Procédure en manquement d’Etat et protection des droits fondamentaux dans l’Union européenne
Thèse dirigée par le Professeur Fabrice Picod et soutenue publiquement le 18 septembre 2019 à l’Université Paris II – Panthéon-Assas, devant un jury composé de : Monsieur Rostane Mehdi, Professeur à l’Université d’Aix-Marseille, Directeur de l’Institut d’Etudes Politiques d’Aix-en-Provence (rapporteur), Monsieur Romain Tinière, Professeur à l’Université de Grenoble Alpes (rapporteur), Monsieur Ben Smulders, Directeur de cabinet du premier Vice-Président de la Commission européenne, Monsieur Claude Blumann, Professeur émérite de l’Université Paris II – Panthéon-Assas (président du jury), Monsieur Fabrice Picod, Professeur à l’Université Paris II – Panthéon-Assas (directeur de thèse).
La dernière décennie a été marquée, au sein de l’Union européenne, par la résurgence de gouvernements autoritaires dont les réformes ont mis au défi les institutions de l’Union. Prenant des libertés avec le respect des droits fondamentaux et les valeurs de l’Etat de droit, ces gouvernements ont poussé les institutions européennes à réagir.
Divers instruments ont été mobilisés pour tenter de mettre un terme à ces dérives autoritaires : procédures de dialogue formelles ou informelles, enclenchement de la procédure de constatation politique de l’article 7 du traité UE et recours en constatation de manquement de l’article 258 du traité FUE. Pourtant, l’utilisation de cette dernière « arme contentieuse »[1] semble être demeurée, pendant des années, bien marginale et sa contribution au respect des droit de l’homme devait être questionnée.
Un paradoxe doit d’emblée être relevé : d’une part, la procédure en manquement d’Etat a été conçue comme l’instrument destiné à faire cesser les manquements des Etats membres à leurs obligations issues du droit de l’Union européenne ; d’autre part, la Charte des droits fondamentaux a acquis, depuis le 1er décembre 2009, valeur de droit primaire, venant ainsi élargir les sources des droits fondamentaux opposables aux Etats membres. Or, le début des années 2010 a vu apparaître au sein de l’Union européenne des autorités nationales peu soucieuses des droits inscrits dans la Charte, sans que la procédure en manquement d’Etat ait joué pour autant un rôle de premier plan afin de mettre fin à ces manquements.
Il en va pourtant de la crédibilité de l’ordre juridique de l’Union européenne. Si celui-ci se veut autonome, ses institutions doivent mobiliser les instruments juridiques qui sont à leur disposition afin de faire cesser les violations des droits fondamentaux.
Rendre effectifs les droits fondamentaux inscrits dans la Charte, c’est par ailleurs les prendre en considération lorsqu’ils sont avancés, en tant que moyens de défense, par un Etat membre qui est mis en cause dans le cadre d’une procédure en manquement d’Etat. En effet, des Etats poursuivis en manquement invoquent parfois le respect des droits et libertés pour justifier un manquement aux règles communes. Il revient dès lors au juge de tenir compte de cette argumentation, afin d’assurer l’effectivité des droits fondamentaux et de garantir le niveau de protection qu’un Etat entend leur accorder dans son ordre interne. L’Union européenne ne saurait en effet proclamer des droits et libertés sans laisser aux autorités nationales la possibilité de justifier un manquement par leur respect.
L’étude de ces deux aspects de la question permettra ainsi de déterminer si la procédure en manquement d’Etat est apte à garantir l’effectivité des droits fondamentaux. Il convient ainsi d’examiner les droits fondamentaux comme fondements de la procédure en manquement d’Etat (Partie I) et les droits fondamentaux comme moyens de défense des Etats membres mis en cause (Partis II).
Partie I. Les droits fondamentaux comme fondements de la procédure en manquement d’Etat
Malgré les remises en cause répétées des droits fondamentaux par certains Etats membres ces dernières années, la procédure en manquement d’Etat a été peu engagée. Lorsqu’elle l’a été, la Commission européenne et la Cour de justice ont rencontré les plus grandes difficultés à mobiliser les dispositions de la Charte. On observera ainsi une adéquation limitée de la procédure en manquement d’Etat pour sanctionner les violations des droits fondamentaux (Titre I). Cette adéquation limitée est d’autant plus dommageable que cette procédure s’avère à bien des égards nécessaire pour faire cesser les manquements aux droits et libertés (Titre II).
