Le droit au juge dans l’Union européenne
Au sein de l’Union européenne, le droit au juge est affirmé par la jurisprudence de la Cour de justice comme par la Charte des droits fondamentaux. Il s’exerce par l’intermédiaire des multiples recours, dont certains n’ont pas leur équivalent dans les ordres juridiques nationaux, ce qui conduit généralement à considérer l’Union européenne comme une « Union de droit ». Néanmoins, certaines limites subsistent concernant d’une part l’accès des particuliers au juge dans le cadre du recours en annulation, et d’autre part le recours en responsabilité qui reste subordonné à des conditions restrictives.
Le droit au juge dans l’Union européenne a été affirmé par la Cour de justice. Il s’impose aux États membres (CJCE, 15 mai 1986, Marguerite Johnston, aff. 222-84) et à l’Union européenne (CJCE, 18 mars 1997, Guérin automobiles, aff. 282/95 P). Il a, par ailleurs, été consacré plus récemment par l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux qui reconnaît le « droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial ». Le droit au juge est mis en œuvre par l’intermédiaire des différents recours qui peuvent être exercés devant les juridictions européennes et qui ont vocation à faire de l’Union européenne, pour paraphraser une formule célèbre de la Cour de justice, une « Union de droit » (CJCE, 23 avril 1986, Les Verts contre Parlement européen, aff. 294/83).
Par certains aspects, le système juridictionnel de l’Union européenne semble très développé. En témoignent, par exemple, l’existence d’un recours en carence permettant de sanctionner l’inaction des institutions européennes ainsi que la possibilité pour ces dernières de porter leurs différends devant la Cour de justice (ce que l’on appelle communément le contentieux « inter institutionnel »). Cependant, il comporte également des lacunes qui remettent en cause la portée du droit au juge dans l’Union.
Ces lacunes concernent, d’abord, le domaine de compétence du juge européen. En effet, même après l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne qui comporte des améliorations dans ce domaine, la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne reste limitée. Ainsi, en vertu de l’article 275 TFUE, elle « n’est pas compétente en ce qui concerne les dispositions relatives à la politique étrangère et de sécurité commune, ni en ce qui concerne les actes adoptés sur leur base », sous réserve des exceptions mentionnées au second alinéa (« la Cour est compétente pour contrôler le respect de l’article 40 du traité sur l’Union européenne et se prononcer sur les recours […] concernant le contrôle de la légalité des décisions prévoyant des mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales adoptées par le Conseil sur la base du titre V, chapitre 2, du traité sur l’Union européenne »).
De plus, si le contrôle juridictionnel sur les actes adoptés dans le cadre de la coopération policière et judiciaire en matière pénale – rebaptisée « espace de liberté, de sécurité et de justice » dans le Traité de Lisbonne – a été étendu, une restriction de compétence est cependant prévue par l’article 276 TFUE concernant certains agissements des États membres en la matière. Ainsi, « la Cour de justice de l’Union européenne n’est pas compétente pour vérifier la validité ou la proportionnalité d’opérations menées par la police ou d’autres services répressifs dans un État membre, ni pour statuer sur l’exercice des responsabilités qui incombent aux États membres pour le maintien de l’ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure ».
C’est cependant sur les contraintes affectant l’accès des particuliers au juge dans le cadre du recours en annulation d’une part, et d’autre part sur les conditions restrictives encadrant le recours en responsabilité, que nous souhaiterions ici attirer l’attention du lecteur.
