De la langue de rédaction du contrat international au statut des langues
En jugeant que les règles du décret flamand requérant la rédaction du contrat de travail transfrontalier en langue néerlandaise exclusivement, à peine de nullité, constituent une violation de l’article 45 du TFUE, au motif que ni la promotion de la langue locale officielle, ni l’unité linguistique de l’environnement de travail ne peuvent justifier une exigence aussi disproportionnée à l’objectif légitime poursuivi, la Cour vient contrôler la conformité aux traités du statut des langues locales dans le domaine des conditions de travail. Ce faisant, elle témoigne de l’émergence, par le truchement des libertés de circulation et des droits fondamentaux, d’un droit linguistique européen.
Parce que la dimension économique de la construction européenne fait souvent écran à sa signification politique profonde, il advient parfois qu’une décision de la Cour de justice rendue à titre préjudiciel interfère au cœur même de la définition qu’un Etat retient de lui-même, sans que pour autant cette décision ne soit perçue ni pour ce qu’elle est, ni pour les tendances prospectives qu’elle annonce. L’arrêt rendu par la Cour le 16 avril 2013 dans l’affaire Las (aff C 202/11) fait partie de ces décisions à l’apparence faussement anecdotiques, qui posent en réalité les jalons d’une évolution profonde. En l’espèce, un ressortissant néerlandais, M. Las, avait été recruté comme directeur financier par PSA Antwerp, une société du groupe PSA sise à Anvers, en Belgique, et appartenant à un groupe exploitant des terminaux portuaires, et dont le siège se situe à Singapour. Le contrat de travail, qui stipulait que le salarié devait exercer l’essentiel de son activité en Belgique nonobstant ses prestations fournies depuis les Pays-Bas, avait été à dessein rédigé en langue anglaise exclusivement – langue comprise des deux parties – car le responsable de PSA ayant recruté le salarié n’était pas belge lui-même, mais singapourien. Quelques années plus tard, M. Las avait été licencié, aux termes d’une lettre également rédigé en anglais. Conformément au contrat, il avait alors reçu une indemnisation plafonnée, équivalente à 9 mois de salaire. Ayant acquis la conviction qu’il lui serait possible d’obtenir une indemnisation plus importante si le contrat venait à être frappé de nullité, M. Las décida de mettre en avant la violation par l’employeur du décret du 19 juillet 1973 qui, conformément à la Constitution belge, définit le régime linguistique des provinces flamandes. Ce texte régit les relations de travail auxquelles sont parties prenantes les sociétés ayant leur siège dans une région belge de langue néerlandaise. Il requiert l’usage impératif et exclusif de la langue néerlandaise pour tous les actes et documents établis par les entreprises, en ce compris les contrats de travail. A titre exceptionnel, une traduction dans une ou plusieurs autres langues peut être adjointe, mais seulement à la demande des représentants du personnel ou d’un délégué d’une organisation syndicale. A défaut, le contrat de travail est nul. Toutefois, le texte dispose que la nullité ne peut ni porter préjudice au salarié ni remettre en cause les droits des tiers, car l’employeur engage sa responsabilité à l’égard du salarié comme des tiers, en cas de dommage causé de ce fait. En réalité, M. Las escomptait obtenir sur la base d’une violation du droit linguistique applicable l’anéantissement à son profit du contrat, pour faire sauter le plafond de l’indemnisation dont il avait bénéficié et pouvoir plaider qu’une indemnisation d’un montant supérieur devait lui revenir. Or, pour sa défense, l’employeur – dont l’intérêt en l’espèce était que le contrat soit valable pour que la clause d’indemnisation reste efficace – fit précisément valoir que cette exigence d’une rédaction du contrat de travail international dans la seule langue officielle du lieu de situation de la société employeur constituait une violation de l’article 45 du TFUE relatif à la liberté de circulation des travailleurs. Or la Cour, saisie à titre préjudiciel, fit droit à cette interprétation, en considérant que l’exigence d’une version linguistique unique dans la langue officielle de la province de rédaction revenait à ériger une entrave disproportionnée à la liberté de circulation des personnes. Ce faisant, à travers la question de la langue de rédaction du contrat, la Cour confirme la tendance contemporaine à l’émergence en Europe, et spécialement dans l’Union, d’un droit linguistique nouveau.
