Les décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme face au temps
Thèse soutenue le 5 décembre 2020 à l’Université de Montpellier, devant un jury composé de M. Frédéric Sudre (Professeur émérite de l’Université de Montpellier, Directeur de thèse), Mme Stéphanie Hennette-Vauchez (Professeure à l’Université Paris X-Nanterre, Rapporteure), M. Sébastien Van Drooghenbroeck (Professeur à l’Université Saint-Louis – Bruxelles, Rapporteur), Mme Laure Milano (Professeure à l’Université de Montpellier, Présidente du jury) et M. Jean-Paul Costa (Conseiller d’Etat honoraire et ancien Président de la Cour européenne des droits de l’Homme, Examinateur).
Par Ambre Blanc, Docteure en droit public

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Le droit n’échappe pas au constat selon lequel le temps s’impose continuellement et irréversiblement à toute chose. La relation à l’œuvre est toutefois d’une double nature. D’un côté, le droit subit le temps qui s’écoule à l’extérieur de lui. D’un autre côté, il crée son propre temps, un temps juridique. Sans ignorer que le rapport au temps d’un système juridique est nécessairement construit par ce dernier, l’objet de cette recherche est de se placer sous l’angle du temps extra-juridique qui s’impose aux décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme. Source immédiate de difficulté du sujet, une définition du temps a dû être retenue à la fois pour sa généralité, le caractère opérationnel de ses termes et l’aspect – si ce n’est consensuel – du moins récurrent des caractéristiques qu’elle implique. Il serait alors le milieu dans lequel se succèdent continuellement et irréversiblement l’ensemble des faits qui en sont distincts mais inséparables.
La confrontation des décisions de la Cour européenne au temps s’opère sur un double plan. Elle concerne d’abord le temps au sein de la décision. Il est question dans ce cadre du processus décisionnel du juge européen : le facteur temps est-il pris en compte dans l’appréhension des données factuelles et juridiques du litige ? Dans quelles situations et avec quelle intensité ? La confrontation a ensuite trait à la décision au sein temps. Si les données qu’il prend en compte s’inscrivent dans le temps, l’acte juridictionnel doit à son tour s’insérer dans le temps. Cette fois, sont en cause les effets de la décision : la Cour admet-elle de se soumettre à la réalité du temps ? Par quels moyens peut-elle s’y opposer et peut-elle réellement y échapper ? Ainsi centrée sur les décisions de la Cour, comme processus et comme résultat, la recherche exclut l’étude du temps de la procédure devant la Cour et celle du régime en lui-même des droits garantis entretenant un lien direct avec le temps. Pour autant, les décisions envisagées sont entendues au sens large, intégrant les décisions sur la recevabilité, le fond ou encore les avis consultatifs.
Pour analyser ces décisions, le choix est fait d’une approche pluraliste du temps, prenant ainsi acte de l’aspect nécessairement multiple de cette notion. Ce choix implique, d’une part, d’exploiter les manifestations plurales du temps dans la jurisprudence conventionnelle. La recherche s’est par conséquent employée à identifier puis analyser les différents domaines et formes de manifestation du temps dans les décisions de la Cour afin d’en saisir des logiques communes. Ce choix d’une approche pluraliste suppose, d’autre part, d’alimenter l’étude des décisions de la Cour par une approche pluridisciplinaire de la notion, éminemment transversale, de temps.
Une telle étude constitue une voie d’entrée privilégiée dans la compréhension du rapport entre fait et droit, dans le cadre spécifique des décisions de la Cour. Car le temps n’est pas seulement un fait, il est aussi la condition première de l’ensemble des faits. Il touche dès lors à tous les aspects de la décision. Il en va d’autant plus ainsi devant la Cour européenne qui peut être amenée à statuer longtemps après les faits, en raison notamment de la règle d’épuisement des voies de recours, et doit interpréter les notions abstraites et évolutives contenues dans la Convention. Dégager des logiques communes dans l’appréhension du temps se présente alors comme un moyen de clarifier les questions aussi incontournables que complexes qu’il pose. Cette recherche permet parallèlement d’éclairer l’office du juge européen. Il s’agit de s’interroger sur la liberté que s’accorde la Cour non seulement par rapport au texte qu’elle doit appliquer, afin de s’adapter au contexte temporel de l’affaire, mais aussi inversement par rapport à la réalité du temps elle-même. En effet, cette étude tend à éclairer les fins que poursuit le juge européen lorsqu’il ignore la réalité du temps extra-juridique et préfère construire son propre temps juridique.
