, la qualification en contrat de travail de la prestation des candidats à l’île de la tentation peut néanmoins être débattue voire remise en cause. Si le lien de subordination, critère d’ordinaire le plus délicat à caractériser, ne pouvait ici faire débat en raison des nombreuses sujétions imposées aux participants, les deux autres critères du contrat de travail – rémunération et prestation de travail – suscitaient quant à eux des interrogations. S’agissant de la rémunération, celle-ci était constituée à la fois par des avantages en nature (transport, visa, hébergement, repas, activités sportives) et par le versement de la somme de 1525 euros qui constituait la contrepartie de la prestation accomplie. Si l’existence d’une rémunération ne faisait donc pas défaut, on pouvait toutefois douter qu’elle fut la cause de l’engagement des participants, la perspective d’une notoriété même temporaire primant sans doute l’attrait du gain – au demeurant peu élevé pour quinze jours de tournage. L’argument n’était cependant pas décisif pour écarter la qualification de contrat de travail, dans la mesure où celle-ci peut être retenue même en l’absence de rémunération prévue ou versée, si les autres conditions sont réunies (Cass. soc., 16 juin 1994, n°92-17.668).
S’agissant de la prestation de travail, celle-ci n’est pas définie par la jurisprudence. Si elle doit nécessairement être effective et personnelle, « elle peut revêtir les formes les plus diverses […] doit correspondre à un emploi et se rapporter à une activité professionnelle, une activité normalement exercée par un travailleur » (P. Fieschi-Vivet, Les éléments constitutifs du contrat de travail, RJS 7/91, p. 414 et s., n°19). L’activité professionnelle s’analyse « non seulement [en] une activité habituelle, mais aussi [en] une activité économiquement et socialement reconnue comme telle, qui constitue l’objet principal de la relation juridique » (F. Gaudu et R. Vatinet, Les contrats de travail, LGDJ 2001).
En l’espèce, la prestation demandée aux participants figurait à l’article 1.2 du Règlement-participants : « quatre couples non mariés et non pacsés, sans enfant, testent leurs sentiments réciproques lors d’un séjour d’une durée de 12 jours sur une île exotique, séjour pendant lequel ils sont filmés dans leur quotidien, notamment pendant les activités (plongée, équitation, ski nautique, voile, etc.) qu’ils partagent avec des célibataires de sexe opposé. A l’issue de ce séjour, les participants font le point de leurs sentiments envers leur partenaire. Il n’y a ni gagnant, ni prix ». L’article 3.2.2 précisait en outre que « le participant garantit qu’il participe au programme à des fins personnelles et non à des fins professionnelles ». Pouvait-on dès lors conclure à l’existence d’une prestation de travail ? Selon la société de production, les participants ne se bornaient qu’à être eux-mêmes, ce qui excluait toute idée d’activité professionnelle. Toutefois, le naturel des candidats exigeait en réalité une mise en scène en vue d’un résultat déterminé, une « comédie du réel » (B. Edelman, Quand « l’Ile de la tentation » ne séduit pas le droit, D. 2009, 2517) conduisant non pas à reproduire la vie réelle des participants mais bien à produire une œuvre de fiction. Ces derniers pouvaient-ils en conséquence être considérés comme de véritables artistes-interprètes ? La cour d’appel, saisie de cette question, a clairement répondu par la négative, estimant que le « caractère artificiel des situations et de leur enchaînement ne suffit pas à donner aux participants la qualité d’acteurs ». D’aucuns affirment également que les contraintes imposées aux participants ne suffisent pas non plus à leur conférer la qualité de salariés, qu’ils considèrent que les sujétions imposées aux candidats sont semblables à celles que subit tout invité sur un plateau télévisé (P.-Y. Verkindt, art. précité) ou qu’ « être soi-même sous le regard d’autrui […] ne caractérise aucun effort créatif ou productif de choses ou d’idées nouvelles à valeur économique » (P. Morvan, Droit de la protection sociale, LexisNexis 2011, p. 390). De telles hésitations invitent à s’interroger sur l’objet même du contrat de travail. A quel type d’activité doit correspondre l’accomplissement d’un travail ? Faut-il retenir, à l’instar de la jurisprudence, que toute activité exercée de manière subordonnée constitue nécessairement une prestation de travail ? Certes, « dans la cité moderne aucune tâche ne répugne par sa nature objective propre à s’inscrire dans le cadre d’un contrat de travail, en dehors des interdictions légales concernant des fonctions publiques ou parapubliques » (G.H. Camerlynck, Le contrat de travail, Dalloz, 2e éd., n° 43). Si l’on échappe désormais à la malédiction divine « C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras ton pain » (Genèse, 3, 4), la pénibilité n’étant plus toujours la caractéristique principale du travail salarié, peut-on à l’inverse assimiler une simple distraction à une prestation de travail ? Assurément, répond la Cour de cassation dans son communiqué du 3 juin 2009, estimant que « l’activité, quelle qu’elle soit, peu important qu’elle soit ludique ou exempte de pénibilité, est une prestation de travail soumise au droit du travail dès lors qu’elle est exécutée dans un lien de subordination ». Si l’on ne peut que se rallier à la raison d’être d’une telle affirmation, visant à inclure dans le champ du droit du travail et de la sécurité sociale le plus grand nombre de travailleurs, on ne peut, dans le même temps, que constater le « mauvais coup » porté au droit du travail (P.-Y. Verkindt, art. précité). En effet, la qualification de contrat de travail nous paraît en l’espèce non seulement usurpée en l’absence d’une véritable prestation de travail, mais surtout préjudiciable à la grandeur de la notion de travail ou, tout au moins, à son « sérieux » (P.-Y. Verkindt, Prendre le travail, et le contrat de travail, au sérieux, JCP S 2009, n° 5, p. 41).