Titre I. Une adéquation limitée de la procédure en manquement pour sanctionner les violations des droits fondamentaux
Plusieurs considérations peuvent laisser penser que la procédure en manquement d’Etat n’est pas l’instrument juridique le plus adapté pour faire cesser les infractions aux droits fondamentaux. Si les particularités de cette voie de droit peuvent constituer certains obstacles, les plus grandes difficultés semblent provenir des caractéristiques propres aux droits fondamentaux.
S’agissant des particularités de la procédure en manquement d’Etat, doit tout d’abord être relevée la lenteur de cette voie de droit. Pour assurer l’effectivité des droits fondamentaux dans l’Union européenne, le juge doit pouvoir être en mesure d’intervenir dans de brefs délais. Or, la procédure en manquement d’Etat, dont la phase contentieuse est précédée d’une étape précontentieuse, peut se dérouler sur plusieurs années. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir la Cour de justice se prononcer sur un manquement qui a en réalité disparu. Compte tenu de ces lenteurs, la procédure en manquement d’Etat peut difficilement mettre fin aux violations des droits fondamentaux dans de brefs délais. Dans ces conditions, le temps contentieux apparaît quelquefois en décalage complet avec le temps du citoyen européen, pour lequel la garantie des droits fondamentaux peut ne plus être assurée depuis plusieurs années.
Une autre faiblesse de cette voie de droit réside dans la portée des arrêts rendus par la Cour de justice. Il est de jurisprudence constante que les arrêts en manquement n’ont qu’une portée déclaratoire. Autrement dit, la Cour de justice se borne à constater le manquement de l’Etat membre mis en cause. Aucune injonction ne saurait être faite à l’Etat membre en vue de mettre un terme au manquement. Il revient donc aux autorités nationales, selon les termes de l’article 260, paragraphe 1er, du traité FUE, « de prendre les mesures que comporte l’exécution de l’arrêt de la Cour ». Cette faiblesse dans la portée de l’arrêt a conduit, au cours des décennies, à un accroissement du nombre d’arrêts en manquement laissés inexécutés par les autorités des Etats membres. Ainsi, sous l’angle de l’effectivité des droits fondamentaux, on peine à saisir quelle pourrait être la plus-value d’un arrêt en manquement qui constaterait la violation d’un droit reconnu par la Charte. La donne a cependant été modifiée depuis le traité de Maastricht et l’inscription dans les traités de la possibilité pour la Cour de justice d’infliger des sanctions pécuniaires à l’encontre des Etats membres récalcitrants. Par une nouvelle procédure, organisée à l’article 260 du traité FUE, la Commission peut en effet demander à la Cour le paiement par l’Etat membre en cause d’une somme forfaitaire ou d’une astreinte en cas d’inexécution d’un précédent arrêt en manquement. La potée limitée des arrêts en manquement s’est ainsi doublée d’une procédure spéciale d’exécution apte à restaurer plus efficacement la protection des droits fondamentaux.
Certaines caractéristiques propres aux droits fondamentaux peuvent également expliquer les difficultés à engager une procédure en manquement d’Etat pour garantir leur respect. L’un des obstacles majeurs réside dans le champ d’application singulier des droits fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union européenne. Aux termes de l’article 51, paragraphe 1er, de la Charte, le respect des droits et libertés qu’elle contient ne peut être opposé aux Etats membre que « lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union ». Les dispositions de la Charte ne sauraient dès lors être invoquées de façon autonome, sans l’existence d’un « lien de rattachement suffisant »[2] avec une autre disposition des traités.
Cette notion de lien de rattachement suffisant demeure toutefois difficile à cerner et gagne lentement en précision au fil de la jurisprudence de la Cour de justice. Aussi peut-il être tentant pour la Commission européenne de recourir à des bases juridiques plus certaines et dont l’applicabilité ne sera pas aisément remise en cause devant la Cour. A ce titre, la Commission préférera axer ses moyens autour de bases juridiques qu’elle manie sans peine, comme les libertés de circulation, plutôt que de tenter une argumentation hasardeuse autour du respect des droits fondamentaux. La même logique est aujourd’hui à l’œuvre, en particulier dans le cadre des affaires relatives à l’indépendance de la justice polonaise : alors que l’article 47 de la Charte garantit l’indépendance des tribunaux, la Commission européenne et la Cour de justice ont préféré mobiliser les dispositions de l’article 19, paragraphe 1er, alinéa 2, du traité UE, selon lesquelles « [l]es États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union ». Ce faisant, les institutions de l’Union européenne évacuent la question épineuse de l’applicabilité des dispositions des Charte[3]. Si les dispositions relatives aux droits fondamentaux sont parfois mobilisées, c’est uniquement pour renforcer la motivation de la Cour de justice et non pour constater un manquement à ces dispositions.
