Ordre public et laïcité
Thèse de droit public soutenue le 2 décembre 2022 à la Faculté de droit et des sciences économiques de Limoges devant un jury composé de G. Calvès, professeure à l’Université de Cergy (rapporteure), Patrick Charlot, professeur à l’Université de Dijon (examinateur), J. Morange, professeur émérite à l’Université de Limoges (directeur), V. Saint-James, maître de conférences à l’Université de Limoges (directrice) et V. Valentin, professeure à l’IEP de Rennes (rapporteur).
Par Camille Dolmaire
Introduction. Incontournables mais changeantes : c’est à partir de ce double constat qu’une recherche autour des notions d’ordre public et de laïcité s’est justifiée. En effet, il est possible de constater désormais une certaine permanence de ces notions dans l’ordre juridique français. L’ordre public est une notion intemporelle, inhérente à l’organisation juridique d’une société et révélatrice des éléments les plus importants sur lesquels elle repose. La laïcité apparaît comme une notion plus récente. Résultat du contexte religieux français elle n’a pas le caractère universel et permanent de la notion d’ordre public. Elle a toutefois débuté sa construction en même temps que la première affirmation des droits de l’Homme en France en 1789 et la séparation des églises et de l’État, vieille de plus d’un siècle, a traversé trois Républiques françaises. Consacrée dans les Constitutions de 1946 et de 1958, elle apparaît comme un principe essentiel, indispensable dans l’ordre juridique français. Des auteurs la présentent comme « un mythe fondateur de la République, constitutif de la forme républicaine du gouvernement, un élément de l’identité constitutionnelle de la France qui devrait être hors de toute atteinte» (J. MORANGE, « Le mystère de la laïcité française », RDP, 2013, n° 3, p. 507). La constance des notions d’ordre public et de laïcité n’est pas exclusive de mutations évidentes de leurs contours. L’ordre public se renouvelle de manière perpétuelle et nombreuses sont les recherches menées à ce sujet. Les évolutions de l’ordre public sont ainsi l’objet d’un questionnement inépuisable mais loin d’être délaissé par la doctrine. La laïcité semble de ce point de vue susciter davantage l’embarras. Ses mutations sont fréquemment constatées par la doctrine juridique française, mais pas au point d’avoir suscité l’engagement d’un travail doctoral, la dernière thèse de droit public consacrée à la notion datant de 2009. Depuis lors, de nombreux phénomènes ont suscité des textes ou des réponses jurisprudentielles venant questionner les contours de la laïcité. Qu’il s’agisse de la dissimulation du visage dans l’espace public, des modalités de subventionnement des cultes, de l’installation des crèches de Noël dans des bâtiments et emplacements publics, du port de vêtements ou symboles religieux par des parents accompagnant des sorties scolaires, du port de tenues de baignade inspirées par des convictions religieuses, des demandes à caractère religieux dans les services publics, de la possibilité d’imposer un devoir de neutralité religieuse à des salariés privés d’entreprises privées… Un principe, vieux de plus d’un siècle, que l’on pensait stabilisé, apaisé, semble susciter désormais d’incessantes interrogations. Sa compréhension par le public apparaît également incertaine selon les différents sondages. Le phénomène ne doit pas étonner dans la mesure où la doctrine française elle-même ne s’accorde pas sur les contours de la laïcité. Ces mouvements expliquent la profusion d’écrits autour de la notion, encore faut-il qu’il y ait matière à poser une réflexion renouvelée à son sujet pour que l’engagement d’un travail doctoral soit justifié.
L’identification de zones de confluence entre les deux notions essentielles du droit français que sont l’ordre public et la laïcité est le point de départ de cette réflexion. En effet, il ressort des textes et de la jurisprudence des rencontres incessantes entre les deux notions. La loi de séparation des églises et de l’État elle-même n’évoque jamais le terme « laïcité » mais renvoie, dès son article premier, à l’ordre public. La loi du 15 mars 2004 emploie la laïcité en réponse à des troubles dans le bon fonctionnement du service public. La loi du 11 octobre 2010 utilise l’ordre public quand les débats qui la précèdent sont imprégnés de références à la laïcité. Des maires ont tenté d’interdire le port des « burkinis » sur les plages publiques en estimant devoir protéger la laïcité… en vertu de la protection de l’ordre public ! Ces quelques exemples, démontrent l’existence d’un lien originel et permanent entre la laïcité et l’ordre public. Les enjeux sous-tendus par ce lien sont importants : c’est bien de la garantie des droits et libertés qu’il est question. Si la laïcité tend à être éloignée ou rapprochée de l’ordre public, voire confondue avec lui, il faut en rechercher les raisons. C’est autant du sens de la laïcité française que du sens de l’ordre public français qu’il est question dans l’étude de leurs rapports.