Contrat de travail et droits fondamentaux. Si la qualification de contrat de travail de la participation à l’île de la tentation semble désormais acquise en jurisprudence, elle est pourtant susceptible de porter atteinte à certains droits fondamentaux, lesquels pourraient, le cas échéant, permettre d’obtenir soit la nullité d’un tel contrat soit des sanctions spécifiques pour non respect des règles impératives du droit du travail.
Au titre de la nullité de ce contrat de travail, on peut songer à la cause immorale ou à l’objet du contrat contraire à la dignité de la personne humaine. S’agissant de la cause immorale de l’engagement des participants, il paraît toutefois peu probable que celle-ci soit retenue (en ce sens, D. Allix, Un nouveau passeport pour les loisirs, le vrai faux contrat de travail ?, Dr. soc. 2009, p. 780), la Cour de cassation ayant par ailleurs une conception très libérale de la notion de bonnes mœurs (Cass. ass. plén., 29 oct. 2004, JCP 2004, act. 566 à propos de la validité de la libéralité consentie à l’occasion d’une relation adultère). Quant à l’atteinte à la dignité de la personne humaine, celle-ci a été reconnue par le Conseil d’Etat dans l’affaire du « lancer de nain », ce jeu ayant valablement été interdit malgré le consentement de l’intéressé (CE, 27 oct. 1995, n° 136.727). La participation à l’île de la tentation entraînerait-elle une atteinte à la dignité de la personne humaine ? Certains y sont favorables (J.-E. Ray, Sea, sex… and contrat de travail, Semaine sociale Lamy, 8 juin 2009, n°1403, p. 12), tandis que d’autres jugent que la reconnaissance d’une prestation de travail subordonnée a au contraire « rendu aux participants leur dignité perdue » (B. Edelman, art. précité).
Au titre du respect de la réglementation, la qualification de contrat de travail du Règlement-participants de l’île de la tentation heurte, quant à son exécution, plusieurs règles impératives du droit du travail. Il en est ainsi du droit au respect de la vie privée garanti au salarié y compris au temps et au lieu de travail depuis l’arrêt Nikon (Cass. soc., 2 oct. 2001, D. 2001, 3148), dont on voit mal comment il pourrait se concilier avec les nécessités de la production de filmer les candidats 24h/24. En outre, le Code du travail impose une durée maximale de travail journalière de 10 heures voire 12 heures et un temps de repos minimal, lesquels ne peuvent en aucun cas être respectés du fait de la disponibilité permanente imposée aux participants. D’autant que la chambre sociale de la Cour de cassation a récemment rappelé que « le droit à la santé et au repos est au nombre des exigences constitutionnelles » (Cass. soc., 29 juin 2011, n° 09-71107).
La cour d’appel de Versailles a certes pour partie pris en compte ces obligations légales en reconnaissant l’existence d’un temps de travail effectif en dehors des heures de tournage, évalué en moyenne à 10,38 heures par jour, conduisant au paiement d’heures supplémentaires et à l’octroi d’un repos compensateur. La cour d’appel est même allée jusqu’à qualifier d’astreinte le temps passé par les candidats éliminés à attendre leur retour en France, entraînant également une indemnisation. Néanmoins, cela reste insuffisant au regard du droit au repos dominical et au temps de pause obligatoire.
Autres tentatives de qualification. En définitive, le choix de la qualification de contrat de travail aboutit à octroyer quelques droits sociaux aux participants et à sanctionner financièrement la société de production. Quant au résultat, la solution retenue semble équitable, ne serait-ce qu’en raison du déséquilibre économique entre les bénéfices engrangés par la production et les gains réalisés par les participants. On ne peut donc s’étonner de l’effet d’aubaine produit par cette jurisprudence, plus de 300 candidats à divers jeux de télé-réalité (Greg le millionnaire, Nouvelle Star, L’amour est dans le pré, Bachelor, Pékin Express ou encore Koh Lanta) ayant frappé à la porte d’un avocat parisien devenu expert en la matière.
Toutefois, il est permis de penser qu’un résultat analogue aurait pu être atteint sans que le droit du travail soit mis à contribution. En effet, la technique contractuelle aurait pu opportunément être utilisée, qu’il s’agisse du contrat aléatoire (que l’on peut rapprocher du « prêt de grosse aventure » de l’article 1964 ancien du Code civil, selon P. Morvan, manuel précité), de l’action de in rem verso (A. Jeammaud, La Cour de cassation escamote le problème, Semaine sociale Lamy, 8 juin 2009, n°1403, p. 15) ou encore d’un contrat sui generis (D. Allix, art. précité), lequel aurait pu illustrer la force créatrice des juges. La responsabilité contractuelle aurait également pu être mise en œuvre, afin de réparer le préjudice causé par un manquement à l’obligation de bonne foi de l’article 1134 du Code civil. Si ces divers mécanismes contractuels de droit commun ne sont sans doute pas tous d’une égale pertinence, au moins présentent-ils l’avantage de ne pas avoir recours au droit du travail et ainsi de ne pas mêler artificiellement travail et divertissement. Comme l’écrivait Charles Baudelaire, « il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser » (in H. Mondor, L’amitié de Verlaine et Mallarmé, p. 204).
Pour citer cet article : Nathalie Baruchel, « La requalification en contrat de travail de la participation au jeu de téléréalité « l’île de la tentation » constitue-t-elle un progrès pour le droit du travail ? », RDLF 2011, chron. n°12
Crédits photo : sanja gjenero, stock.xchng