La notion de juridiction de l’Etat dans le contentieux européen des droits de l’homme. Essai sur la délimitation du champ d’application spatial de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales
Thèse soutenue le 4 novembre 2011 à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne, devant un jury composé de Madame Hélène RUIZ FABRI (Univ. Paris I, Directrice de la recherche), Monsieur Frédéric SUDRE (Univ. Montpellier I, Rapporteur), Monsieur Sébastien TOUZÉ (Univ. Strasbourg, Rapporteur), Monsieur Emmanuel DECAUX (Univ. Paris II) et Monsieur Denys SIMON (Univ. Paris I).
La notion de juridiction de l’Etat peut fonder la mise en jeu de sa responsabilité internationale, et de nombreux instruments internationaux l’utilisent comme facteur déclenchant le régime juridique qu’elles mettent en place. Ainsi, dans le but de garantir la meilleure effectivité des droits qu’elles consacrent, plusieurs conventions intéressant la protection internationale des droits de l’homme et élaborées dans le cadre de l’ONU ont choisi cette notion comme facteur de rattachement d’une situation de violation à un Etat déterminé : protocole additionnel au pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966), Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (1984), Convention relative aux droits de l’enfant (1989), Convention internationale sur les droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille (1990). Cette notion n’est toutefois pas exclusivement réservée à la protection internationale des droits de l’homme, et l’on peut encore citer la Convention de Montego Bay de 1982 sur le droit de la mer qui s’y réfère fréquemment, sans toutefois en donner une définition précise.
Cette notion a également été retenue par les rédacteurs de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (1950), dont l’article 1er stipule : « Les Hautes Parties Contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention. » Comme le montrent les travaux préparatoires de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et les débats de l’été 1950 relatifs à cet article 1 de la Convention, exposés en introduction de cette thèse, la solution initialement retenue visait à reconnaître la protection conventionnelle aux personnes résidant sur le territoire métropolitain des Parties contractantes. Désireux d’élargir les possibilités d’engager la responsabilité des Etats parties à la Convention, il fut en définitive décidé de remplacer cette proposition de stipulation en puisant la notion de juridiction de l’Etat dans le projet de Pacte relatif aux droits civils et politiques, alors en discussion dans les instances des Nations Unies.
Soutenue en 2011, cette thèse démontre essentiellement que l’importation de cette notion au sein d’un régime protecteur des droits de l’homme résulte vraisemblablement d’une erreur de traduction de l’anglais « jurisdiction », et que les conséquences juridiques théoriques attachées à l’emploi de cette notion à l’article 1 de la Convention EDH, confrontées à l’abondant contentieux relatif à l’interprétation de l’article 1, conduisent à estimer que cette notion ne peut convenir à cette matière.
Si le souci de conceptualisation et de définition de la juridiction de l’Etat et de ses incidences sur le contentieux porté devant la Cour de Strasbourg constitue le fil directeur de la thèse, celle-ci s’attache dès l’introduction à rappeler les apports des grands maîtres du droit international sur cette question, au besoin en allant chercher des théories anciennes et en les comparant à ce qui en est retenu aujourd’hui. Elle distingue la notion de juridiction de celle de compétence, plus large à travers les titres de compétence que détient l’Etat en droit international (territorialité, nationalité, protection, universalité). La notion de juridiction de l’Etat, quant à elle, est reconnue lorsque l’Etat exerce son contrôle effectif sur une personne ou un bien. Il s’agit donc d’une notion plus restrictive que celle de compétence, alors que la doctrine moderne emploie parfois un terme pour un autre ou les confond, aidée en cela par la circonstance que la traduction du terme anglais « jurisdiction » est à la fois compétence et juridiction. Partant de ce constat, cette thèse propose, en premier lieu, de considérer que la juridiction de l’Etat peut être soit spatiale, soit personnelle. Dans le premier cas, il s’agit de la juridiction exercée par un Etat sur un territoire, et l’on pourra dire que la juridiction est principalement territoriale (présomption selon laquelle l’Etat exerce sa juridiction sur son propre territoire) et exceptionnellement extraterritoriale (stationnement de troupes armées en territoire étranger, avec contrôle effectif de ces forces armées détenu sur ledit territoire). Dans le second, l’on considérera que l’Etat exerce sa juridiction hors de ses frontières à travers ses agents, notamment diplomatiques, consulaires, ou militaires (et si l’Etat territorial ne peut ou ne veut exercer sa juridiction). L’introduction s’attache également à délimiter le champ de l’étude : l’article 1 de la Convention EDH a fait l’objet de nombreuses interprétations et a fourni un abondant contentieux, issu tant des décisions de l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme (avant 1998), que désormais des décisions sur la recevabilité de la Cour européenne des droits de l’homme. De nombreux arrêts de celle-ci sont également analysés, dans la mesure où, pour la Cour, la question de la juridiction exige parfois une analyse au fond des requêtes qui lui sont soumises.
Les diverses théories élaborées par la Cour pour délimiter cette obligation de respecter les droits de l’homme aux personnes relevant de leur juridiction fournissent l’essentiel de la première partie de la thèse. Plus précisément, la première partie est consacrée à l’étude de la manière dont la Cour a progressivement déconstruit la notion en élaborant une jurisprudence ambitieuse, dont le principal souci est de garantir l’effectivité des droits, bien davantage que de fournir une interprétation de l’article 1 qui soit purement exégétique et conforme au droit international public classique. Dans le même mouvement, il ne saurait être nié que la Cour EDH, en tant qu’organe juridictionnel international, participe peut-être elle-même de la définition de la juridiction de l’Etat, ce qui pose le problème de la concurrence entre les définitions proposées par différents organes régionaux. C’est ainsi qu’un titre I est consacré à l’analyse de la singularité de la définition européenne, révélatrice du pragmatisme des juges européens, à travers le volet extraterritorial (chapitre 1, relatif aux occupations militaires et aux services publics à l’étranger), puis territorial (chapitre 2, relatif aux obligations positives découlant de l’article 1 et à la théorie des risques encourus en cas d’expulsion ou d’extradition). S’ensuit un titre II, relativisant cette singularité : alors que le chapitre 1 montre quels sont les emprunts de la Cour EDH au droit international et à la CIJ, le chapitre 2 confronte le contentieux européen des droits de l’homme avec d’autres contentieux régionaux (commission et cour interaméricaine des droits de l’homme, comité des droits de l’homme des Nations Unies).
Après cette première partie consacrée à la déconstruction de la notion par la Cour, une seconde partie étudie les techniques propres à remédier à cette situation et à concilier les théories classiques et le contentieux européen sur la question de la juridiction de l’Etat. Serait-ce possible en changeant, simplement, de ligne politique jurisprudentielle ? C’est l’objet du titre I, qui en appelle, dans un premier temps, à une nouvelle analyse de la juridiction de l’Etat (chapitre 1), bâtie autour de ses conditions d’existence (avec l’exigence que l’Etat détienne, de manière cumulative des compétences d’édiction et d’exécution des règles de droit), mais constate également, dans un second temps, que cette voie est impraticable (chapitre 2), essentiellement à partir de considérations tirées de l’analyse du contentieux relatif aux actes des Etats justifiés par leur appartenance à une organisation internationale. En conséquence, un titre II, qui comporte un chapitre unique, propose, à partir du constat de l’inadaptation de cette rédaction conventionnelle, une réécriture de l’article 1 de la Convention EDH.