I- La langue de rédaction du contrat de travail international
La question de savoir en vertu de quoi la loi du lieu d’embauche et d’exécution du travail avait ici vocation à régir le régime linguistique de la rédaction du contrat n’est pas abordée par la Cour. Sans doute le Tribunal belge, qui avait saisi la Cour de Luxembourg à titre préjudiciel, n’avait-il pas posé de question à ce sujet. Quelques éléments d’explication peuvent toutefois s’imposer d’eux-mêmes rapidement, pour peu que l’on suive en la matière les dispositions du règlement Rome I (2008) sur la loi applicable aux obligations contractuelles.
En la matière, trois conceptions sont théoriquement envisageables.
La première consiste à considérer que la langue de rédaction du contrat est une question de fond de l’obligation. Si l’on retient cette conception, la loi applicable à la version linguistique du contrat sera en conséquence celle choisie par les parties (art 3 du règlement), sous réserve des dispositions impératives en la matière et protectrices du salarié de la loi du pays du lieu d’exécution habituelle du contrat (art 8 du même texte). En l’espèce, la compétence de la loi belge serait donc acquise d’une façon générale pour régir le contrat dans son ensemble, en ce compris la question linguistique. Quant à la spécificité dans ce domaine du régime linguistique de la Flandre, elle s’imposerait, en aval de la détermination du droit national applicable, conformément aux règles régionales de ce dernier.
La seconde conception consiste à considérer que la langue de rédaction du contrat de travail n’est qu’une question de forme. Si l’on suit cette conception, le régime linguistique du contrat relève alors du rattachement alternatif empreint de favor validitatis prescrit par l’article 11 du règlement. En vertu de ce dernier texte, le contrat est en effet valable en la forme s’il satisfait soit aux conditions de la loi du lieu de sa conclusion, soit à celles de la loi applicable au fond. En l’espèce, puisqu’il s’avérait que la loi belge, applicable au fond, frappe de nullité le contrat rédigé en version anglaise, cette seconde conception reviendrait par conséquent à donner une seconde chance à la validité de la convention, en lui permettant d’échapper à la nullité, si d’une part les parties ont par ailleurs opté pour la compétence au fond d’une autre loi, et si d’autre part cette dernière ne requiert pas une version impérative dans la langue officielle de la Flandre. Mais faute de précisions en ce sens à la lecture de l’arrêt de la Cour, rien ne permet d’affirmer que les parties avaient en l’espèce opté au fond pour la compétence d’une autre loi que la loi belge.
Enfin, une troisième conception consiste à qualifier les règles afférant à la langue de rédaction des contrats de travail internationaux de lois de police. Si l’on suit cette dernière conception, les règles flamandes en la matière seront considérées comme des normes particulièrement impératives, et à ce titre applicables même aux situations internationales relevant par ailleurs, et sauf dans leur domaine particulier, de la compétence d’une loi étrangère. Il est fort probable que ce soit cette conception qui ait été retenue par le juge belge, et que les règles du décret flamand aient été, explicitement ou non, considérées comme des lois de police ; et ce, même si, en l’espèce, rien ne permet de l’affirmer avec certitude. Une précision sur ce point eût été la bienvenue pour clarifier à quel titre le droit linguistique se retrouve ici confronté au droit de l’UE.
Quoiqu’il en soit, et ceci étant précisé, la Cour juge ici les règles du décret flamand contraires à l’article 45 TFUE pour défaut de proportionnalité à l’objectif recherché. Autrement dit, si la légitimité en soi du droit linguistique est ici admise, son contenu est en revanche jugé excessif, et par conséquent illégal. La violation du principe de la liberté de circulation découle ici d’un contrôle approfondi de l’effet in concreto de la mesure envisagée.
La légitimité d’une rédaction dans la langue officielle
Si la Cour admet dans un premier temps la légitimité des buts poursuivis par le décret flamand, c’est bien parce qu’elle considère avant toute chose que l’exigence linguistique de rédaction du contrat dans la langue locale constitue en soi un frein à la liberté de circulation ; ce qui, du reste, n’était pas forcément évident.