L’accès des particuliers au recours en annulation : une réforme inachevée
La possibilité pour les particuliers de former un recours en annulation contre un acte dont ils n’étaient pas les destinataires a longtemps été strictement encadrée par la double condition que l’acte attaqué les affecte directement et individuellement (article 230, alinéa 4 TCE avant l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne). Le caractère excessif des contraintes ainsi imposées aux particuliers ont été mises en évidence dès 2002 par le Tribunal de première instance (TPICE, 3 mai 2002, Jégo-Quéré, aff. T-177/01). Constatant qu’en l’espèce le requérant ne disposait d’aucune autre possibilité de former un recours contre l’acte de portée générale qui lui était opposé, le Tribunal proposait de considérer qu’un particulier était individuellement concerné par l’acte « si la disposition en question affecte, d’une manière certaine et actuelle, sa situation juridique en restreignant ses droits ou en lui imposant des obligations ». Cette interprétation des traités pouvait se fonder, selon le Tribunal, sur le souci d’assurer « une protection juridictionnelle effective des particuliers ». La Cour de justice a cependant refusé d’entériner cette interprétation qui aurait conduit, selon elle « à écarter la condition en cause, qui est expressément prévue par le traité [et à] excéder les compétences attribuées par celui-ci aux juridictions communautaires » (CJCE, 25 juillet 2002, Union de Pequeños Agricultores, aff. C- 50/00 P., confirmé par CJCE, 1er avril 2004, Jégo-Quéré, aff. C-263/02 P). On l’avait pourtant connu plus audacieuse lorsqu’il s’était agi d’accorder au Parlement européen le droit d’exercer un recours en annulation (CJCE, 22 mai 1990, Parlement contre Conseil, aff. C-70/88) ou d’accorder aux requérants le droit de former un recours contre ses actes (CJCE, 23 avril 1986, Les Verts contre Parlement européen, aff. 294/83). En effet, dans les deux cas la Cour avait statué dans le silence des traités, lesquels avaient par la suite consacré l’œuvre du juge. Rejetant toute extension jurisprudentielle des conditions de recevabilité du recours en annulation à l’égard des particuliers, la Cour de justice renvoie ainsi aux États membres la responsabilité de réformer le système en vigueur par l’intermédiaire de la procédure de révision.
L’appel de la Cour de justice semble avoir été entendu par les États lors de l’élaboration du Traité de Lisbonne. En effet, l’article 263, alinéa 4 TFUE étend le droit de recours en annulation des particuliers en prévoyant que « tout personne physique ou morale peut former […], un recours contre les actes dont elle est le destinataire ou qui la concernent directement et individuellement, ainsi que contre les actes réglementaires qui la concernent directement et qui ne comporte pas de mesures d’exécution ». Malheureusement, cette disposition, en tant qu’elle se réfère aux actes réglementaires, soulève des interrogations nouvelles. En effet, sa rédaction a été copiée sur celle de l’article III-365 §4 du Traité établissant une constitution pour l’Europe. Or, le terme « règlement » ne s’appliquait dans ce traité qu’à des actes non législatifs, les actes législatifs étant pour leur part rebaptisés « lois » et « lois-cadres » européennes. Cette nouvelle nomenclature ayant été abandonnée par le Traité de Lisbonne, l’ancienne typologie des actes contraignants (règlement, directive, décision) a subsisté, certains de ces actes étant considérés comme des actes législatifs, d’autres comme des actes non législatifs, en fonction de leur mode d’élaboration. Dès lors, deux questions sont susceptibles de se poser : d’une part, la référence aux actes réglementaires doit-elle être interprétée comme excluant les autres catégories d’actes adoptées par les institutions européennes (directive, décision) ? D’autre part, s’applique-t-elle indifféremment aux règlements législatifs, délégués et d’exécution ? Le Tribunal a été amené à se prononcer sur ces questions. Selon lui, « la notion « d’acte réglementaire » au sens de l’article 263, quatrième alinéa TFUE doit être comprise comme visant tout acte de portée générale à l’exception des actes législatifs » (Tribunal (ord.), 6 septembre 2011, Inuit Tapiriit Kanatami e.a, aff. T-18/10 et Tribunal, 25 octobre 2011, Microban International Ltd, aff. T-262/10). Les règlements élaborés selon l’une des procédures législatives – et qui constituent à ce titre des actes législatifs – sont donc exclus de l’innovation prévue par le Traité de Lisbonne (cf. Inuit Tapiriit Kanatami précité), tandis que les décisions adoptées par la Commission dans le cadre de compétences d’exécution, à condition qu’elles revêtent une portée générale, entrent dans son champ d’application (Microban International précité). Il faudra néanmoins attendre une décision de la Cour pour que cette jurisprudence soit définitivement établie.
Mais si certaines ambiguïtés persistent dans l’interprétation des dispositions précitées, le Traité de Lisbonne a eu le mérite de tenter de remédier aux lacunes traditionnelles du recours en annulation. Le contentieux de la responsabilité, en revanche, n’a pas fait l’objet d’une telle attention, malgré les critiques que l’on peut lui adresser.
