La justiciabilité des droits sociaux. Etude de droit conventionnel européen [Résumé de thèse]
La justiciabilité des droits sociaux. Etude de droit conventionnel européen
de Carole Nivard, Maître de conférences à l’Université de Rouen
Thèse soutenue à l’Université Montpellier I, sous la direction du Pr Frédéric Sudre, 525p, A paraître aux éditions Larcier-Bruylant
Cette étude cherche à démontrer l’existence d’un mouvement vers une protection des droits sociaux de nature juridictionnelle en rapprochant de manière systématique la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et celle du Comité européen des droits sociaux. Ce constat permet de renverser l’idée encore prégnante d’une nature injusticiable de cette catégorie de droits de l’homme, idée qui permet de justifier le refus de soumettre le contrôle de leur respect aux organes juridictionnels, qu’ils soient internationaux ou internes. Ces jurisprudences contribuent également à définir les différentes obligations étatiques qu’imposent les droits sociaux et illustrent la manière dont les juges sont amenés à faire œuvre novatrice afin de mieux appréhender la spécificité du contrôle de ces droits.
Les droits sociaux souffrent d’une protection amoindrie par rapport aux droits civils et politiques. Le Conseil de l’Europe n’échappe pas à cette distinction puisque les droits sociaux sont consacrés dans un traité spécifique, la Charte sociale européenne, qui ne bénéficie pas d’un mécanisme de garantie juridictionnel, contrairement aux droits civils et politiques contenus dans la Convention européenne des droits de l’homme.
Pourtant, deux observations permettent de déceler une évolution dans la garantie des droits sociaux en son sein. D’une part, la création de la procédure de réclamations collectives entraîne une véritable processualisation du système de garantie de la Charte sociale. Cette procédure permet à des organisations de représentation des travailleurs, des organisations non gouvernementales ou des syndicats, de porter une réclamation devant le Comité européen des droits sociaux en alléguant la violation d’un droit de la Charte par un État contractant, du fait d’une situation ou d’une norme interne. De plus, ce Comité, organe de régulation de la Charte, tend à développer sa jurisprudence sous l’inspiration évidente de celle de la Cour européenne des droits de l’homme. D’autre part, et en parallèle, une partie de la doctrine a relevé un mouvement de perméabilité de la Convention européenne des droits de l’homme aux droits sociaux qui semble résulter de certaines décisions et arrêts de la Cour de Strasbourg.
Cet état de fait trahit l’existence d’un mouvement du droit conventionnel européen tendant à accorder une protection juridictionnelle aux droits sociaux tels qu’ils sont formulés substantiellement dans la Charte sociale européenne. Si la notion de justiciabilité est définie comme la possibilité de soumettre le contrôle du respect des droits à un organe juridictionnel, il s’agissait donc de rechercher un mouvement vers la justiciabilité des droits sociaux.
Toutefois, à ce jour, il n’existe pas de mécanisme de garantie juridictionnelle des droits sociaux au niveau européen. En l’absence d’une justiciabilité formelle, un mouvement vers une protection juridictionnelle ne pouvait donc qu’être matériel. L’hypothèse a donc été formulée que, dans le cadre conventionnel européen, les droits sociaux bénéficient d’une protection matériellement juridictionnelle.
Dans un premier temps, faute de formalisation, la notion de justiciabilité en droit conventionnel européen a dû être définie. Tout d’abord, il a fallu établir qu’elle était théoriquement possible. De manière positive, il a été démontré que les principes nécessaires à son fondement sont présents en droit conventionnel européen. Ainsi, les droits de la Charte sociale européenne peuvent être garantis par la voie judiciaire car ils sont des droits de l’homme à part entière, indivisibles des autres droits de l’homme et complémentaires de droits de la Convention européenne. De manière négative, les arguments théoriques relatifs à l’injusticiabilité « par nature » des droits sociaux ont pu être réfutés. En effet, aucun argument relatif à la nature des droits, à la qualité des normes qui les contiennent ou à la fonction du juge, n’empêche ce dernier de contrôler leur respect. En particulier, l’idée d’une nature des droits sociaux comme des droits n’imposant que des obligations d’agir doit être remise en cause au profit d’une conception des droits de l’homme comme des droits de nature complexe donnant chacun lieu à des obligations négatives et positives.
