Essai sur le concept de l’abus de droit fondamental
Thèse soutenue le 8 décembre 2021 à Toulouse. Sous la direction de X. Bioy. Le jury était composé de Madame la Professeure Stéphanie Hennette-Vauchez (rapporteure), Monsieur le Professeur Xavier Dupré de Boulois (rapporteur), Madame la Professeure Véronique Champeil-Desplats (examinatrice), Monsieur le Professeur Benoît Frydman (examinateur), Monsieur le Professeur Mathieu Carpentier (examinateur), Monsieur le Professeur Xavier Bioy (directeur de thèse).
Par Jonas Guilbert
« L’homme est ainsi fait qu’il peut abuser de tout, même des choses qui lui sont les plus chères et les plus essentielles »[1]. S’il y avait effectivement une nature humaine, l’on ne pourrait être étonné des abus de liberté. Une observation élémentaire du discours juridique témoigne, en tout cas, de la réalité des abus de droit. Depuis son apparition à l’orée du XXe siècle, cette notion abondamment utilisée en contentieux, dans de nombreux ordres juridiques et en différentes matières du droit, est aussi célèbre pour les débats qu’elle a suscités, notamment dans la doctrine privatiste. Que signifie véritablement abuser d’un droit ? Malgré les ambiguïtés théoriques qui soutiennent maladroitement cette conception, l’abus de droit est une notion de droit positif dans le champ des droits fondamentaux. Nombreuses sont les déclarations nationales, régionales et internationales de droits de l’Homme à prévoir une disposition relative à l’abus de droit. Au sein de l’ordre juridique français, la notion est connue par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui prévoit les abus à la liberté d’expression, mais c’est surtout l’article 17 de la Convention EDH qui définit généralement l’abus de droit fondamental : « Aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention ».
Avant toute chose, et bien que la thèse ne prétende pas adopter une démarche formellement théorique en droit, il fallait tirer toutes les conséquences méthodologiques de son objet : un concept. Ainsi, cet essai sur le concept de l’abus de droit fondamental est structuré autour de la pensée pragmatiste, celle de C.S. Peirce, prolongée aujourd’hui par les travaux de C. Tiercelin. Un état d’esprit plus qu’une pensée à vrai dire, réaliste et scientifique, qui donne à cette thèse sa théorie de la signification. Suivant les enseignements de la maxime pragmatiste[2], l’objet du concept de l’abus de droit fondamental est connaissable par les conséquences pratiques concevables qu’il implique. L’engagement ontologique et épistémologique porté par cette méthode de clarification conceptuelle exigeait également de distinguer, en droit, ce qui relève du langage, de la pensée et du monde (essentiellement les faits sociaux). L’enquête pragmatiste de cette thèse, nécessairement faillible dans son aspiration à chercher des connaissances nouvelles, a procédé en quatre temps :
PREMIÈREMENT, il a eu la tentative de décrire un discours. D’après les présupposés métaphysiques de la méthode retenue, le concept de l’abus de droit fondamental ne pouvait être identifié qu’à l’aune du discours dans lequel il s’inscrit, et qui lui donne son identité logique. « Le bassin de la fondamentalité d’abord, le poisson de l’abus de droit ensuite ». Le phénomène des droits fondamentaux – ou fondamentalité – a donc été assimilé dans cette recherche à un discours. Un discours juridique bien sûr, mais qui a sa propre dynamique normative et son propre système de connaissance. Les conceptions axiologiques fortes qui forment l’infrastructure de ce discours sont connaissables et localisables, elles se situent généralement dans la pensée des droits de l’homme et constituent le cadre de référence évolutif pour la signification des droits. Au-delà des énoncés des droits, en effet, la nature discursive de la fondamentalité peut se concevoir comme un système de signification animé par une communauté d’interprétation à travers un langage bien sûr, mais aussi une architecture conceptuelle, des raisonnements et des méthodes, des institutions et des individus, des faits sociaux et des philosophies, bref, une infrastructure et une structure discursive. Au bienfait de la réduction dans la connaissance, il en a été conclu que la fondamentalité est avant toute chose une manière de faire sens, c’est-à-dire, une logique. Une logique évolutive de toute évidence, selon l’irrémédiable action conjointe et complexe de la norme et de la connaissance en droit. Cette logique spécifique se positionne directement au fondement du droit positif, et constitue de fait l’horizon indépassable de la validité juridique. La fondamentalité est le fondement discursif, donc dynamique, des ordres juridiques étudiés. Non seulement elle s’adapte aux réalités mouvantes du monde vécu, mais elle assume, par nécessité pour une communauté d’individus animés par des croyances, un rôle de vérité politique au sein des sociétés démocratiques. Cette vérité qui gouverne est poursuivie dans l’entreprise collective de signification des droits et de détermination concrète de l’agir démocratique.