D’une façon générale, et conformément à une jurisprudence constante (v. en dernier lieu l’arrêt Radziewski [2012] C 461/11 pt 29), la Cour considère que constitue potentiellement une entrave à la liberté de circulation des personnes toute mesure nationale qui a pour effet de rendre simplement moins attractif l’exercice par un ressortissant d’un Etat membre de sa faculté d’aller travailler dans un autre Etat de l’UE ; et ce, même en l’absence de discrimination fondée sur la nationalité (Casteels [2011] C 379/11 pt 22). Dès lors, il est évident que toute mesure nationale ou presque est susceptible d’être attaquée par le travailleur migrant sous prétexte qu’elle rend moins attractif son installation et son séjour, lesquels, par hypothèse, ne sauraient se dérouler intégralement dans les exactes et mêmes conditions que celles du pays d’origine. En réalité, la notion de « mesure rendant moins attractive l’exercice de la liberté » ne constitue pas autre chose qu’une périphrase à texture ouverte, pour reprendre l’expression de Hart, destinée à laisser à la Cour toute latitude pour juger bon d’une neutralisation par le biais du droit de l’UE, lorsqu’elle l’estime appropriée, sans énoncer par avance une réserve de compétence nationale…
L’affaire rapportée en est une parfaite illustration. Les questions linguistiques sont en effet des questions politiquement sensibles, dans la plupart des Etats membres, et en Belgique tout spécialement. Il eût été concevable de considérer que le droit linguistique relevât de la seule compétence nationale. Les traités ne confèrent d’ailleurs pas, au titre de l’établissement du marché intérieur, de compétence explicite à l’UE dans ce domaine. Mais la Cour considère ici, à l’inverse, que le fait d’exiger la rédaction du contrat de travail conclu et exécuté en Belgique dans la seule langue officielle de la province concernée, en l’occurrence la Flandre, revient bien à rendre moins attractif pour le salarié originaire d’un autre Etat membre l’exercice de sa liberté de circulation (pt 22). Le fait de ne pouvoir choisir la langue de rédaction en fonction de la seule compétence ou de la seule commodité des parties a pour conséquence d’imposer une traduction officieuse et d’accroître les risques d’équivoque ou de malentendu. En l’espèce, aucune des deux parties n’était en effet néerlandophone, celles-ci étant au contraire, et toutes deux, anglophones. Or, pour la Cour, l’employeur et le salarié étrangers peuvent parfaitement conclure un contrat de travail sur le territoire d’un Etat dont elles ne parlent pas la langue, quand bien même celui-ci y serait exécuté (pt 31).
La solution de la Cour va ici clairement dans le sens d’un libéralisme linguistique, et d’une « circulation des langues » au sein de l’UE. Le cours impératif de la langue officielle ne saurait donc être absolu, ni insusceptible de toute contestation.
En considérant que le cours impératif de la langue locale constitue une entrave à la libre circulation, la Cour ouvre la voie à un contrôle de la légitimité des buts juridiques ou politiques que ledit cours sert. Pour justifier du décret, le Gouvernement belge mettait en avant la situation plurilingue du Royaume belge, et, partant la nécessaire politique de promotion de la langue officielle. Une telle politique est en effet jugée légitime au sein du marché intérieur par la jurisprudence depuis l’affaire Groener (1989) sur le régime de la langue gaélique en Irlande (aff C 379/87 pt 19 ; v. également en ce sens Vardyn (2011) C 391/09 pt 85). En retenant la légitimité d’un tel motif, la Cour ne fait par conséquent que confirmer une position déjà connue. Là où la Cour innove, c’est lorsqu’elle admet la justification tirée de la situation du salarié à l’égard de son environnement syndical et administratif. Le Gouvernement belge faisait en effet valoir que l’intérêt du salarié était bien de disposer d’un contrat dans la même langue que celle ayant cours dans les organisations syndicales amenées le cas échéant à le défendre, dans des autorités administratives telles que l’inspection du travail, ou encore dans les juridictions éventuellement à connaître de son cas ; et ce, pour éviter des problèmes de traductions inhérents à la rédaction en langue étrangère. Or la Cour fait droit à cette argumentation sur ce point. La cohérence linguistique de l’environnement de travail apparaît par conséquent comme un motif désormais admissible pour réglementer les conditions de travail en la matière.
