La liberté et l’ordre public contractuels à l’épreuve des droits fondamentaux
Thèse dirigée par le Professeur Yves Lequette et soutenue le 11 décembre 2019 à l’Université Paris II Panthéon-Assas devant un jury composé des Professeurs François Chénedé (rapporteur), Dominique Fenouillet, Fabien Marchadier (rapporteur) et Mustapha Mekki.
Par Elléa Ripoche
À l’heure où les droits fondamentaux investissent tous les domaines du droit privé, cette recherche entend démontrer que le droit des contrats, s’il n’échappe pas à leur influence, les reçoit toutefois selon une logique spécifique. Loin d’être exclusivement d’ordre hiérarchique, la relation unissant le contrat et les droits fondamentaux apparaît en effet de nature dialectique. Au phénomène de fondamentalisation du contrat, conduisant à limiter la liberté contractuelle, répond un phénomène inverse de contractualisation des droits fondamentaux, tendant au contraire à la promouvoir. C’est à la lumière d’une conception renouvelée de l’ordre public contractuel que la solidarité de ces deux phénomènes antagonistes peut être éprouvée, et leur relation systématisée. Faisant évoluer à la fois la structure et la substance de l’ordre public, les droits fondamentaux se trouvent en effet à la source d’un nouvel équilibre contractuel. Plus spécifiquement, l’articulation de la liberté et de l’ordre public contractuels s’opère différemment si bien qu’elle apparaît, à l’épreuve des droits fondamentaux, sous un jour nouveau.
Cette recherche s’organise donc autour d’une structure ternaire, répondant à une logique dialectique : la fondamentalisation du contrat ou la limitation de la liberté contractuelle (première partie) ; la contractualisation des droits fondamentaux ou la promotion de la liberté contractuelle (deuxième partie) ; le renouveau de l’ordre public contractuel ou la refondation de la liberté contractuelle (troisième partie).
La première partie de ce travail, intitulée « la fondamentalisation du contrat ou la limitation de la liberté contractuelle », cherche à mesurer l’influence des phénomènes de fondamentalisation « verticale » et « horizontale » sur la liberté des parties contractantes. La fondamentalisation « verticale » (Titre 1), qui s’opère par le biais du contrôle de la législation applicable au contrat, produit des effets encore limités. Bien que la liberté contractuelle devienne progressivement une liberté fondamentale, son régime juridique s’avère en effet très peu protecteur, et le législateur conserve une grande liberté pour lui porter atteinte au nom de l’intérêt général. La fondamentalisation « horizontale » (Titre 2), qui se réalise à travers le contrôle des clauses contractuelles elles-mêmes, semble donc plus propice à entraîner un réel bouleversement de la matière. Encore faut-il distinguer selon qu’elle s’exerce de façon directe ou indirecte, c’est-à-dire à l’échelle interne ou internationale. Tandis que la Cour européenne des droits de l’homme ne cesse d’étendre son contrôle sur les actes juridiques privés, la Cour de cassation fait quant à elle preuve de prudence dans le maniement des droits fondamentaux. Elle réserve leur application à quelques contrats spécifiques, marqués par un déséquilibre structurel des parties en présence (contrats de bail, de travail ou encore d’assurance), et va même jusqu’à rejeter l’influence de certains droits fondamentaux, tels que la liberté religieuse, sur la matière contractuelle. À une horizontalité indirecte forte fait ainsi écho une horizontalité directe faible, révélant un conflit sous-jacent des logiques de protection de la partie faible. Si, devant la Cour européenne des droits de l’homme, les droits fondamentaux se muent en instruments de défense d’une identité personnelle, qu’elle soit civile, culturelle ou sexuelle, la Cour de cassation les utilise encore dans une logique sociale, afin de rétablir l’équilibre entre les intérêts matériels des contractants. Elle dessine de la sorte les contours d’un droit des contrats dont les raisonnements sont nouveaux, mais les solutions relativement constantes.