La thèse a pour objectif d’expliquer les mutations de l’ordre public et de la laïcité par l’étude des relations entre elles. Pour cela, il a fallu procéder à une analyse minutieuse de chacune des notions afin de faire positivement ressortir les leviers par lesquels ces relations s’effectuent. C’est donc dans un premier temps à un effort de distinction des notions que s’est livré le travail (partie 1) avant de mettre en évidence et d’expliquer un mouvement d’attraction entre elles (partie 2).
La première partie du travail s’attache à faire ressortir la distinction des notions d’ordre public et de laïcité. Il s’agit alors autant de mettre en évidence les éléments définitionnels propres à chacune qu’à faire ressortir certaines dynamiques de repoussement entre elles et certains chevauchements incongrus.
Le premier titre tente de démontrer que les deux notions ont des rôles clairement distincts. L’ordre public est une notion permanente et universelle qui a pour fonction la sauvegarde des éléments essentiels de l’ordre juridique. Il fait alors positivement ressortir ce qui est fondamental dans un ordre juridique donné. La laïcité est le fruit du contexte politique et religieux français. Elle s’est bâtie pour assurer l’émancipation du pouvoir politique français vis à vis des cultes. Cette fonction émancipatrice continue d’inspirer les mutations de la notion.
Si la fonction des notions est assez clairement établie, leur contenu est plus délicat à appréhender, pour des raisons distinctes. La substance de l’ordre public s’appréhende difficilement car elle est éclatée et en renouvellement perpétuel. C’est là un élément de définition de la notion avec lequel toute étude doit composer. La substance de la laïcité s’appréhende difficilement en raison du fait que si ses exigences paraissent assez évidentes -séparation, neutralité- leur perception est brouillée par l’existence de nombreux contre-discours militants et politiques. Ces discours revêtent certains éléments communs, notamment dans la volonté d’ériger la laïcité en valeur fondatrice de la République, d’en faire un principe émancipateur des individus vis à vis de leur foi, d’en faire une notion devant conforter le lien entre les individus et l’État. Ces traits communs sont relevés et permettent d’identifier une certaine conception de la laïcité, que l’on nommera « laïcité républicaine ».
Les deux premiers chapitres de la thèse permettant ainsi de saisir à la fois des éléments de stabilité et des éléments d’incertitude. Une première hypothèse de réflexion se dessine alors : l’ordre public est une coquille vide servant à assurer la protection des valeurs essentielles de l’ordre juridique, quand la laïcité revêt un aspect idéologique évident et toujours très présent susceptible de s’intégrer à ces valeurs essentielles.
Le second titre, consacré à l’étude de la portée des notions d’ordre public et de laïcité, fait ressortir leur concurrence dans l’ordre juridique. Leur champ d’application n’est pas le même. L’ordre public, ubique, peut régir l’ensemble des aspects saisis par le droit tandis que surgit un hiatus quant au champ d’application de la laïcité. En effet, dans sa dimension constitutionnelle elle s’applique à l’ensemble du territoire et se présente comme une valeur devant inspirer l’ensemble de l’ordre juridique alors que les exigences découlant de la séparation des églises et de l’État ne s’appliquent pas sur l’ensemble du territoire français et, lorsqu’elles s’appliquent, voient leur portée assez strictement délimitée. Seule la loi du 15 mars 2004 apparaît comme une application originale de la laïcité dans un champ qui lui était étranger -les usagers du service public. Naturellement, l’ordre public a donc été largement privilégié pour encadrer la liberté religieuse des individus : il est apparu comme une notion familière et opérationnelle tant pour le législateur que pour le juge qui ont fait en sorte que les exigences de la laïcité soient limitées à la part congrue pour garantir la séparation des églises et l’État et la neutralité de l’État, le reste ne devant relever que des limites posées par l’ordre public.