La non-proportionnalité d’une version linguistique unique
La légitimité d’une mesure de restriction à l’usage d’une langue étrangère dans la rédaction du contrat de travail étant admise, il restait bien évidemment à en contrôler la proportionnalité à l’objectif recherché. C’est sur ce point que la Cour se concentre pour censurer la disposition. Partant du postulat qu’il est plus que probable que les parties étrangères ne maîtrisent pas parfaitement la langue locale, et que rien ne les oblige par ailleurs à s’y former à un niveau élevé permettant de rédiger des contrats (pt 31), le juge de l’Union en déduit qu’un Etat ne saurait imposer une version linguistique unique qui impose aux parties l’usage d’une autre langue que celle de leur choix. La Cour considère en effet qu’une solution moins contraignante et toute aussi efficace pourrait être trouvée dans l’admission d’un plurilinguisme dans la rédaction du contrat. Il suffit pour cela que les parties soient à la fois libres de choisir la langue de rédaction d’une version faisant foi en justice, pour autant qu’une autre version faisant également foi soit bien adjointe et rédigée dans la langue officielle locale. Ce que la Cour censure ici, ce n’est donc pas la politique de promotion de la langue officielle en Flandre, mais bien le refus d’admettre à côté et à égalité l’usage d’une autre langue. Cette solution mérite selon nous d’être approuvée. Il nous paraît en effet évident qu’une politique de promotion d’une langue doit reposer sur l’investissement des champs de communication et l’incitation naturelle à l’usage que constitue son emploi public et répété. L’exigence d’une version obligatoire dans la langue officielle répond parfaitement à cet objectif. En revanche, nous ne voyons pas en quoi il faudrait interdire l’usage d’une autre langue dans les situations internationales. Une telle démarche, intrusive, autoritaire et scientifiquement non fondée – car aucun linguiste ne prônera jamais l’interdiction des langues, pas plus qu’il ne combattra le plurilinguisme – relève davantage de l’affirmation politique que de la promotion efficace du néerlandais en Flandre. Sur ce point, la solution retenue en France est beaucoup plus satisfaisante et elle se trouve ici justifiée par la Cour. L’article L 1221-3 al 3 du Code du travail dispose en effet que lorsque le salarié est étranger, le contrat est, à la demande du salarié, établi en deux versions, l’une en langue française et l’autre en langue étrangère, chacune des deux versions faisant également foi. L’un des enseignements qui peut être tiré de l’arrêt Las réside par conséquent dans l’affirmation implicite de la conformité à l’article 45 du TFUE des solutions posées par l’article L 1221-3 al 3 du Code du travail français. Dans la mesure où ce dernier texte constitue une règle matérielle de droit international privé, c’est-à-dire une règle spécialement conçue pour les relations internationales et applicables à elles seules, l’arrêt Las apporte donc une précision importante sur la conformité aux règles de liberté de circulation de ce type de mécanisme dans le domaine particulier des contrats de travail internationaux. En revanche, la question reste ouverte de savoir quelle serait le sort d’une disposition telle que celle de l’article L 2231-4 du Code du travail français, lequel prévoit que les conventions collectives doivent impérativement être rédigées en langue française. Un travailleur migrant pourrait en effet contester une telle mesure, dans l’hypothèse où le contenu dudit accord lui ferait grief en raison d’un malentendu de sa part quant au sens d’une expression employée par ledit accord, et en l’absence de traduction dans sa propre langue… L’arrêt Las, on le voit, ne fait pas que répondre à la question posée par le juge national : il témoigne aussi, en réalité, de la lente émergence d’un véritable droit linguistique européen.
II- L’émergence d’un droit linguistique européen
Au-delà de l’espèce proprement dite, l’arrêt Las participe de l’émergence d’un droit linguistique nouveau, principalement fondé sur les possibilités de contestation qu’offrent les garanties des droits fondamentaux. Alors que le statut des langues était autrefois une question nationale, à l’instar des notions de territoire, de citoyenneté et de souveraineté, et pensée en d’autres termes comme relevant de la définition de l’Etat lui-même, les droits fondamentaux et les libertés de circulation remettent aujourd’hui en cause ce schéma.
Les manifestations du droit linguistique émergent
Les manifestations sont nombreuses. Deux d’entre elles méritent d’être ici soulignées.
