La protection des consommateurs et les droits fondamentaux dans l’Union européenne
thèse dirigée par le professeur Fabrice Picod et soutenue le 13 décembre 2019 à l’Université Paris II Panthéon-Assas devant un jury composé de : Monsieur Eric Carpano, professeur à l’Université Jean Moulin Lyon 3 (rapporteur), Monsieur Edouard Dubout, professeur à l’Université Paris II Panthéon-Assas (président), Madame Anastasia Iliopoulou-Penot, Professeur à l’université Paris Est Créteil (rapporteur), Monsieur Fabrice Picod, professeur à l’Université Paris II Panthéon-Assas (directeur) et Monsieur Jules Stuyck, professeur à l’Université KU Leuvent.
Sujets étrangers de prime abord, le rapprochement entre la protection des consommateurs et les droits fondamentaux peut surprendre. Cependant, si les points de contact entre les deux objets de l’étude semblent a priori peu nombreux, il existe de fait une véritable relation entre eux. Aujourd’hui, il n’est plus pertinent de cantonner la protection des consommateurs à un rôle purement économique. L’évolution de cette politique a progressivement révélé le besoin de prendre en considération les droits fondamentaux.De même, l’expansion du respect de ces droits constitue un facteur majeur permettant d’imaginer leur rencontre avec la protection des consommateurs.
Cette rencontre se trouve notamment dans le fait que la protection des consommateurs et les droits fondamentaux partagent des prérogatives individuelles opposables. Le consommateur personne physique qui se procure ou utilise des biens et de services en dehors de son activité professionnelle est un titulaire de droits fondamentaux. Connotés et parfois instrumentalisés, les droits fondamentaux peuvent être vus comme des concepts tant abstraits que concrets. En tant que normes individuelles, ils sont des droits subjectifs assurant la protection des personnes physiques et morales. La prise en considération des droits fondamentaux en matière de protection des consommateurs est principalement fondée sur le postulat selon lequel le consommateur est avant tout une personne physique pour qui ces droits sont inhérents. En outre, la protection des consommateurs et les droits fondamentaux partagent l’idée de « l’équitabilité ». En s’inspirant des valeurs d’égalité et de solidarité, on accorde davantage de droits à la partie faibleet on égalise ainsi le rapport avec le professionnel. Les droits fondamentaux exprimant justement ces valeurs sont susceptibles de compenser la situation d’infériorité dans laquelle se trouve le consommateur face à l’autre partie qui se trouve en position de force.
La relation qu’entretiennent la protection des consommateurs et le respect des droits fondamentaux conduit à s’interroger sur la « fondamentalisation » de la protection des consommateurs. Ce phénomène sera appréhendé au sens de l’intégration des droits fondamentaux dans la politique de protection des consommateurs et non pas au sens de la transformation de la protection des consommateurs en droit fondamental stricto sensu. Aujourd’hui, les droits fondamentaux font partie intégrante de cette politique. Ils constituent de véritables vecteurs de promotion des intérêts des consommateurs. En tant que socle minimal, les droits fondamentaux contribuent à un niveau élevé de protection des consommateurs dans tous les pans du droit de l’Union. En ce sens, on formule l’hypothèse selon laquelle un modèle de protection européenne spécifique, commune et effective des consommateurs est en cours d’élaboration à travers le processus de « fondamentalisation ». La thèse démontre en quoi consiste ce processus et comment il se manifeste (Partie I) avant d’étudier son impact en matière de protection des consommateurs (Partie II).
Manifestations de la « fondamentalisation » de la protection des consommateurs
Afin d’appréhender le processus de « fondamentalisation » de la protection des consommateurs, il convient d’identifier les droits fondamentaux au profit des consommateurs et de rechercher comment ils sont protégés en droit de l’Union européenne. La prise en considération des droits fondamentaux dans ce domaine est née de la pratique des institutions européennes. En effet, les premiers textes qui évoquent des droits fondamentaux des consommateurs sont des actes déclaratoires dépourvus de valeur juridique contraignante. Nonobstant l’intérêt, du moins symbolique, de l’apparition des droits fondamentaux des consommateurs dans des textes démunis de force juridique contraignante, le processus de « fondamentalisation » s’affirme davantage par l’inscription de ces droits dans des sources contraignantes.