Intitulée « la contractualisation des droits fondamentaux ou la promotion de la liberté contractuelle », la deuxième partie de ce travail vise à rendre compte de l’influence croissante de la volonté des parties contractantes sur les droits fondamentaux, influence qui se trouve particulièrement soulignée lorsqu’elle est envisagée sous l’angle de la renonciation aux droits fondamentaux. Traditionnellement définie comme une manifestation unilatérale de volonté, la renonciation peut épouser la structure conventionnelle dès lors que le contractant y exprime bien une volonté abdicative, qui est au cœur de sa définition. Afin de préserver la nature extrapatrimoniale des droits fondamentaux, la renonciation ne portera toutefois que sur l’exercice des droits fondamentaux, et non sur leur titularité. Elle correspond ainsi à une modalité conventionnelle d’aménagement de l’exercice de ces droits, qui peut tantôt prendre la forme d’une obligation, qu’elle soit principale ou accessoire, tantôt celle d’une condition. Acquise dans son principe, cette faculté de renonciation se heurte toutefois à certaines limites irréductibles tenant à la fois à son objet – protection de la dignité de la personne humaine – et à sa portée – préservation de la substance des droits fondamentaux. À ces conditions de validité matérielle (Titre 1) viennent s’ajouter des conditions de validité procédurale (Titre 2), destinées à contrôler l’expression de la volonté du renonçant. L’insuffisance du contrôle subjectif du consentement, reposant sur la vérification de son existence et de son intégrité, impose parfois de recourir à un contrôle objectif, visant à s’assurer de la justification et de la mesure de l’atteinte portée aux droits fondamentaux. Au contrôle de la conformité des moyens employés aux fins légitimes poursuivies succède alors un contrôle de leur proportionnalité, qu’il est possible de rationaliser en suivant la voie d’une optimisation des intérêts concurrents (concordance pratique des intérêts ou compensation de l’atteinte), et non celle d’une pesée respective des droits conduisant inévitablement au sacrifice de l’un au détriment de l’autre.
La troisième partie, intitulée « le renouveau de l’ordre public contractuel ou la refondation de la liberté contractuelle », cherche à dépasser l’antagonisme des phénomènes de fondamentalisation du contrat et de contractualisation des droits fondamentaux, pour en réaliser la synthèse autour d’une conception renouvelée de l’ordre public. De la confrontation des droits fondamentaux et de l’ordre public contractuel (Titre 1) émerge en effet leur identité conceptuelle, les droits fondamentaux constituant une double condition de validité de la norme contractuelle, à la fois au plan formel – en tant qu’instruments de contrôle de la légalité du contrat – et axiologique – en tant qu’instruments de contrôle de sa légitimité. À cette unité conceptuelle répond une dualité fonctionnelle. Tandis que l’ordre public vertical classique met en œuvre une logique de prévalence hiérarchique, conduisant à l’éviction de l’illégalité, l’ordre public horizontal que forment les droits fondamentaux repose au contraire sur une logique de conciliation dialectique, imposant l’articulation des différents intérêts en conflit. Se profile ainsi un changement de paradigme, qui appelle une analyse des mutations de l’ordre public contractuel sous l’effet des droits fondamentaux (Titre 2). Au plan structurel, le modèle pyramidal propre au positivisme fait progressivement place au modèle du réseau. Au plan substantiel, l’ordre public fondamentalisé met la protection de la personne humaine au cœur du droit des contrats, traditionnellement préoccupé par la seule défense des intérêts matériels des contractants. Les dangers d’un tel ordre public, dès lors qu’il peut menacer la sécurité juridique et se retourner contre ceux qu’il entend protéger, doivent néanmoins conduire à en repenser les fondements, conformément à la double nature objective et subjective des droits fondamentaux. Pour cela, il est apparu nécessaire de dessiner les contours d’un ordre public absolu, soustrait à l’influence de la volonté individuelle et à la casuistique du contrôle de proportionnalité. Regroupant les droits insusceptibles de renonciation, ainsi que la substance des droits susceptibles de renonciation, cet ordre public absolu exprimerait la nature objective et instituante des droits fondamentaux. En dehors de cette sphère de contrainte collective se déploierait un ordre public relatif, autorisant la renonciation à condition qu’elle soit véritablement l’expression de la liberté individuelle. Insuffisamment justifiées au regard de cette liberté, les renonciations contenues dans les clauses contractuelles accessoires des contrats d’adhésion (contrats de bail, de travail ou encore d’assurance) seraient soumises à un contrôle supplémentaire, celui de leur proportionnalité, destiné à vérifier qu’elles ne sont pas excessivement préjudiciables aux intérêts de la partie faible. S’exprimerait, dans cette sphère d’autonomie individuelle, la dimension subjective des droits fondamentaux, en tant que prérogatives individuelles favorisant le libre épanouissement de la personnalité de leur titulaire. Serait alors préservé l’équilibre des composantes objective et subjective des droits fondamentaux, et avec lui, l’indispensable équilibre de la liberté et de l’altérité.
Au cœur d’un jeu d’influences réciproques, la rencontre du contrat et des droits fondamentaux est ainsi la source d’un nouvel équilibre contractuel, que le recours à l’ordre public permet de systématiser. À la fois ordre de promotion et de limitation de la liberté, l’ordre public contractuel se révèle, avant tout, comme un ordre de fondation de la liberté.