La procéduralisation des droits substantiels par la Cour européenne des droits de l’homme. Réflexion sur le contrôle juridictionnel du respect des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme
Thèse soutenue le 24 novembre 2015 à l’Université de Montpellier, devant un jury composé de : M. Josep Casadevall, Président de Section et Vice-Président de la Cour européenne des droits de l’homme ; Monsieur Edouard Dubout, Professeur à l’Université Paris-Est Créteil (rapporteur) ; Madame Adeline Gouttenoire, Professeur à l’Université de Bordeaux (rapporteur) ; Madame Laure Milano, Professeur à l’Université d’Avignon et des pays du Vaucluse (présidente) ; Monsieur Frédéric Sudre, Professeur à l’Université de Montpellier (directeur de thèse).
La procéduralisation des droits substantiels est un phénomène désormais incontournable du système conventionnel qui ne cesse de se développer et de s’étendre. Malgré cette prégnance de la procéduralisation des droits dans la jurisprudence européenne, peu d’écrits lui ont pourtant été exclusivement consacrés et sa définition n’est pas chose aisée.
Néologisme d’origine doctrinale, cette notion semble difficilement saisissable. En effet, ni la Convention européenne des droits de l’homme ni la jurisprudence européenne n’emploient et ne définissent ce terme. La définition de la procéduralisation implique par ailleurs de faire une distinction entre ce qui pourrait relever de la « substance » et ce qui pourrait relever de la « procédure », si une limite précise peut effectivement être tracée entre les deux. Cette difficulté est accentuée par la constatation qu’il n’existe pas, au sein de la jurisprudence européenne, une forme de procéduralisation au singulier, mais bien des formes de procéduralisation au pluriel, ces différents types de procéduralisation étant parfois étroitement mêlés dans certaines affaires.
Au regard de la jurisprudence européenne en la matière, plusieurs questionnements ont alors été mis en évidence : Que désigne cette notion complexe et hétérogène de « procéduralisation des droits substantiels » ? Comment le juge a-t-il réussi à la mettre en place alors que ce procédé était initialement totalement absent du texte de la Convention ? À quoi est-elle destinée ?
La particularité du sujet, fondé sur une notion d’origine doctrinale, a commandé le recours à une combinaison de différentes méthodes de recherche. En effet, il n’apparaissait pas concevable d’isoler la procéduralisation de ses fondements théoriques par le recours à la seule méthode inductive et il n’apparaissait pas non plus pertinent de l’isoler de ses réalités pratiques par le recours à une méthode strictement déductive.
Selon une méthode inductive, un examen des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme a été réalisé afin de tenter de tirer de ce corpus jurisprudentiel une possible définition de la procéduralisation. A ce titre, le choix d’un cadre large de recherche a paru indispensable pour comprendre les raisons de l’émergence prétorienne d’une telle technique et de saisir toutes ses implications. Combinée à la première, une méthode déductive a également été utilisée afin de tenter de donner une définition plus abstraite de la procéduralisation en procédant à une conceptualisation. Enfin, des analyses comparatistes avec la procéduralisation pratiquée dans d’autres ordres juridiques sont apparues nécessaires pour comprendre ses finalités, d’autant plus que le système conventionnel n’est pas hermétique aux influences extérieures. De telles analyses ont, de plus, été inévitables afin de savoir si la procéduralisation du système conventionnel présente une certaine spécificité ou n’est finalement qu’une « importation de l’extérieur ».
La thèse soutenue est celle selon laquelle si la procéduralisation des droits peut être définie comme une technique juridique spécifique au système conventionnel, elle ne se réduit toutefois pas à cette définition et s’inscrit en réalité dans une politique jurisprudentielle beaucoup plus vaste qui tend à servir un projet politique particulier : l’harmonisation des droits nationaux autour de certaines garanties procédurales fondamentales.
La réflexion a ainsi été menée en deux temps, et s’est en conséquence organisée autour de deux grands axes.
La première partie s’intéresse aux manifestations de la procéduralisation dans une vision centrée sur la jurisprudence européenne. L’objet de cette partie est de proposer une définition uniforme de la procéduralisation malgré ses différentes expressions. Elle peut ainsi être définie comme « la technique juridique mise en œuvre par le juge afin de renforcer l’effectivité des droits de l’homme et consistant en l’adjonction, au sein d’un droit conventionnel substantiel, d’une obligation procédurale autonome à la charge des autorités nationales par le biais de la théorie de l’inhérence ou par une combinaison avec l’article 1er de la Convention reconnaissant une obligation générale de respect et de garantie des droits et libertés ». Si le juge européen n’est pas le créateur de cette technique qui se retrouve également dans d’autres ordres juridiques, la procéduralisation européenne se distingue toutefois par son originalité puisqu’aucune autre forme de procéduralisation n’apparaît aussi complète et aboutie. Cette technique a d’ailleurs fait l’objet d’une large instrumentalisation par la juridiction strasbourgeoise. La procéduralisation a effectivement permis au juge de s’émanciper au niveau vertical, quant aux relations établies entre les ordres nationaux et l’ordre européen, mais a aussi entraîné un élargissement horizontal, dans le sens où cette technique a conduit le juge à s’affranchir des limites conventionnelles. Là où la Convention aurait pu permettre au juge d’envisager un contrôle sur le fond, dans certaines affaires, il a délibérément fait le choix de se restreindre à une seule approche procédurale alors qu’une telle approche n’est pas explicitement prévue dans le texte de la Convention.
Dans la seconde partie, il s’agissait de mettre en perspective les conclusions auxquelles la première partie a permis d’aboutir. La procéduralisation des droits substantiels s’avère en réalité être au service d’une politique jurisprudentielle qui la dépasse et l’englobe. Autrement dit, il s’agissait de mettre en lumière les implications de la procéduralisation tant pour le système conventionnel que pour les Etats membres qui en sont les premiers destinataires. Participant à la construction d’un « ordre public procédural européen » par l’harmonisation des garanties procédurales qu’elle entend réaliser, la procéduralisation vise à donner aux Etats parties les moyens de protéger effectivement les droits conventionnels afin de parvenir à une situation optimale où ce ne serait qu’exceptionnellement que cette protection serait réalisée au niveau européen. Par la mise en exergue du principe de subsidiarité, la Cour aspire ainsi à revaloriser le niveau national sans lequel le système conventionnel ne peut survivre. Parallèlement, la Cour n’en oublie pas pour autant les titulaires des droits et libertés et la procéduralisation traduit en ce sens un recentrage sur l’individu grâce à un renforcement des processus décisionnels étatiques et une subjectivisation croissante des droits conventionnels.
Cette étude a donc pour finalité de mieux comprendre ce qu’est la procéduralisation des droits substantiels dans le cadre du système conventionnel. Malgré la conception négative souvent attachée à la procéduralisation, régulièrement accusée de « vider » de leur substance les droits conventionnels et d’affaiblir leur protection, la présente thèse tente de démontrer tous les bénéfices de cette technique pour le système conventionnel et de mettre en évidence son importance pour la concrétisation des droits conventionnels.