La première manifestation réside dans la prolifération des normes. Sur le terrain des droits de l’homme, et au-delà du Pacte des droits civils et politiques de 1966, dont l’article 27 interdit les discriminations fondées sur la langue à l’endroit des minorités, texte sur lequel la France a émis une réserve, plusieurs instruments sont venus poser des bases nouvelles à l’état du droit des langues. Ainsi, la Déclaration universelle des droits linguistiques de 1996 énonce un objectif de paix linguistique, juste et équitable, lequel doit être poursuivi par des politiques garantissant le respect de la diversité et du plurilinguisme, et l’abolition des politiques de destruction ou d’unification linguistique par la force ; et cela, même si ce texte reste à ce jour dépourvue de portée normative ou d’effectivité. De la même façon, la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires de 1992 énonce un ensemble de mesures en faveur des langues minoritaires que les Etats parties à la Convention sont invitées à prendre. Enfin, et surtout, l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 2 du Premier protocole additionnel à celle-ci ajoutent une portée contentieuse possible aux revendications d’ordre linguistique. En énonçant un droit à l’enseignement (art 2 préc.) et un principe de non-discrimination (art 14), les deux textes ouvrent la voie au contentieux linguistique, pour peu que l’on considère que la langue est le vecteur de l’enseignement et qu’elle entre à ce titre dans le champ du droit à l’instruction. Sur le terrain du droit de l’UE, le phénomène est identique. Certes, les questions linguistiques sont généralement examinées à l’aune des libertés de circulation. Qu’il s’agisse des questions de translittération du patronyme, d’étiquetage des marchandises, de dénomination des produits, de diffusion de programmes télévisés, ou d’exigence d’un niveau minimal dans la langue locale pour l’accès à l’emploi, elles ne sont pas appréhendées sous ce prisme de façon globale, mais seulement in concreto et au regard d’une situation particulière (V. ainsi, respectivement, les arrêts de la Cour dans les affaires Konstantinidis C 168/91, Meyhui (1994) C 51/94, UTECA (2009), C 22/07 et Groener, précitée). Cependant, il est fort probable que la situation évolue sur ce point. L’adoption par le Parlement européen à une majorité écrasante de 85 % des députés – du jamais vu ou presque– du Rapport Alfonsi sur les langues menacées et la diversité linguistique au sein de l’UE du 26 juin 2013 (n°A7-0239/2013) amorce en effet l’élaboration d’une véritable politique de l’UE dans le domaine des langues, ce qui revient implicitement mais nécessairement à énoncer la compétence de l’UE en la matière. L’arrêt Las peut donc bien être lu, de ce point de vue, comme une décision qui préfigure l’européanisation du statut des langues au sein des Etats.
La seconde manifestation de ce droit linguistique émergent réside dans le développement du contentieux. Il fut un temps où la question des langues était confisquée par les Etats, et où il était illusoire d’envisager sur ce terrain de recourir à des juridictions internationales ou d’invoquer des droits fondamentaux en l’occurrence. Les droits fondamentaux étaient, et sont encore, pensés et reconnus juridiquement comme des droits individuels, pas comme des droits collectifs. Or une langue n’est vivante et n’existe réellement que par la communauté de ses locuteurs. Une langue est par essence un phénomène interpersonnel. Pour défendre celle-ci, il faut donc prima facie l’envisager comme l’attribut d’une collectivité ou d’une minorité. A ce titre, les droits fondamentaux paraissaient inopérants. Tel n’est plus le cas aujourd’hui. La Cour européenne des droits de l’homme a par exemple condamné la Turquie pour ne pas avoir permis à un Chypriote grec vivant dans la partie Nord de l’île, occupée par l’armée turque depuis 1974 de faire bénéficier ses enfants d’un enseignement en langue grecque (CEDH 10 mai 2001, Chypre c/ Turquie n° 25781/94), et ce pour violation du droit à l’instruction énoncé par l’article 2 précité du Premier Protocole additionnel. Elle a de la même façon condamné plus récemment la Moldavie pour avoir toléré une politique de scolarisation forcée en langue russe en Transnitrie, la partie de la Moldavie occupée par la Russie (aff Catan c/ Moldavie [2012]). Dans cette perspective, l’arrêt Las ouvre la voie à un développement du contentieux linguistique sur deux terrains alternatifs ou cumulatifs selon le cas : celui des droits fondamentaux de la personne d’un côté, et celui des conditions de séjour et de travail du travailleur migrant ou plus largement du citoyen européen résidant dans un autre Etat membre que celui dont il est le ressortissant, de l’autre.