Au vu des considérations qui précèdent, il peut être difficile pour la Commission d’intenter un recours en manquement contre un Etat membre qui aurait méconnu les droits et libertés garantis par l’ordre juridique de l’Union européenne. Ce constat est sans doute regrettable, tant la procédure en manquement d’Etat peut s’avérer nécessaire pour mettre fin aux violations des droits fondamentaux.
Titre II. Une utilisation nécessaire de la procédure en manquement pour sanctionner les violations des droits fondamentaux
A plus d’un titre, la procédure en manquement d’Etat peut s’avérer nécessaire dans la protection des droits fondamentaux au sein de l’Union européenne.
En premier lieu, la procédure en manquement d’Etat ne constitue pas uniquement un instrument parmi d’autres, à disposition de la Commission, pour faire cesser les infractions aux droits et libertés reconnus par la Charte. Cette procédure s’inscrit en effet dans une systématique des voies de droit permettant de faire constater les manquements aux droits fondamentaux. Les auteurs des traités ont ainsi prévu un ensemble de voies aptes à appréhender toutes les violations des droits et libertés, en fonction du degré et de la nature de ces infractions.
Ainsi, le juge national, en tant que juge de droit commun de l’Union européenne, a vocation à connaître au quotidien des cas individuels mettant en cause les droits fondamentaux garantis par l’ordre juridique de l’Union européenne. Lorsqu’un cas d’espèce entre dans le champ d’application du droit de l’Union, il revient au juge national d’examiner l’affaire qui lui est soumise au regard des droits fondamentaux tels que garantis par les principes généraux du droit de l’Union ou par les dispositions de la Charte.
Au-delà des cas individuels, la procédure en manquement d’Etat a pour fonction d’appréhender les violations d’un « certain degré de constance et de généralité »[4]. Cette voie de droit a en effet été pensée pour assurer l’uniformité d’application du droit de l’Union dans l’ensemble des Etats membres. Aussi, elle n’a pas vocation à faire constater des infractions mineures ou isolées. La Commission doit dès lors se montrer réactive lorsque des violations des droits fondamentaux atteignent une certaine ampleur.
Enfin, la procédure de constatation politique, organisée par les dispositions de l’article 7 du traité UE, a vocation à appréhender les violations systémiques des valeurs de l’Union, visées à l’article 2 du même traité. Destinée à régler des questions particulièrement sensibles, qui touchent à l’identité même de l’Union européenne, la procédure de l’article 7 du traité UE a donc été pensée pour connaître des difficultés politiques les plus graves et les plus sensibles qui peuvent se poser au sein d’un Etat membre.
La procédure en manquement d’Etat tient ainsi une place singulière dans la systématique des voies de droit destinées à éliminer les manquements étatiques aux droits fondamentaux. Elle ne constitue pas un instrument parmi d’autres permettant de mettre fin à des manquements, mais assure une fonction propre dans une logique de protection complète et effective des droits et libertés. Lorsque le degré et la nature de la violation étatique l’exige, la mise en œuvre de la procédure en manquement d’Etat n’est donc pas une éventualité, mais bien une nécessité.
En second lieu, si l’on raisonne en termes de protection internationale des droits de l’homme, on remarque que la procédure en manquement d’Etat n’est pas le seul instrument supranational apte à garantir l’effectivité des droits et libertés. Au sein du Conseil de l’Europe, l’efficacité des requêtes individuelles devant la Cour EDH n’est plus à démontrer. De même, les Nations unies ont su mettre en place divers comités qui s’attachent à contrôler la situation des Etats parties au regard de la protection des droits de l’Homme. Ces mécanismes internationaux ne sauraient cependant se substituer à la procédure en manquement d’Etat. En effet, à la différence du recours en manquement en droit de l’Union européenne, les mécanismes de protection internationaux semblent privilégier une approche individuelle de la protection des droits et libertés. Les requêtes individuelles devant la Cour EDH ou les communications devant les comités onusiens ont contribué à l’émergence au niveau supranational d’une logique d’individualisation de la protection des droits de l’Homme : un sujet de droit peut, sous certaines conditions, accéder à une instance internationale et faire contrôler le respect à son égard des droits et libertés. Toutefois, cette logique d’individualisation de la protection des droits de l’Homme tend parfois à occulter les atouts d’un contrôle plus global, à même de s’attaquer aux failles structurelles au sein d’un ordre étatique donné. En cela, la procédure en manquement d’Etat, éloignée de toute logique individuelle, s’avère être un outil efficace et nécessaire en vue d’éliminer des infractions d’un certain degré de constance et de généralité.