DEUXIÈMEMENT, il fallait identifier l’objet réel du concept de l’abus de droit au sein de cette logique de la fondamentalité. Au regard des mêmes présupposés pragmatistes, le concept appartient à la pensée du droit, il consiste en un raisonnement au sein de la communauté d’interprétation de ce discours. Ce raisonnement est la contextualisation pragmatique de la prétention du destinataire des normes à exercer un droit fondamental au regard de la logique de la fondamentalité. En effet, aux termes d’un raisonnement abductif, il a été découvert que le concept de l’abus de droit n’avait pas pour objet les droits en tant que concepts juridiques, mais bien plutôt les faits sociaux (s’exprimer, manifester, se vêtir, etc.) dont les destinataires des normes prétendent qu’ils consistent en l’exercice de droits. Le souci légitime d’une langue juridique bien faite invite à revoir cette expression de « l’abus de droit », qui est un abus de langage et qui désigne, en réalité, « l’abus de la prétention factuelle à exercer un droit ». Pour arriver à cette conclusion, il fallait se pencher sur la question de la nature des droits, et par suite des droits fondamentaux. Au regard du système théorique de cette thèse, si la fondamentalité est d’essence logique, les droits fondamentaux sont des dispositions à agir conformes à cette logique, autrement dit, valides. Dès lors, du point de vue de la logique juridique pure, des dispositions à agir ne peuvent pas être à la fois conformes au discours de la fondamentalité (c’est-à-dire des droits fondamentaux) et contraire à ce discours (c’est-à-dire des abus de droit fondamentaux). En évitant ainsi le piège tendu par le langage, il appert que ce qui est appelé abus de droit se localise en réalité à cette charnière, à ce passage du fait au droit, et intime par là même à ne pas confondre les deux. Aussi, la procédure de l’article 17 de la Convention EDH ne concrétise ici que la logique conceptuelle : ce n’est pas que le destinataire est déchu de ses droits, représentation erronée qui anime généralement la doctrine en la matière, mais c’est que le fait prétendant du destinataire n’a jamais constitué un droit : sa requête est donc nécessairement mal fondée, incompatible ratione materiae. « L’abus de droit fondamental » est donc le concept qui se prononce sur la validité même de l’usage du droit allégué. Il intervient en théorie avant le contrôle de proportionnalité formel, lequel consiste en la conciliation entre les motifs traditionnels de limitation des droits (ordre public au sens large, exercice concurrent d’autres droits, etc.) et le mode d’exercice d’un droit déjà considéré comme valide. L’action du concept de l’abus de droit fondamental prouve du reste que la fondamentalité n’est pas un phénomène aussi individualiste que certains le prétendent, puisque le sens juridique d’un droit dépend d’une appréciation concrète de la validité de l’usage qui intègre les considérations objectives de la fondamentalité en tant que discours d’une communauté juridique et politique.
TROISIÈMEMENT, il fallait confronter les promesses du concept au droit positif. D’un point de vue normatif, le concept fait apparaître dans le raisonnement ce que la notion fait apparaître dans le langage : les règles constitutives du discours de la fondamentalité.