L’extension du recours en responsabilité dans l’Union européenne : une réforme à engager
La responsabilité de l’Union européenne comporte de nombreuses limites. D’abord, toute illégalité commise lors de l’adoption d’un acte n’ouvre pas droit à réparation. En effet, lorsque les institutions européennes disposent d’un pouvoir discrétionnaire, la responsabilité de l’Union ne saurait être engagée que si ces dernières ont commis « une violation suffisamment caractérisée du droit communautaire ». (CJCE, 23 mars 2004, Médiateur contre Lamberts, aff. C-234/02 P). De plus, dans un arrêt FIAMM du 9 septembre 2008 (aff. jointes C-120/06 P et C-121/06 P), la Cour de justice a explicitement exclu le principe d’une responsabilité sans faute de l’Union, alors que cette dernière avait été admise par le Tribunal (TPI, 28 avril 1998, Dorsch Consult, aff. T-184/95), ce qui laisse les victimes sans indemnisation dans le cas où aucune illégalité n’aurait été commise par les institutions européennes. Enfin, la responsabilité de l’Union présente un caractère subsidiaire. La recevabilité du recours en responsabilité devant le juge européen est donc subordonnée à l’épuisement des voies de recours devant les juridictions nationales dès lors que ces dernières peuvent donner satisfaction à la victime. Si cette solution peut sembler acceptable lorsque les autorités nationales ont commis une illégalité dans la mise en œuvre du droit de l’Union européenne (quoi qu’elle paraisse peu favorable aux victimes en raison des délais d’indemnisation engendrés par la nécessité de procéder à deux séries de recours), elle devient difficilement admissible lorsqu’aucune illégalité ne peut être reprochée aux autorités internes. Pourtant, le juge européen n’en estime pas moins que « lorsqu’une personne s’estime lésée par l’application régulière d’une réglementation communautaire qu’elle considère comme illégale et que le fait générateur du dommage allégué est ainsi exclusivement imputable à la Communauté, la recevabilité d’un tel recours en indemnité peut néanmoins se trouver subordonnée, dans certains cas, à l’épuisement des voies de recours internes » (TPI, 23 novembre 2004, Cantina sociale di Dolianova et a. c/ Commission, aff. T-166/98), à condition que ces voies de recours nationales soient efficaces.
L’État membre peut ainsi être amené à réparer un dommage qui ne lui est pas imputable. Cette jurisprudence est d’autant plus critiquable que tout en affirmant le caractère subsidiaire de la responsabilité de l’Union européenne, la Cour de justice ne s’estime pas liée par l’appréciation portée par les juridictions nationales en ce qui concerne l’étendue de la responsabilité de chaque ordre juridique ou bien encore le montant de l’indemnisation. Les requérants peuvent donc voir leur demande d’indemnisation doublement écartée (cf. par exemple CJCE, 8 avril 1992, Cato contre Commission, aff. C-55/90). Par ailleurs, le recours devant les juridictions nationales n’interrompt pas le délai de prescription devant le juge européen. Les victimes doivent donc respecter le principe de l’épuisement des voies de recours internes comme le délai de prescription de cinq ans. Or, ces deux exigences peuvent s’avérer inconciliables. Ainsi, dans l’affaire Cantina sociale di Dolianova (CJCE, 17 juillet 2008, aff. C-51/05 P), la Cour de justice refuse de considérer comme point de départ du délai de prescription l’arrêt de la Corte suprema di cassazione mettant fin au litige en droit interne ce qui la conduit à rejeter le recours. L’avocat général E. Sharpston soulignait pourtant dans ses conclusions qu’un recours introduit devant le juge européen avant la décision définitive des juridictions internes aurait été irrecevable en vertu du principe de subsidiarité juridictionnelle, et qu’en l’espèce admettre que la prescription « soit invoquée comme moyen de défense » « reviendrait à priver les requérantes de l’accès aux tribunaux, et donc à la justice. Ce résultat serait contraire au principe fondamental selon lequel le droit communautaire conduit à accorder une protection juridictionnelle efficace aux personnes auxquelles il confère des droits ».
Dans ce domaine, une révision des traités, à condition qu’elle soit bien conçue et bien appliquée, pourrait sans aucun doute contribuer à renforcer les garanties accordées aux victimes et à rendre plus effectif le droit au juge dans l’Union européenne.
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