Les deux notions n’ont par ailleurs pas la même force normative : l’ordre public se définit par son impérativité quand la laïcité apparaît finalement comme une norme assez « molle », soit que ses exigences fassent l’objet d’assouplissements nombreux, soit qu’elle s’exprime de plus en plus par des instruments de droit souple. Il en résulte une nouvelle dynamique entre elles : les exigences de la laïcité sont généralement subordonnées à celles de l’ordre public, ce qui participe de certains assouplissements de la notion.
Dans la première partie a été mise en lumière l’articulation des notions d’ordre public et de laïcité dans l’ordre juridique. Elle a fait ressortir leur complémentarité et certaines dynamiques qu’elles exercent l’une sur l’autre -l’ordre public permettant de délimiter la portée des exigences de la laïcité ou d’y faire exception. Elle a aussi fait ressortir un certain nombre de potentialités. L’ordre public apparaît comme étant à l’interface entre le droit et les valeurs qui fondent l’ordre juridique : il assure la préservation de celles-ci lorsqu’elles semblent gravement menacées. La laïcité ressort au terme de cette première partie dans toute son ambivalence : la réflexion a permis de faire le point sur ses contours juridiques. Ses exigences apparaissent alors assez clairement délimitées et limitées dans leur portée. Mais la laïcité s’est aussi révélée en tant que valeur, inscrite dans la Constitution, imprégnant le discours politique, ardemment défendue par des militants. Il y a bien deux laïcités, « une « laïcité narrative » (…) correspondant à une forme de récit sur la laïcité qui n’est pas dépourvue de toute force normative » et une « « laïcité juridique » qui, quant à elle, procède de la régulation juridique et politique du religieux » (D. KOUSSENS, « Sous l’affaire de la burqa… quel visage de la laïcité française ? », Sociologie et sociétés, 2009, n° 2, p. 327). Si la laïcité idéologique exerce une influence sur la laïcité juridique, son rôle dans l’ordre juridique ne se limite pas à cela. L’ordre public permet à la laïcité idéologique de jouer un rôle plus important dans l’ordre juridique.
La seconde partie de la réflexion est alors axée sur la manière dont l’ordre public peut ou non offrir aux éléments idéologiques de la laïcité une caisse de résonance dans l’ordre juridique.
Le premier titre permet de démontrer que l’ordre public révèle les finalités de l’ordre juridique dans lesquelles la laïcité s’inscrit, ce qui contribue en pratique à en modeler les contours. Les finalités de l’ordre juridique sont ambivalentes mais peuvent être schématiquement regroupées en deux catégories : d’un côté la protection des droits et libertés, de l’autre la protection des valeurs de la République.
La protection des droits et libertés, objet du premier chapitre, apparaît avec évidence comme la finalité première de l’ordre juridique français. L’ordre public français s’est modelé parallèlement à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et aux principes libéraux. La laïcité tire elle-même une partie de ses origines de ce lien avec les droits et libertés dont elle ne s’est jamais défaite. Cette filiation commune explique le champ d’application donné à chacune des notions : c’est en vertu de la préservation des droits et libertés que l’ordre public a été privilégié pour encadrer les comportements inspirés par la religion et que les exigences de la laïcité ont fait l’objet d’une conception minimaliste. C’était alors un moyen de tenir à distance de l’ordre juridique français certains éléments idéologiques de la laïcité, notamment les aspects combatifs ou antireligieux.
Ces derniers rejaillissent pourtant à mesure que l’ordre public se fait le gardien de valeurs objectives, que l’on peut nommer « valeurs de la République ». C’est l’objet du second chapitre de ce premier titre. Il s’agit de la dignité de la personne humaine, et des valeurs liées au modus vivendi. Si leur garantie est ancienne, il est possible de constater une sorte de renouveau de la protection de ces valeurs durant les dernières décennies. Ainsi, la défense de la dignité de la personne humaine tend à générer des limitations multiples aux droits et libertés, quand la protection des éléments relevant du modus vivendi trouve un renouveau à travers les « exigences minimales de la vie en société », ou « vivre ensemble », qui suggère une vision plus exigeante du devoir-être dans l’espace public. La protection de ces valeurs est très présente dans l’ordre public mais entretient des liens plus incertains avec la laïcité. Il est toutefois possible de constater que les deux notions subissent des mutations du fait de la garantie de ces valeurs : la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public érige une exigence nouvelle de l’ordre public, avec le vivre ensemble, et la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signe manifestant ostensiblement une appartenance religieuse par les élèves des écoles, collèges et lycées publics a étendu de manière inédite les exigences de la laïcité vers des usagers du service public.