Au surplus, le principe d’autonomie de l’ordre juridique de l’Union européenne, cher à la Cour de justice[5], ne saurait se satisfaire de l’existence de mécanismes de contrôle extérieurs. Les institutions de l’Union européenne, et au premier chef la Commission, doivent dès lors mobiliser les instruments contentieux qui ont été mis à leur disposition par les rédacteurs des traités. L’utilisation de la procédure en manquement d’Etat apparaît ainsi nécessaire pour assurer l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union.
Plusieurs considérations laissent penser à une adéquation limitée de la procédure en manquement d’Etat pour constater les infractions des Etats membres aux droits fondamentaux. L’on doit désormais déterminer si les droits fondamentaux se laissent davantage appréhendés lorsqu’ils sont avancés par les Etats membres en tant que moyens de défense.
Partie II. Les droits fondamentaux comme moyens de défense des Etats membres
Pour assurer l’effectivité des droits fondamentaux dans l’Union européenne, il convient de mobiliser l’ensemble des instruments disponibles, et notamment la procédure en manquement d’Etat lorsque les conditions de sa mise en œuvre sont réunies. Mais l’effectivité des droits fondamentaux se mesure également à la façon dont le juge les accueille en tant que moyens de défense lors d’un recours en manquement. Ainsi, si les droits procéduraux des Etats membres peuvent être avancés en tant que moyens d’irrecevabilité du recours (Titre I), les droits fondamentaux substantiels peuvent également être avancés en tant que justifications à un manquement constaté (Titre II).
Titre I. Les droits fondamentaux procéduraux des Etats membres comme moyens d’irrecevabilité du recours en manquement
De longue date, la Cour de justice s’est attachée à contrôler le respect des droits procéduraux dont bénéficient les Etats membres dans le cadre d’une procédure en manquement. Elle fait du respect de ces droits une « garantie essentielle voulue par le traité »[6].
Il convient dans un premier temps de déterminer si l’on peut assimiler ces garanties procédurales à des droits fondamentaux dont bénéficieraient les Etats membres mis en cause. La chose est loin d’être évidente, les droits de l’Homme s’étant développés, notamment au cours du XVIIIème siècle, contre les Etats et non à leur profit. Au XIXème siècle cependant, la théorie des droits fondamentaux de l’Etat, développée à partir de la notion de souveraineté, s’est attachée à conceptualiser une série de droits essentiels garantis aux Etats : le droit à l’existence, le droit à l’égalité et le droit à l’identité. Dans l’ordre juridique de l’Union européenne, c’est au contraire la limitation de la souveraineté des Etats qui a justifié la garantie de droits essentiels, reconnus en particulier à l’article 4, paragraphe 2, du traité UE.
Dans le cadre du contentieux des manquement étatiques, la Cour de justice a pu reconnaître une grande diversité de droits procéduraux qu’elle qualifie d’essentiels et qui s’inscrivent dans ce « mouvement de reconnaissance de droits au profit des États membres »[7]. Le juge s’attache tout d’abord à contrôler le respect des garanties procédurales dont l’Etat mis en cause bénéficie lors de la phase précontentieuse. Cette phase singulière de la procédure en manquement d’Etat a notamment pour objectif de donner à l’Etat membre l’occasion de répondre aux griefs avancés par la Commission et de préparer utilement sa défense. Pour que l’Etat membre puisse utilement préparer sa défense, la Commission doit avancer des griefs précis et qui ne sauraient varier entre les actes successifs de la procédure (lettre de mise en demeure et avis motivé).
