L’étranger et la protection sociale
Thèse soutenue le 2 décembre 2015 à l’Université Paris Ouest-Nanterre La Défense. Le jury était composé de MM. les Professeurs Michel Borgetto, Jean-Philippe Lhernould (rapporteur), Antoine Lyon-Caen (président), Etienne Pataut (rapporteur), Cyril Wolmark (directeur de thèse) et de M. le Conseiller à la Cour de cassation, doyen de la deuxième chambre civile, Xavier Prétot. Mention très honorable, les félicitations du jury octroyées à l’unanimité ainsi qu’une proposition pour un prix de thèse et une publication.
La thèse interroge les conditions d’accès des personnes étrangères au système français de protection sociale à travers une recherche sur les fondements de la détermination du cercle des bénéficiaires de la solidarité étatique en ce domaine, aboutissant à l’identification d’un critère non-discriminatoire et universel d’accès à la protection sociale, la résidence en tant qu’attestant l’intégration.
La question de la protection sociale de l’étranger est appréhendée dans la thèse à partir de la problématique de l’appartenance au groupe. Cette dernière s’est avérée particulièrement féconde car l’appartenance au groupe constitue, à la fois, la condition première de la protection sociale – la protection sociale découle de l’appartenance à une collectivité solidaire – et l’élément de définition principal de l’étranger – l’étranger est celui qui n’appartient pas à la communauté nationale. La thèse consiste en une étude de l’interaction de ces deux formes d’appartenance, à l’aune d’une problématique propre à la protection sociale, relative à la détermination de ses bénéficiaires, celle de son universalisation. Pareille perspective a conduit à analyser l’évolution de l’emprise de la nationalité sur la protection sociale de l’étranger, jusqu’à ce que ce critère de jouissance des droits fasse l’objet d’une délégitimation, au profit d’un autre critère, potentiellement universel, de rattachement à la collectivité solidaire, et ce faisant de protection, celui de résidence. Le plan repose sur ce double mouvement en traitant de l’effacement de la nationalité, dans un premier temps, et de la promotion de la résidence, dans un second temps.
La première partie de la thèse s’attache à étudier l’emprise de la nationalité sur la protection sociale, puis son déclin.
La réflexion prend pour point de départ la naissance conjointe, à la fin du XIXe siècle, de l’État-Nation et de l’État social modernes. L’un comme l’autre se fondent sur une solidarité incluant les personnes faisant partie du cercle, et excluant les autres. Or, la nationalité, retenue comme critère d’appartenance à l’État-Nation, a servi à délimiter le périmètre de la solidarité à l’œuvre dans l’État social. Par conséquent, l’étranger s’est trouvé être l’objet d’un traitement spécifique, et moins favorable, en matière de protection sociale. La condition de l’étranger n’est cependant, dès cette époque, pas uniforme. Les logiques de protection développées par l’État social conduisent en effet le législateur à mettre plus ou moins l’accent sur la nationalité comme critère de protection. Selon qu’il s’agisse d’assistance ou d’assurance sociales, c’est-à-dire selon que l’État s’impose de protéger les plus démunis ou qu’il oblige les travailleurs à se protéger, la solidarité se révèle plus ou moins perméable à la nationalité. Le régime suivant se dessine : compris dans le cercle de la solidarité professionnelle en tant que travailleur, l’étranger se voit en revanche écarté du périmètre d’une solidarité qui, en matière d’assistance, s’impose comme nationale, au prétexte d’un financement des prestations par l’impôt. La conclusion de conventions bilatérales entre la France et d’autres États permet alors d’atténuer un tel traitement discriminatoire. Il s’agit là cependant d’un palliatif uniquement.