En dépit de l’absence de compétence générale de l’Union européenne pour affirmer les droits fondamentaux, notamment en matière de protection des consommateurs, l’obligation de défendre leur respect s’est progressivement consolidé dans des actes de droit dérivé. Cette obligation implique que les institutions européennes et les États membres, lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, veillent à ce que les consommateurs soient protégés conformément aux dispositions garantissant les droits fondamentaux. La véritable amplification de cette obligation est marquée par l’élévation de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne au rang de droit primaire ainsi que par l’évolution sensible de la protection européenne des consommateurs au cours des dernières décennies. En plus de l’obligation générale d’assurer des droits fondamentaux, le respect de ces derniers se révèle également au travers de leur consécration et leur réalisation par différents actes juridiques. Certains droits fondamentaux, tels que le droit à l’information, le droit à l’éducation ou encore le droit à s’organiser pour former et adhérer à des associations, sont insérés dans l’article 169 TFUE, la disposition spécifique relative à la protection des consommateurs. D’autres droits fondamentaux sont réalisés dans divers actes de droit dérivé – le droit à la vie privée, le droit à la protection des données à caractère personnel, le droit à la non-discrimination, le droit à la protection juridictionnelle effective, etc. Cette réalisation est devenue possible, notamment par l’élargissement du champ de protection des consommateurs à différentes questions, sous l’impulsion du marché intérieur. En effet, la majorité des actes juridiques appliquant des droits fondamentaux des consommateurs a pour base juridique l’article 114 TFUE, la clause générale d’harmonisation. En outre, les droits fondamentaux des consommateurs sont également concrétisés au-delà de la politique de protection des consommateurs stricto sensu. Grâce à son caractère transversal, la protection des consommateurs est prise en considération dans d’autres politiques et actions de l’Union. Cette transversalité crée un contexte propice à l’extension de la garantie des droits fondamentaux. Ainsi, certains de ces droits sont réalisés dans des actes fondés sur des politiques européennes comme la politique agricole commune, la politique des transports, la protection de l’environnement ou encore la politique de l’énergie.
L’identification des droits fondamentaux des consommateurs est complétée par la possibilité pour leurs bénéficiaires de les invoquer dans un litige. Dans la mesure où le principal interlocuteur du consommateur est le professionnel, qui souvent s’avère être une personne privée, l’effet direct complet des normes (celles qui peuvent être invoquées à l’encontre des personnes publiques comme des personnes privées) a un intérêt particulier. Cependant, beaucoup de dispositions, telles que les directives, par exemple, qui prévoient des droits fondamentaux des consommateurs, ne s’adressent qu’aux personnes publiques. Cette situation peut constituer une limite à la « fondamentalisation » de la protection des consommateurs. Or, une reconnaissance généralisée de l’effet direct horizontal des droits fondamentaux ne semble pas non plus une solution appropriée car tous ces droits ne se conçoivent pas dans le cadre des rapports de droit privé.
En cas d’effet direct partiel des normes de protection des droits fondamentaux des consommateurs ou en cas d’absence de toute applicabilité directe, la Cour de justice et les juridictions nationales peuvent prendre en considération ces droits de façon indirecte. Le fondement de l’applicabilité indirecte des droits fondamentaux est sans doute l’obligation de les protéger en mettant ainsi en avant leur fonction objective. Parmi les différentes solutions, révèlent leurs potentialités celles qui s’inspirent de systèmes juridiques extérieurs au droit de l’Union comme le droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Il s’agit de la théorie des obligations positives élaborée par la Cour européenne des droits de l’homme qui permettrait la reconnaissance d’un effet indirect horizontal des droits fondamentaux. L’obligation positive consisterait à imposer à l’État de défendre les droits fondamentaux des consommateurs en cas d’atteinte, même si elle vient d’un particulier.La plus-value d’un effet indirect horizontal modéré serait indéniable car adapté en fonction des circonstances, sans plaider pour une reconnaissance systématique des droits fondamentaux dans le cadre des relations horizontales.
Le processus de « fondamentalisation » de la protection des consommateurs se poursuit avec la prise en compte du respect des droits fondamentaux dans le contrôle juridictionnel exercé par la Cour de justice de l’Union européenne. Celle-ci intègre progressivement les droits fondamentaux en tant que normes de référence permettant d’apprécier la validité et d’interpréter certains actes juridiques relatifs à la protection des consommateurs. Ainsi la « fondamentalisation » se révèle tant par les sanctions des atteintes aux droits fondamentaux que par l’interprétation conforme des actes à l’égard de ces droits. Dans leur fonction objective, les droits fondamentaux agissent indéniablement comme un outil interprétatif puissant mobilisé dans les arrêts récents de la Cour de justice en matière de protection des consommateurs.
Bien que l’amélioration de la protection des consommateurs par le recours aux droits fondamentaux puisse être nuancée à certains égards, l’évolution du niveau de la protection est incontestable dans les cas où la Cour de justice a mobilisé ces droits. En dépit du fait que les droits fondamentaux ne sont pas toujours pris en considération par la Cour de justice et peuvent ne pas être au cœur du raisonnement, ils constituent un levier de l’effectivité de la protection des consommateurs. Ils peuvent être déterminant pour une interprétation favorable de la protection des consommateurs.
La « fondamentalisation » de cette politique peut susciter des critiques relatives notamment au risque de surprotection des consommateurs ou encore à l’inutilité de la mobilisation des droits fondamentaux dans ce domaine. Deux arguments majeurs nous sembler contrecarrer ces critiques – d’une part, les droits fondamentaux des consommateurs ne sont pas des droits illimités et, d’une autre, ils assurent un seuil minimal dans la protection des consommateurs. Ils contribuent à la garantie d’un équilibre qui est l’objectif central de la protection des consommateurs.