Partant, la problématique s’attache à évaluer le degré d’abstraction des décisions de la Cour européenne à l’égard du temps. L’enjeu est alors celui d’une meilleure prise en compte du contexte temporel dans lequel s’inscrivent les faits litigieux et de déterminer jusqu’où cette prise en compte peut aller sans être contreproductive.
Cette étude entend démontrer à cet égard que le degré d’abstraction des décisions de la Cour vis-à-vis du temps dépend de la réaction qu’implique le principe d’effectivité. Renvoyant au degré de réalisation ou de concrétisation de la norme, ce principe entretient par nature un lien étroit avec le fait. Il exige d’abord que la norme soit réellement appliquée. Puis, si l’effectivité renvoie à l’aptitude d’une règle à être appliquée concrètement, il faut au préalable qu’elle soit adaptée à la réalité qu’elle a vocation à régir. Adéquation à la réalité et application réelle de la norme, telles sont les composantes de l’effectivité retenues.
Or, la dualité des rapports entre fait et droit que suppose le principe d’effectivité ainsi entendu permet d’expliquer que, dans le cadre du fait spécifique qu’est le temps, elle implique une réaction différente : soit de s’y soumettre, soit de l’ignorer. En effet, dans le cadre du processus décisionnel, pour que la norme conventionnelle corresponde à la réalité à laquelle elle est censée s’appliquer, le degré d’abstraction à l’égard du temps s’emploie à être le plus faible possible. En revanche, un fort degré d’abstraction prévaut s’agissant des effets des décisions afin d’étendre le champ temporel d’application de la norme. Le plan de la démonstration est donc naturellement guidé par ces deux réactions différentes selon qu’il s’agisse du processus ou des effets des décisions.
Aussi, la première partie de l’étude s’attache à observer la perméabilité du processus décisionnel à la continuité du temps. Cette perméabilité se révèle aussi bien dans l’appréciation des faits que dans l’interprétation de la norme conventionnelle qui s’effectuent toutes deux dans leur durée réelle, et non à un instant abstraitement déterminé. Bien que guidée par le principe d’effectivité, cette recherche d’une adéquation à la réalité temporelle est telle qu’elle peut même aller à l’encontre des intérêts du requérant.
Sur le plan des données factuelles du processus de décision, l’appréciation dans la durée s’observe dès le cadrage du contrôle de la Cour, entendu comme la détermination des faits pouvant intégrer celui-ci au regard du moment où ils sont intervenus. Ce cadrage est étendu à la fois par la continuité des situations, eu égard aux conséquences de la qualification de situation continue en termes de recevabilité et de compétence, et par leur mutabilité en raison de la possible appréciation ex nunc des faits. Or, dans cette deuxième situation, il est indifférent que les faits nouvellement intervenus soient ou non favorables au requérant. Pareillement, quant à l’exercice du contrôle, les ingérences ne sont pas envisagées abstraitement de leur inscription dans le temps de laquelle dépend leur conformité avec la Convention. De manière indirecte, la durée des ingérences est encadrée à travers l’instant, qu’il s’agisse de celui auquel une obligation devrait être effectivement remplie par l’État ou celui autorisant une dérogation sur le fondement de l’article 15. L’encadrement de la durée des ingérences peut aussi être direct du fait de présomptions tirées des effets préjudiciables de l’écoulement du temps. L’abstraction découlant de telles présomptions est toutefois atténuée par le contrôle concret opéré par la Cour, n’appréhendant la durée qu’en tant que critère parmi d’autres, ou susceptible d’être compensé.
Autre donnée essentielle du processus de décision, le droit applicable est également apprécié dans la durée par le biais d’une interprétation évolutive de la Convention. L’évolution normative est inhérente à une telle méthode d’interprétation postulant que la Convention est un « instrument vivant » et doit être lue « à la lumière des conditions de vie actuelles » selon la célèbre formule de l’arrêt Tyrer 1. Elle ambitionne de maintenir l’effectivité de la protection malgré le passage du temps en permettant, au besoin, de s’affranchir d’un sens passé de la norme. Malgré le rôle indispensable que joue le temps, cette soumission à celui-ci reste délibérée car seule la Cour, appréciant subjectivement ce qu’impliquent les conditions de vie actuelles, peut faire évoluer l’interprétation conventionnelle à un instant donné dans sa décision. Si la théorie de l’instrument vivant a conduit à un acquis remarquable dans la protection des droits, l’étude de l’influence du temps sur l’interprétation démontre qu’elle peut aussi bien conduire à une régression normative si tel est ce que dictent les conditions de vie actuelles. Une telle possibilité, loin d’être seulement théorique dans un contexte de menace terroriste ou de crise sanitaire liée au covid-19, transparaît déjà dans la jurisprudence et présente le risque d’inscrire dans la durée l’interprétation régressive retenue. Dès lors, si l’effectivité de la protection suppose qu’elle reste concrète et opérationnelle, une régulation de l’influence du temps s’impose.