Il faut attendre le lendemain de la seconde guerre mondiale pour que, sous l’impulsion de la construction européenne et de la montée en puissance des droits de l’homme, l’exigence d’égalité rende progressivement illégitime le critère de nationalité. La pression conjuguée de la Cour de justice, à l’époque, des Communautés européennes, du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l’homme, finit par contraindre le législateur français à renoncer à conditionner la protection sociale des étrangers à la nationalité, que les prestations sociales en cause soient contributives ou non. Au terme d’une jurisprudence extrêmement riche, fondée, respectivement, sur le principe d’égalité de traitement promu par le droit communautaire, notamment au sein du règlement de coordination des régimes nationaux de sécurité sociale, le principe constitutionnel d’égalité et les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle, et enfin le principe de non-discrimination combiné au droit au respect des biens, la nationalité est chassée. Le législateur est forcé d’admettre, non sans résistance, qu’il ne peut plus écarter l’étranger du bénéfice de la protection sociale pour ce qu’il est, à tout le moins juridiquement, c’est-à-dire un non-national. Il doit abandonner l’idée selon laquelle ses intérêts souverains prévalent sur le principe universaliste d’égalité. De critère « naturel » et admis de distinction, la nationalité est ainsi devenue, dans le domaine de la protection sociale, un motif prohibé de discrimination, évolution autorisant à prendre au sérieux la perspective d’une protection sociale universelle, c’est-à-dire applicable à toutes les personnes vivant sur le territoire français.
La seconde partie de la thèse analyse la manière dont la résidence s’est substituée à la nationalité comme critère de jouissance des droits aux prestations. Un tel passage est étudié à l’aune de l’objectif d’universalité de la protection sociale, promu par les fondateurs de la sécurité sociale en 1945. Il ressort que, vis-à-vis de l’étranger, le programme d’universalisation offre deux options : soit retenir un critère d’accès à la protection sociale propre aux étrangers, tout en étant conforme à l’exigence d’égalité, soit rechercher un critère véritablement universel, c’est-à-dire applicable aussi bien aux nationaux qu’aux étrangers.
Dans l’ordre interne, les préoccupations relatives à la « maîtrise de l’immigration », motivée notamment par les difficultés économiques qui surgissent à partir du milieu des années 1970, conduisent le législateur à réorganiser la protection sociale de l’étranger, travailleur ou non, autour du critère de résidence. Toutefois, celui-ci est alors associé à une exigence de régularité du séjour tirée de la police des étrangers, assortie en outre pour un certain nombre de prestations de conditions de durées antérieures de résidence. Plus libéral, un tel régime n’en conserve pas moins l’empreinte de la nationalité ainsi qu’en arrière-fond, les traces du protectionnisme propre à l’État-Nation. Faute d’uniformité dans la définition de la condition de résidence dite « stable » et régulière, il se caractérise en outre par une extrême complexité. La différence de traitement à l’égard des étrangers, mais également entre étrangers, est donc persistante. Pour autant, le Conseil constitutionnel, en particulier, n’y voit pas d’atteinte aux droits et libertés fondamentaux, y compris l’égalité. La promotion d’une nouvelle fonction de la protection sociale, celle d’instrument au service du contrôle de l’immigration, nourrie de l’idée que la protection sociale constitue un facteur d’attraction de l’immigration, ne fait pas l’objet d’une remise en cause. L’objectif assigné à la protection sociale, de « maîtrise de l’immigration », relègue au second plan la substance du droit à la protection sociale, son objet, à savoir protéger. Les principes fondateurs, structurants de la protection sociale, que sont l’universalité et la solidarité, ainsi que les exigences qui la traversent, tels l’intérêt de l’enfant ou encore le respect de la dignité, s’en trouvent alors profondément ébranlés. En ce sens, les exemples sont nombreux, qu’il s’agisse de l’exclusion du bénéfice des prestations familiales des enfants étrangers entrés en France hors du regroupement familial, du défaut de toute protection maladie pérenne pour les travailleurs sans-papiers ne répondant pas à la condition de ressources fixée en matière d’aide médicale d’État ou encore, notamment, de l’imposition de durées de résidence préalable de cinq, dix, voire quinze ans pour pouvoir prétendre au bénéfice de minimas sociaux. À l’analyse, il ressort que l’aide sociale apportée aux personnes étrangères n’est pas tant fonction de leur état de besoin que de la charge que leur situation fait peser sur la collectivité. Quant à la vocation aux prestations que fait normalement naître au profit des travailleurs le versement de cotisations en matière de sécurité sociale, la condition de régularité a pour conséquence de la neutraliser, voire de l’annihiler, en vertu de considérations qui n’ont rien à voir avec la solidarité. En l’état actuel du droit interne, les personnes étrangères apparaissent ainsi sanctionnées pour ne pas s’inscrire dans une certaine légalité, la protection sociale prenant dès lors à leur égard moins les traits d’un droit que d’une récompense.