Finalement, l’ordre public et la laïcité apparaissent comme le reflet de l’évolution des valeurs essentielles de l’ordre juridique. Cela permet de replacer les notions dans un mouvement plus vaste pour porter un regard plus avisé sur leurs mutations. Ces éléments ne suffisent pas à rendre compte du rôle joué par chacune des deux laïcités dans l’ordre juridique. Tout juste permettent-ils d’éclairer le terreau sur lequel reposent les contours de la laïcité juridique, mais ils ne disent pas si et pourquoi la laïcité idéologique s’exprime dans l’ordre juridique.
Le second titre de la seconde partie a alors pour objet de démontrer en quoi l’ordre public apparaît comme une porte d’entrée des aspects idéologiques de la laïcité, vers l’ordre juridique.
D’une part, et c’est l’objet du premier chapitre, il reflète dans l’ordre juridique les aspects libéraux de la laïcité. En effet, l’ordre public a dû se neutraliser pour donner pleinement sens à la neutralité de l’État. Il l’a fait de différentes manières -libéralisation, adaptation…- mais toujours inspiré par la laïcité. On remarque alors que, loin de se cantonner aux questions directement liées à la pratique religieuse, la laïcité inspire l’ensemble des domaines de la vie saisis par le droit. Sexualité, famille, travail,… dans l’ensemble de ces domaines, on retrouve la laïcité comme valeur inspiratrice au niveau des travaux législatifs.
D’autre part, l’ordre public reflète la « laïcité républicaine » de différentes manières. S’il a toujours exprimé une certaine méfiance à l’égard des groupements religieux, un ordre public méfiant de la pratique religieuse individuelle se développe. Il se manifeste notamment par un renouveau de l’exigence de décence publique. La thèse ainsi exprimée est originale et doit être précisée. C’est pourquoi un retour sur l’exigence de décence et l’identification de ses critères de mise en œuvre est nécessaire. Ceci permet de mettre en évidence le fait que la décence vise à défendre une norme comportementale -souvent appliquée à la tenue vestimentaire- car sa méconnaissance est génératrice d’un trouble psychologique suffisamment important -Pierre-Henri Teitgen parlait de scandale public. Ces critères ayant été identifiés, il convient de se demander s’ils peuvent être appliqués aux comportements inspirés par la religion. L’anormalité de certains comportement religieux transite à travers la notion de radicalité. Celle-ci, d’abord utilisée pour prévenir la radicalité violente, tend désormais à encadrer de manière croissante la radicalité pacifique. Il y a ainsi bien une norme comportementale qui tend à s’imposer. Les dernières décennies sont le théâtre de différents scandales suscités par l’expression publique des convictions religieuses. Encore faut-il que ceux-ci soient suffisamment graves pour générer une réponse impérative. Plusieurs dispositions impératives tendent à confirmer l’intuition selon laquelle l’expression publique de la religion est perçue comme un comportement malséant. Des développements portés sur les raisons ayant conduit au vote des lois du 15 mars 2004 et du 11 octobre 2010, ainsi que des développements consacrés aux conditions de naturalisation des étrangers ou à la manière dont la police administrative se saisit de la question du burkini attestent du fait que l’ordre public français est bien le vecteur d’une norme comportementale en matière religieuse.
Conclusion. La recherche menée a ainsi permis d’expliquer les rencontres entre l’ordre public et la laïcité afin d’obtenir certaines clarifications sur les deux notions. La laïcité ressort dans toute sa complexité : à la fois comme principe juridique et comme valeur. A la fois libérale et républicaine. L’ordre public a constitué un apport utile à son analyse. Il agit comme une notion permettant de modeler la laïcité juridique et comme une porte d’entrée pour les aspects idéologiques de la laïcité. Ceci exprime l’importance de la laïcité dans l’ordre juridique français. En retour, c’est bien également la notion d’ordre public qui se trouve enrichie du constat selon lequel, dans le socle des valeurs fondamentales de l’ordre juridique qu’il révèle, se trouve la laïcité.