Lors de la phase contentieuse de la procédure en manquement, la Cour de justice s’assure du respect des garanties du procès équitable. A ce titre, elle est notamment amenée à examiner les règles tenant à la charge de la preuve, la Commission ne pouvant à ce titre se fonder sur de simples présomptions pour établir un manquement[8]. La Cour de justice s’attache également à examiner les moyens des Etats membres tirés du principe non bis in idem, en contrôlant l’identité éventuelle des circonstances de fait et de droit ayant donné lieu à un précédent arrêt en manquement[9].
Les garanties procédurales dont bénéficient les Etats membres ont par ailleurs trouvé un écho singulier depuis l’introduction par le traité de Maastricht des dispositions relatives à la somme forfaitaire ou à l’astreinte due par les Etats membres récalcitrants. Dans ce cadre, la Commission a notamment adopté plusieurs textes de soft law destinés à garantir tant la proportionnalité des sanctions que l’égalité de traitement des Etats membres lors du calcul des sommes dues.
Enfin, les Etats membres bénéficient d’une protection juridictionnelle effective dans le cadre du contentieux des sanctions pécuniaires. A ce titre, la Cour de justice ne s’estime pas liée par les propositions de la Commission et contrôle, dans le cadre d’un contentieux de pleine juridiction, l’ensemble des éléments tenant aux sanctions financières. Les Etats membres peuvent en outre bénéficier d’un contrôle juridictionnel effectif dans le cadre du contentieux du recouvrement des sommes dues. A cet égard, le Tribunal examine la légalité des modalités de recouvrement décidées par la Commission et sanctionne cette institution lorsqu’elle excède les pouvoirs qui lui sont limitativement conférés[10].
Si les Etats membres peuvent mobiliser des moyens d’irrecevabilité tirés de leurs droits procéduraux, ils peuvent également tenter de justifier un manquement par la protection des droits fondamentaux substantiels.
Titre II. Les droits fondamentaux substantiels comme justifications à un manquement constaté
La place réservée aux droits fondamentaux au stade des justifications à un manquement constaté s’avère relativement limitée.
Il doit tout d’abord être observé que le caractère objectif de la procédure en manquement d’Etat empêche généralement toute justification de prospérer. Il s’agit uniquement de constater l’existence d’une infraction, sans engager la responsabilité de l’Etat et indépendamment de l’existence d’une faute de l’Etat membre. Partant, les justifications, qui demeurent dans une large mesure fondées sur l’idée d’absence de faute ou d’exonération de responsabilité, n’ont pas véritablement lieu d’être dans le cadre d’un contentieux objectif, dans lequel la responsabilité de l’Etat n’est pas recherchée. Les justifications tirées du respect des droits et libertés n’échappent pas à cette logique. La motivation de la Cour de justice peut s’avérer particulièrement sommaire lorsqu’il s’agit d’écarter les justifications des Etats membres fondées sur les droits fondamentaux. La spécificité du contentieux des manquements étatiques explique ainsi en grande partie l’impossibilité de justifier un manquement par la protection des droits garantis par la Charte.
La place mineure réservée aux droits et libertés au stade des justifications tient également aux caractéristiques des droits fondamentaux. A ce titre, la Cour de justice semble avoir, dans un premier temps, réservé aux droits et libertés un régime juridique singulier lorsqu’il sont avancés en qualité de justifications. La jurisprudence de la Cour dans le cadre des renvois préjudiciels au début des années 2000 semble en effet avoir posé les jalons d’une spécificité des droits fondamentaux avancés en tant que justifications. La protection des droits de l’Homme ne devait plus être considérée comme une simple restriction aux libertés de circulation, mais comme des normes tout aussi fondamentales, qui devaient être mises en balance avec les autres règles de droit primaire[11]. Ce nouveau régime juridique des justifications tirées des droits fondamentaux a ensuite innervé l’ensemble des voies de droit, et la même logique de mise en balance des intérêts en présence a été adoptée lors de l’examen des manquements étatiques[12].
Cependant, dans sa jurisprudence ultérieure, la Cour de justice semble avoir progressivement abandonné cette spécificité réservée aux droits fondamentaux. La Cour de justice paraît en effet de nouveau examiner les droits fondamentaux comme toute autre justification, et les assimiler à des exigences impératives d’intérêt général. Dès lors, en l’absence de spécificité, le juge opère un contrôle de nécessité et de proportionnalité classique, qui se traduit dans bien des cas par le rejet des justifications tirées des droits et libertés. Même après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne et l’élévation de la Charte au rang de droit primaire, la Cour de justice a continué à exercer un contrôle particulièrement strict sur les justifications tirées du respect des droits de l’Homme, y compris dans le cadre des recours en manquement[13].