Les incidences du droit linguistique émergent
Si la question des langues soulève potentiellement une multitude de questions différentes, l’émergence d’un droit linguistique moderne a essentiellement deux incidences : l’une pour l’Etat, l’autre les organisations internationales intégrées, telles que le Conseil de l’Europe et l’Union européenne tout spécialement.
Pour ce qui est de l’Etat, l’apparition d’un contentieux autour des questions linguistiques qui s’articule autour des droits fondamentaux a un effet profond sur la conception même que le pouvoir se fait de la langue. Traditionnellement, et même si l’Etat se définit comme la réunion d’un territoire, d’une population et de la souveraineté, le statut de la ou des langues officielles constitue par excellence une question relevant de sa définition propre. Dans certains Etats – la France, par exemple – le statut de la langue officielle et des langues parlées de fait est quasiment considéré comme une question régalienne, touchant à ce titre aux éléments constitutifs fondamentaux de l’Etat lui-même ; et ce, pour des raisons historiques tenant principalement au passé jacobin particulièrement hostile au plurilinguisme. Dans d’autres, la majorité d’entre eux en Europe, où le plurilinguisme a cours, le statut des langues est à l’inverse une question de compromis entre la nécessité concrète d’un minimum de centralisme, et la légitimité démocratique de l’expression en langue minoritaire dans les provinces concernées par cette problématique. Dès lors, toucher à cet équilibre, c’est atteindre par la voie contentieuse des équilibres – ou des déséquilibres selon le cas – politiques, culturels, démographiques et économiques sensibles. La principale incidence pour l’Etat de ce développement en Europe d’un contentieux linguistique autour des droits fondamentaux et des libertés de circulation, est donc la remise en cause de cette centralité de l’Etat dans le statut des langues. Il n’y a plus, ou plus exactement il n’y aura plus que de moins en moins, un Etat d’un côté, et une minorité nationale de l’autre qui s’opposent frontalement. Désormais, la question linguistique s’appréhende et se règle potentiellement à l’échelle de l’individu, par le contentieux. Puisque les droits fondamentaux collectifs restent absents de la CEDH, volontairement omis par ses rédacteurs, les questions linguistiques passent désormais le seuil du prétoire à travers des cas individuels. Mais la conséquence est la même : le droit européen a bien pénétré la question des langues, autrefois jalousement emmurée dans la sphère régalienne.
Pour ce qui est du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne essentiellement, ce processus de redéfinition des questions linguistiques par l’action des droits fondamentaux et des libertés de circulation a pour principale conséquence d’étendre leur champ d’action ratione materiae. Ainsi, alors que les droits fondamentaux ont été pensés, énoncés et limités de façon à servir un objectif de protection de l’individu in casu, ils sont ici, par extension, l’instrument de contestation par l’exemple de la place, large ou exigüe selon le cas, de la minorité sur une portion de territoire donnée. L’affaire Chypre c/ Turquie précitée en est un parfait exemple. C’est bien, en effet, la turquisation active du nord de l’île qui se trouve ici condamnée par la Cour de Strasbourg, et chacun voit que la question dépasse largement celle, dans son ampleur réelle, du sort du requérant : à travers lui, c’est une question fondamentalement politique qui est posée. La même observation peut être faite à l’endroit de l’UE, en l’espèce. Chacun sait que le statut des langues est une question très sensible en Belgique aujourd’hui, et que l’affaire Las aura nécessairement un écho politique, à tort ou à raison. Dès l’instant que le statut des langues est remis en cause, dans un sens ou dans l’autre, par le biais des libertés de circulation, la portée profonde d’une décision de la Cour de Luxembourg dans ce domaine réside dans l’extension de la sphère d’action de l’UE. Le phénomène se vérifie d’ailleurs en dehors du champ jurisprudentiel. L’adoption du rapport Alfonsi précitée en témoigne. A ce titre, l’arrêt Las participe indéniablement d’une redéfinition progressive de la place, des droits et des devoirs des communautés linguistiques au sein des Etats, laquelle ne fait ici, et très probablement, que commencer.