Dans le raisonnement, d’abord, le concept de l’abus de droit permet de contrôler concrètement les raisons pour l’action, le bien-fondé juridique de la prétention et finalement demander : de quel droit ? Le destinataire qui prétend exercer un droit doit simplement respecter les règles de la fondamentalité en tant que discours, c’est-à-dire sa logique, ses valeurs constitutives, telles que la dignité humaine et la démocratie, mais aussi le minimum de coopération sociale que réclame l’ontologie relationnelle des droits (en tant que modes d’interaction sociale). L’action du concept est donc chirurgicale, elle prend en considération le contexte, notamment les situations de contraintes matérielles ou morales dans l’exercice des droits, et peut paradoxalement constituer une alternative libérale aux restrictions générales et abstraites des droits fondamentaux. De ce point de vue, la dignité de la personne humaine, en tant qu’elle fonde le discours de la fondamentalité, peut s’opposer à la prétention du destinataire de se voir reconnaître le bénéfice d’un droit, mais elle ne peut constituer un argument surabondant de restriction aux droits. Exercer un droit fondamental, c’est nécessairement agir conformément aux valeurs objectives de la fondamentalité. Récapitulons :
(1) Soit l’usage allégué d’un droit fondamental est conforme au discours de la fondamentalité. La prétention du destinataire des normes est valide, son fait social consiste effectivement en l’exercice d’un droit fondamental. Le destinataire peut donc utiliser le langage des droits fondamentaux et réclamer la protection prioritaire qui y est attachée en droit. Le régime juridique applicable dépendra cette fois de l’action du concept de proportionnalité.
(2) Soit l’usage allégué n’est pas conforme au discours de la fondamentalité. La prétention n’est pas valide, le fait social ne consiste pas en l’exercice d’un droit fondamental. La notion de l’abus de droit fondamental exclut du langage des droits fondamentaux ce fait qui ne respecte pas les règles constitutives de la fondamentalité en tant que discours objectif.
En effet, dans le langage juridique, la notion de l’abus de droit stigmatise l’invalidité en tant que telle de l’usage du droit allégué. Elle signifie de manière à la fois autoritaire, symbolique et pédagogique, non pas que certains droits peuvent évidemment être restreints, mais qu’en certains comportements, il n’y a même pas droit. Les propos racistes et xénophobes ou autres incitations à la haine ne sont pas des usages de la liberté d’expression parce qu’ils méconnaissent les raisons de l’existence de cette liberté. Les projets politiques antidémocratiques ne consistent pas en l’exercice de la liberté d’association, car ils anéantissent les conditions d’exercice de l’ensemble des droits. Cette manière de mieux maitriser dans le langage du droit positif la signification de la fondamentalité est sans doute essentielle en vue de préserver l’intégrité et l’effectivité de ce discours. Spécialement en des temps où la fondamentalité est surchargée de sens, diluant ainsi sa radicalité logique, ce qui a pour conséquence un régime juridique bien lâche de protection des droits.