Impact de la « fondamentalisation » de la protection des consommateurs
La « fondamentalisation » de la protection des consommateurs a un véritable impact sur cette politique. La reconnaissance croissante ainsi que l’application et l’interprétation dynamiques des droits fondamentaux, témoignant du phénomène de « fondamentalisation », protègent les intérêts des consommateurs mais sont également susceptibles de limiter d’autres droits et intérêts. En effet, la mobilisation des droits fondamentaux favorise l’apparition de conflits normatifs. Le respect des droits fondamentaux des consommateurs est parfois confronté à des droits fondamentaux d’autres catégories de personnes, comme des professionnels ou des tiers, ainsi qu’à des objectifs d’intérêt général au sein de l’Union européenne. L’absence de hiérarchie prédéterminée entre les normes dans le domaine de la protection des consommateurs est valable tant pour les cas qui opposent des droits fondamentaux que pour ceux confrontant des droits fondamentaux à des objectifs d’intérêt général. De ce fait, la recherche de conciliation des conflits est systématiquement menée via le contrôle de proportionnalité. La pratique jurisprudentielle qui traite les conflits entre droits fondamentaux, d’une part, et entre droits fondamentaux et objectifs d’intérêt général, d’autre part, met en avant des divergences de résolution de ces conflits. Si, dans le cadre des conflits entre droits fondamentaux, la balance ne penche pas systématiquement vers l’un ou l’autre droit, la situation est toute autre lorsque les droits fondamentaux s’opposent aux objectifs d’intérêt général. La recherche d’équilibre est sans aucun doute au cœur de la jurisprudence de la Cour de justice mais la façon dont elle mène cette recherche peut sembler critiquable à certains égards. L’imprévisibilité de sa façon de traiter les cas et de faire pencher la balance vers l’un ou l’autre droit rend difficile une systématisation de la jurisprudence. D’un autre côté, les avantages d’une jurisprudence casuistique et pragmatique méritent également d’être soulignés. À travers la survenance et le traitement des conflits normatifs, on constate que le processus de « fondamentalisation » a un impact certain sur la recherche d’un équilibre en matière de protection des consommateurs.
De plus, la « fondamentalisation » a un effet incontestable sur un besoin spécifique : la protection des consommateurs vulnérables. Les droits fondamentaux constituent une condition sine qua non de la protection de ce type de consommateurs. Cette protection est fondée sur les valeurs d’égalité et de solidarité et se voit réalisée par le respect des droits fondamentaux découlant de ces valeurs. Par exemple, au cœur de la protection des consommateurs enfants figure le besoin de garantir leur intégrité, leur sécurité et leur santé. Le respect du droit à la dignité ou du droit à la non-discrimination est une condition indispensable de l’autonomie et de l’intégration des consommateurs handicapés ou de ceux qui sont démunis de ressources suffisantes. Afin d’assurer la protection des consommateurs vulnérables, les droits fondamentaux sont mobilisés dans des domaines caractérisés par un risque accru de violation de la protection tels que le secteur des communications électroniques. Le respect des droits fondamentaux vise à assurer une protection effective des consommateurs vulnérables en renforçant leurs capacités et en répondant à leurs besoins spécifiques.
Enfin, la « fondamentalisation » a un impact majeur sur la consolidation d’une consommation responsable au sein de l’Union européenne. En effet, les droits fondamentaux sont des vecteurs privilégiés d’une telle consommation puisque leur respect peut déterminer la façon dont les consommateurs agissent. Si les droits fondamentaux des consommateurs sont garantis, l’action de consommer peut avoir une influence positive sur des politiques européennes telles que la protection de l’environnement ou la politique de l’énergie. Par exemple, les consommateurs sont des acteurs majeurs du marché de l’énergie qui se trouve considérablement influencé par leur comportement. S’ils sont convenablement informés, les consommateurs peuvent avoir un impact positif sur la transition énergétique, à travers leur consommation. Ainsi, le droit fondamental à l’information a une fonction primordiale. En effet, si les droits fondamentaux sont garantis, les consommateurs se comportent de façon consciente et responsable en prenant en considération d’autres impératifs que la satisfaction de leurs propres besoins. Les droits fondamentaux permettent de réaliser un besoin actuel et futur de la protection des consommateurs en renforçant le modèle social européen.
Pour conclure, on constate que les droits fondamentaux participent à la transformation du consommateur en figure de proue d’une Union européenne soucieuse de ses citoyens. Le processus de « fondamentalisation » consolide la création d’un standard européen de protection des consommateurs. Celui-ci a des implications sur la vie des individus au-delà de la détermination des prix et des effets sur le marché. Le standard européen répond à une conception moderne de la protection des consommateurs orientée vers la conciliation entre la valorisation de la partie faible et la défense de l’intérêt général.