La protection des droits fondamentaux des entreprises en droit des aides d’État
Thèse de droit public soutenue à l’Université de Strasbourg le 23 novembre 2018 devant un jury composé de F. Berrod, professeur à l’université de Strasbourg (directrice de thèse); F. Martucci, professeur à l’université Paris II (rapporteur); R. Tinière (rapporteur), professeur à l’université Grenoble-Alpes; M. Dony, professeur à l’université Libre de Bruxelles et G. Eckert professeur à l’institut d’études politiques de Strasbourg
La thèse examine un sujet jusqu’ici peu abordé par la doctrine : les possibles interactions entre les droits fondamentaux des entreprises et le droit des aides d’État. Ce sujet apparaît d’autant plus pertinent qu’il s’inscrit dans la lignée de travaux académiques consacrés à la conciliation de ces droits avec différents pans du droit de l’Union européenne, en particulier les libertés de circulation 1 et le droit de la concurrence 2.
Le constat auquel la thèse parvient est celui d’un déficit de protection des droits fondamentaux des entreprises dans l’application de ce droit, tant au stade administratif que juridictionnel, ce qui la conduit à envisager plusieurs pistes d’amélioration, dont elle étudie la faisabilité autant que les mérites et inconvénients respectifs.
I- Objet et domaine d’étude
L’Union européenne (ci-après « l’UE ») est débitrice de droits fondamentaux, qui ressortent tant des traités fondateurs, respectivement sur l’UE (ci-après « TUE ») et sur le fonctionnement de l’UE (ci-après « TFUE »), que de la Charte des droits fondamentaux de l’UE (ci-après la « Charte ») ou de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après « Convention EDH »).
En faisant siens les droits fondamentaux, l’UE a pris un engagement prétorien d’une envergure comparable à l’affirmation de la primauté et de l’effet direct. Des effets juridiques importants sont attachés aux droits fondamentaux, qui peuvent avoir une fonction défensive (protéger les droits individuels face aux risques d’ingérence de la puissance publique) ou positive (faire naître dans le chef des individus des droits à prestation à la charge de la puissance publique). En fonction d’objectifs d’intérêt supérieur, ils sont à l’origine d’obligations ou d’interdictions imposées aux institutions de l’UE et aux États membres, dont il incombe à la Cour de justice d’assurer le respect 3.
L’entreprise compte parmi les titulaires de ces droits fondamentaux. Cette reconnaissance – plus surprenante dans l’ordre juridique de la Convention que dans celui de l’UE – n’est pas allée de soi, une partie de la doctrine estimant dangereux d’étendre aux personnes morales des droits intrinsèquement pensés pour les êtres humains 4. Néanmoins, « [d]ans l’ensemble, il apparaîtrait que dans les deux systèmes (CEDH et CJUE), sauf quelques exceptions, l’extension des droits fondamentaux aux personnes morales a eu lieu graduellement, plutôt naturellement et spontanément, sans réflexions philosophiques profondes sur la nature ou la fonction des droits fondamentaux » 5.
Cette reconnaissance semble aujourd’hui largement assumée. Dans un colloque organisé en 2012, Jean-Marc Sauvé rappelait par exemple « ce que chacun sait, à savoir que les entreprises – et pas seulement leurs dirigeants, personnes physiques, – sont titulaires de droits fondamentaux » 6. Ce processus n’a pas consisté à transcrire les droits reconnus aux personnes physiques aux personnes morales, mais plutôt à identifier, selon une approche fonctionnelle, les droits nécessaires à la sauvegarde de l’entreprise face à la puissance publique, tant au stade administratif que juridictionnel.