Une fois admise en théorie, la manière dont la justiciabilité se matérialise a été posée. Elle emprunte deux modalités. D’une part, la voie intégrative consiste en la socialisation des droits de la Convention européenne au sein de la jurisprudence de la Cour européenne. La Cour tend en effet à interpréter les droits conventionnels au point d’empiéter sur le champ des droits sociaux. Ces derniers bénéficient donc, matériellement et par ricochet, d’une protection juridictionnelle. D’autre part, la voie évolutive fait référence à la juridictionnalisation de la procédure devant le Comité européen des droits sociaux et à la subjectivisation des droits de la Charte sociale telle qu’elle résulte de sa jurisprudence. La procédure de réclamations collectives partage ainsi de nombreux traits communs avec une procédure juridictionnelle et fait du Comité, un quasi-juge. En outre, l’interprétation des droits de la Charte à laquelle procède le Comité au fur et à mesure de ses décisions, permet de déceler une possible exigibilité individuelle de leur respect, et donc, une possible subjectivisation.
En tant que mouvement de nature jurisprudentielle, la justiciabilité se matérialise encore par l’emploi de certaines techniques prétoriennes qu’il est apparu intéressant de répertorier. Ces dernières procèdent essentiellement d’une interprétation constructive des textes et d’une exploitation des interactions entre les deux systèmes européens de protection.
Dans un second temps, l’analyse des jurisprudences de la Cour européenne et du Comité européen des droits sociaux, à l’aune de la notion de justiciabilité ainsi définie, a dû être menée. Cette étude a permis de mesurer l’étendue de la justiciabilité des droits sociaux au plan européen. La justiciabilité s’est révélée être un mouvement hétérogène. En effet, la matière civile des droits sociaux, c’est-à-dire les obligations qu’ils génèrent mais qui découlent également de droits dits civils, bénéficie d’une justiciabilité aboutie. Elle concerne principalement les droits syndicaux ainsi que les droits des travailleurs et des personnes vulnérables relatifs à leur vie privée et à leur intégrité physique. A l’inverse, la justiciabilité de la matière sociale des droits sociaux, c’est-à-dire des obligations purement sociales qu’ils suscitent, n’est qu’émergente. En effet, pour ce type d’obligations, la réalisation des droits impose la mise en œuvre de politiques coûteuses et complexes pour la détermination desquelles les organes européens de régulation accordent une large marge d’appréciation à l’Etat. Ils se cantonnent en conséquence à la formulation d’obligations assouplies ou d’obligations de résultat ne s’agissant que d’un contenu minimal des droits.
Enfin, la Cour européenne et le Comité européen des droits sociaux semblent privilégier l’emprunt de certaines voies menant à la justiciabilité des droits sociaux. D’une part, le droit à la non-discrimination est un droit particulièrement sollicité par ces organes pour formuler des obligations justiciables. Ce droit a en effet l’intérêt de laisser l’Etat libre de fixer un niveau de protection, en ne lui imposant, une fois ce choix fait, que de l’accorder de manière non discriminatoire. Au-delà, en ce qu’il commande la recherche d’une égalité réelle, ce droit possède de grandes potentialités en matière de protection des groupes vulnérables. D’autre part, les garanties procédurales se trouvent également privilégiées dans la mesure où elles permettent d’assurer la garantie des droits sociaux sans imposer d’obligations substantielles.
En définitive, il existe bien une justiciabilité matérielle des droits sociaux qui s’approfondit au gré de la volonté des organes européens de régulation de garantir l’effectivité de ces droits tout en respectant la marge d’appréciation et la compétence des Etats. Ce mouvement pose la question de l’articulation entre l’intervention croissante de la Cour dans le domaine des droits de la Charte d’un côté, et, la subjectivisation potentielle du contentieux devant le Comité européen des droits sociaux, de l’autre. Les interactions et les contentieux communs devraient s’avérer de plus en plus nombreux. Une rationalisation de la situation serait souhaitable dans l’avenir, que ce soit par le biais de la création d’une Cour européenne des droits sociaux ou par l’adoption d’un Protocole additionnel à la Convention contenant les droits de la Charte.
Au-delà, le constat d’un mouvement de justiciabilité des droits sociaux en droit conventionnel européen permet de remettre définitivement en cause l’idée d’une injusticiabilité intrinsèque de ces droits. Il rend d’autant plus possible et nécessaire la reconnaissance d’une protection juridictionnelle formelle des droits sociaux. Dans cette attente, les jurisprudences de la Cour européenne et du CEDS pourraient bien constituer un modèle à suivre pour les autres juridictions et organes de régulation, au plan international, européen ou interne, qui cherchent à assurer une garantie effective des droits sociaux.