Ces considérations permettent ainsi d’expliquer la place mineure réservée aux droits fondamentaux dans l’examen des justifications à un manquement allégué. Les droits et libertés inscrits dans la Charte ne sont toutefois pas totalement absents dans l’examen des justifications. En effet, il doit être relevé que la Cour de justice opère un contrôle des justifications avancées par les Etats membres au regard des droits fondamentaux dont elle assure le respect. Autrement dit, la Cour de justice a transposé la logique de sa jurisprudence ERT au contentieux des manquements étatiques. Toute justification à un manquement doit dès lors être lue à la lumière des droits et principes consacrés dans la Charte. Ainsi, la Commission européenne a déjà eu l’occasion, lors d’un recours en manquement, de se prévaloir de cette ligne jurisprudentielle, en estimant que les justifications avancées par l’Etat membre en cause ne respectaient pas le droit au respect de la vie privée et familiale[14]. Chose plus singulière, la jurisprudence ERT a également été mobilisée par certains Etats membres. Ainsi, dans une affaire Commission contre Allemagne, alors que la Cour de justice indiquait que des mesures moins restrictives des échanges pouvaient être mises en œuvre, les autorités nationales ont estimé que ces mesures moins contraignantes seraient contraires au droit au respect du secret médical[15].
[1] BOUVERESSE A., « Le recours en constatation de manquement : l’arme contentieuse », RAE, 2013, n° 3, pp. 495-504.
[2] Voir, par exemple, CJUE, 6 mars 2014, Cruciano Siragusa contre Regione Sicilia – Soprintendenza Beni Culturali e Ambientali di Palermo, C206/13, Rec. num. ECLI:EU:C:2014:126, pt., 24 ; CJUE, 10 juillet 2014, Víctor Manuel Julian Hernández et autres contre Reino de España (Subdelegación del Gobierno de España en Alicante) et autres, C-198/13, Rec. num. ECLI:EU:C:2014:2055, pt. 34.
[3] CJUE, 24 juin 2019, Commission européenne contre République de Pologne, C-619/18, Rec. num. ECLI:EU:C:2019:531.
[4] CJCE, 25 octobre 2007, Commission des Communautés européennes contre Irlande, C-248/05, Rec. 2007, p. I-9261, pt. 65.
[5] Pour un rappel solennel de cette autonomie, voir, notamment, CJUE, 18 décembre 2014, Avis relatif à l’adhésion de l’Union à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, 2/13, Rec. num. ECLI:EU:C:2014:2454.
[6] CJUE, 22 septembre 2016, Commission européenne contre République tchèque, C-525/14, Rec. num. ECLI:EU:C:2016:714, pt. 17.
[7] PICOD F., « Respect de l’interdiction des titres de noblesse », La Semaine Juridique – Edition générale, 2011, n° 3, p. 111.
[8] CJUE, 27 avril 2006, Commission des Communautés européennes contre République fédérale d’Allemagne, C-441/02, Rec. 2006, p. I-3449, pt. 48.
[9] CJCE, 12 juin 2008, Commission des Communautés européennes contre République portugaise, C-462/05, Rec. 2008, p. I-4183, pt. 27.
[10] Voir, à cet égard, Tribunal, 29 mars 2011, République portugaise contre Commission européenne, T-33/09, Rec. 2011, p. II-1429.
[11] Voir, à ce titre, CJUE, 12 juin 2003, Eugen Schmidberger, Internationale Transporte und Planzüge contre Republik Österreich, C-112/00, Rec. 2003, p. I-5659.
[12] Voir, par exemple, CJCE, 15 juillet 2010, Commission européenne contre République fédérale d’Allemagne, C-271/08, Rec. num. ECLI:EU:C:2010:426.
[13] CJUE, 11 décembre 2014, Commission européenne contre Royaume d’Espagne, C-576/13, Rec. num. ECLI:EU:C:2014:2430.
[14] Aff. C-441/02, préc.
[15] CJCE, 8 avril 1992, Commission des Communautés européennes contre République fédérale d’Allemagne, C-62/90, Rec. 1992, p. I-2575.
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