Aussi, malgré cette faible abstraction à laquelle prétend le processus décisionnel, une part de construit se présente comme inévitable.
La seconde partie tend quant à elle à démontrer que le principe d’effectivité invite, s’agissant des effets de la décision, à une réaction inverse : celle d’un affranchissement du temps. Cet affranchissement n’est pas absolu, il s’agit plutôt d’une discordance. Reste qu’aux fins d’une application la plus étendue possible de la norme, la Cour n’hésite pas à défier l’irréversibilité du passé ou l’imprévisibilité de l’avenir.
La manifestation première des mécanismes de réversibilité du passé est l’application rétroactive de la norme, comme si elle avait toujours existé. Limité s’agissant de l’engagement conventionnel, l’effet sur le passé se révèle en revanche problématique s’agissant de l’interprétation jurisprudentielle de la Cour. Pour contourner cette difficulté, le développement d’un droit intertemporel des décisions du juge européen permettait d’encadrer le moment d’appréciation de la règle applicable et d’aménager son application dans le temps. Le problème demeure toutefois si, faute de connaissance par l’État de son contenu précis, la Convention n’a pu être appliquée au requérant au moment pertinent. Cette même réalité temporelle s’impose s’agissant du second mécanisme de réversibilité du passé que constitue la réparation de la violation, comme si elle n’était jamais intervenue. En théorie, il s’agit d’effacer la violation en agissant sur ses conséquences pour le passé, et sur sa source pour le présent et l’avenir. Sous l’effet de la décision de la Cour, la Convention est alors censée avoir été appliquée sans interruption conformément au principe d’effectivité. Cependant, ce mécanisme fictif se heurte à la difficulté de réécrire le passé comme à celle tenant à l’instantanéité de la décision censée appréhender une réalité temporelle plus étendue.
Doivent ainsi être envisagés des moyens permettant d’agir avant même que la méconnaissance de la Convention ne se produise. Or précisément, sous l’effet de ses décisions, le juge européen tend aussi à promouvoir l’anticipation de violation. S’observe d’abord l’effet incitatif qu’engendre la potentialité d’un contrôle et amenant l’État à neutraliser, préventivement, un risque de manquement. Idéalement, l’anticipation est favorisée par la prévisibilité de la norme résultant de la motivation des décisions de la Cour, permettant une adaptation du comportement avant d’être sanctionné. L’anticipation est aussi contrainte par des obligations de prévention à la charge de l’État en présence d’un risque d’atteinte à un droit garanti. Néanmoins, lorsque la Cour est amenée à statuer, la violation est déjà intervenue. En revanche, un effet anticipateur au sens strict s’incarne dans l’émergence d’un recours préventif devant la Cour européenne. Celui-ci est rendu possible par des moyens permettant d’intervenir avant que la violation ne se produise, à savoir les arrêts de violation potentielle combinés à la suspension du temps par l’indication de mesures provisoires. Menant l’effectivité de la protection à son degré le plus haut, ce type de recours pourrait se développer. La violation devant rester future, son fait générateur devrait alors être temporellement séparable de sa matérialisation, les possibilités de suspendre le temps étendues et le contrôle adapté.
Dès lors, à son tour, la forte abstraction des effets des décisions à l’égard du temps rencontre des limites inévitables, tenant cette fois à la réalité temporelle de la situation en cause.
En conclusion, le principe d’effectivité implique bien une réaction différente selon qu’il s’agisse du processus ou des effets des décisions : perméabilité ou discordance. Pour autant, aucune de ces logiques ne revêt de caractère absolu. Les décisions de la Cour ne peuvent ni totalement se soumettre, ni totalement s’affranchir du temps.
Notes:
- Cour EDH, 25 avr. 1978, Tyrer c. Royaume-Uni, n° 5856/72, §31 ; AFDI, 1978, 400, obs. PELLOUX R. ↩
Très belle thématique, très riche en informations sur le système européen de protection des droits de l’homme.
Votre travail m’aide beaucoup dans mes recherches.
Cordialement Dr