Déplacer le regard vers l’ordre juridique européen invite alors à prendre de la distance et de la hauteur vis-à-vis des problématiques nationales. Le droit de l’Union, édifié autour d’un projet d’ouverture des frontières, se présente en effet comme un laboratoire incitant à ouvrir le champ juridique des possibles. En vue de favoriser l’intégration des citoyens de l’Union dans les États membres et plus largement des personnes installées sur le territoire européen, la Cour de justice de l’UE, relayée par le législateur, a consacré la prééminence du principe d’égalité de traitement en faisant de la citoyenneté de l’Union un statut fondamental ouvrant droit à l’égalité dans le domaine de la protection sociale. L’analyse des textes, en particulier le règlement, révisé, de coordination des systèmes nationaux de sécurité sociale, la directive relative au droit de séjour des citoyens de l’Union ainsi que celle créant un statut de résident de longue durée au profit des ressortissants d’États tiers, et l’étude de leur application par la CJUE invitent à dessiner les contours d’un critère d’accès aux prestations qui soit en rapport direct avec le vivre-ensemble que représente la protection sociale et tourné vers la non-discrimination, celui d’intégration. Dans la thèse, celui-ci s’entend de l’identification, à l’aune d’un faisceau d’indices, du lieu où les personnes ont fixé le centre de leurs intérêts, c’est-à-dire du lieu où elles résident. L’intégration exprime ainsi le lien qui découle de la résidence au sens pur et plein du terme et permet de penser une protection sociale organisée moins autour du lien à l’État (celui de nationalité) qu’à la société (celui d’intégration). Conçue de la sorte, la résidence permet de prendre en compte l’ensemble des personnes en tant que membres de la société, invitant ce faisant à cesser de figer les personnes dans des catégories (nationalité, régularité) pour les appréhender en leur qualité de citoyen social. In fine, la résidence se présente comme un critère universel d’accès à la protection sociale, applicable aussi bien aux nationaux qu’aux étrangers.
Les textes du droit de l’Union tendent en effet à mettre l’accent sur l’ancrage des personnes dans la société de l’État d’accueil comme condition du bénéfice des droits. Quant à la Cour de justice, elle développe des raisonnements conduisant à vérifier l’existence d’un « lien d’intégration » qui légitimerait le bénéfice des prestations sociales. Dans la thèse, la promotion du critère de l’intégration s’entend ainsi de l’identification, à l’aune d’un faisceau d’indices, du lieu où les personnes ont fixé le centre de leurs intérêts, c’est-à-dire du lieu où elles résident. L’intégration exprime dès lors le lien qui découle de la résidence au sens pur et plein du terme et permet de penser une protection sociale organisée moins autour du lien à l’État (celui de nationalité) qu’à la société (celui d’intégration). Conçue de la sorte, la résidence permet de prendre en compte l’ensemble des personnes en tant que membres de la société, invitant par là même à cesser de figer ces dernières dans des catégories (nationalité, régularité) pour les appréhender en leur qualité de citoyen social appartenant à la collectivité solidaire. In fine, la résidence se présente comme un critère universel d’accès à la protection sociale, applicable aussi bien aux nationaux qu’aux étrangers.