QUATRIÈMEMENT, il fallait aborder le pouvoir explicatif du concept-objet au regard de la fondamentalité elle-même. Si, à travers l’abus de droit fondamental, l’interprète authentique se prononce sur la validité juridique d’une prétention factuelle à exercer un droit, il se prononce autant sur le sens du fait litigieux en droit que sur le sens du droit allégué en fait. Le prisme conceptuel de l’abus de droit semble donc particulièrement fécond pour mieux comprendre le phénomène de la fondamentalité. Son originalité tient à ce qu’il prend pour point de départ de la signification des droits fondamentaux leurs usages. D’un point de vue normatif, ces usages sont certes des prétentions, mais d’un point de vue cognitif, ils sont d’authentiques propositions de signification du droit. L’usage invalide d’un droit est une erreur sur la signification du droit allégué : il ne dit rien du droit (du moins directement). Au contraire, l’usage valide dit quelque chose du droit dont il est fait usage. Quand faire, c’est dire du point de vue de la signification juridique. Au risque de surestimer ce qui nous semblait être sous-estimé, la puissance évocatrice de l’abus met en lumière le rôle de la rationalité pratique du destinataire des normes dans sa faculté à impulser le sens des droits. L’usage valide intègre la rationalité théorique du discours de la fondamentalité après l’action traductrice de l’interprète authentique et sa familiarité avec le système significatif constitué par ce discours. Le modèle d’ontologie sémiotique tel que développé par C.S. Peirce a permis d’envisager la signification juridique au-delà des textes et des énoncés, c’est-à-dire au-delà du langage, pour appréhender, à l’aune du concept de l’abus de droit, la portée signifiante de l’action individuelle elle-même : lorsque l’usage valide est signe du droit. La complexité du phénomène de la fondamentalité ne disparaît pas sous les prétentions analytiques exclusivement axées sur le langage, y compris dans son rapport au vague ; au contraire, le concept de l’abus donne à voir la signification en action des droits fondamentaux, laquelle parcourt le langage, la pensée et l’action dans une incessante manœuvre. La logique conceptuelle de l’abus a particulièrement orienté l’enjeu de la signification des droits vers leurs usages, si bien que cette recherche en a déduit que la signification d’un droit fondamental renvoie à l’ensemble de ses usages valides, actuels et potentiels. Comme si la signification en droit ne devait pas seulement être cherchée « derrière », mais pouvait également être découverte « devant ». Voilà une ultime conclusion de la recherche sur l’abus de droit fondamental, et elle n’est pas nouvelle : la signification des droits fondamentaux est un processus continu, donc nécessairement et irréductiblement indéterminé. Ce processus significatif est fondamentalement une entreprise de connaissance : de connaissance du sujet de droit, de connaissance de la logique juridique, de connaissance de l’environnement politique et social de concrétisation, et finalement de connaissance de leur interaction. Autrement dit, la connaissance que la communauté d’interprétation a d’elle-même est la normativité suprême du phénomène juridique en tant qu’elle guide le processus de signification du droit. Dans ce continuum sémiotique où réside l’irréductible indétermination du réel en droit, il en a été déduit que l’Homme, titulaire de droits fondamentaux, agitant sa liberté significative, est lui-même un signe au sein du phénomène juridique. L’enquête menée invite ainsi à revaloriser, dans la science du droit, les aptitudes individuelles significatives, non pas contre, mais avec les lois générales. Il faut le reconnaître, cette dernière conclusion est elle-même bien générale, sans doute parce que l’enquête de cette thèse, véritable expérience de la fondamentalité, n’a cessé de questionner, dans l’ordre, son propre équilibre ontologique, épistémologique, et éthique. La vérité est qu’une communauté juridique, particulièrement en matière de droits fondamentaux, est confrontée inlassablement à la recherche d’un tel équilibre :
« La question de savoir si le genus homo a la moindre existence, si ce n’est dans des individus, est la question de savoir s’il y a quelque chose qui ait plus de dignité, de valeur et d’importance que le bonheur individuel, les aspirations individuelles et la vie individuelle. Les hommes ont-ils réellement quelque chose en commun, en sorte que la communauté doive être considérée comme une fin en soi, et si oui, quelle est la valeur relative de ces deux facteurs, voilà la question pratique la plus fondamentale qui concerne toute institution publique dont il est en notre pouvoir d’influencer la constitution »[3].
[1] R. Dussault, « De l’abus des droits », Les Cahiers de droit, 4 (3), 1961, p. 114.
[2] « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet » (C.S. Peirce, « La maxime du pragmatisme» (1903) dans Pragmatisme et pragmaticisme, préc., p. 265. La traduction de la version anglaise met plus en valeur l’action de concevoir : « Considérer les effets, pouvant être conçus comme ayant des incidences (bearings) pratiques, que nous concevons qu’a l’objet de notre conception. Alors, notre conception de ces effets constitue la totalité de notre conception de l’objet » (ibid., p. 248)).
[3] C.S. Peirce, « Compte rendu de l’édition Fraser de l’œuvre de George Berkeley » (1971), dans Pragmatisme et pragmaticisme, préc., p. 163.