L’intégralité des droits fondamentaux reconnus aux entreprises n’est pas exposée dans le cadre de ces travaux. Seuls le sont ceux susceptibles de faire l’objet d’une déclinaison en droit des aides d’État. Par ailleurs, le choix de les distinguer selon qu’ils sont, ou non, inscrits dans la Charte permet de dépasser l’approche matérielle et formelle des droits fondamentaux. Cette distinction des droits, en fonction de leur éventuelle consécration textuelle, permet également de ne pas prêter à tort aux exigences de sécurité juridique et d’exécution des décisions de justice le statut de droit fondamental.
Historiquement, le vif intérêt des entreprises pour leurs droits fondamentaux s’explique par les velléités des pouvoirs publics européens et nationaux de « réguler » l’économie, en particulier de réprimer les pratiques anticoncurrentielles (ententes et abus de position dominante). En France, l’ordonnance du 1er décembre 1986 a transféré cette mission de police économique du juge pénal à une autorité administrative indépendante. Sauf à risquer une régression, il était logique que la Commission et les autorités nationales de concurrence attachent une grande importance aux droits fondamentaux, qui ont « profondément modelé et même corseté les procédures de sanction » devant elles 7. Si la doctrine s’est beaucoup penchée sur la question de savoir où « placer le curseur » entre la protection des droits fondamentaux et l’efficacité du droit de la concurrence 8, le droit voisin des aides d’État était, jusqu’à cette thèse, demeuré terra incognita dans ce domaine.
Bien qu’il relève, à l’instar du droit des ententes et des abus de positions dominantes (antitrust), des politiques de concurrence, le droit des aides d’État occupe une position singulière dans l’ordonnancement juridique de l’Union. Formellement, la section du traité consacrée aux aides d’État est incluse, à l’égal de celle consacrée au droit des ententes et des abus de position dominante, au sein du chapitre 1, intitulé « les règles de concurrence », au titre VII de la troisième partie du TFUE. Pour la doctrine, la question du rattachement du droit des aides d’État aux règles de concurrence n’est pas tranchée. Ce droit est tantôt rattaché au droit du marché intérieur 9, tantôt qualifié de « branche du droit de la concurrence » 10.
Le droit des aides d’État est un droit « propre » à l’Union, qui confère à la Commission le pouvoir exclusif d’autoriser les États membres à rompre le principe d’égalité entre entreprises dans le marché intérieur, en octroyant à seulement certaines d’entre elles des avantages économiques financés à partir de fonds publics. Le paragraphe 1 de l’article 107 du TFUE pose un principe général d’interdiction des aides d’État, sur lequel la Commission peut s’appuyer pour éviter toute « surenchère » des aides publiques dans le marché intérieur. Une « guerre des subsides » 11 serait non seulement un jeu à somme nulle pour l’économie européenne (les effets recherchés au niveau national s’annulant les uns les autres) mais elle emporterait aussi le risque que les entreprises deviennent dépendantes des soutiens publics et soient ainsi fragilisées dans des échanges mondialisés, au risque de mettre à mal les objectifs de la politique commerciale commune 12. D’aucuns dénoncent, à cet égard, la « mentalité d’assisté » à laquelle l’octroi d’aides aboutirait 13. Du reste, il a déjà été constaté que « [d]es aides permanentes et faibles finissent vite par être considérées non plus comme des aides, mais comme des droits, c’est-à-dire comme des recettes dont l’abolition constituerait une sorte d’expropriation » 14.
Les paragraphes 2 et 3 du même article 107 TFUE précisent les dérogations possibles à ce principe d’interdiction, c’est-à-dire les circonstances respectives dans lesquelles une aide est, ou peut être, compatible avec le marché intérieur. Le principe essentiel de ce dispositif est qu’aucune aide ne saurait subsister sans l’accord de la Commission. Cette dernière dispose ainsi d’un quasi-monopole pour apprécier la compatibilité des aides d’État avec le marché intérieur, lequel se singularise par le poids accordé à l’intérêt général de l’Union par rapport à l’intérêt général national 15.
Le choix de confier cette mission à la Commission n’est pas anodin. Dans une Union d’États, l’arbitre doit être indépendant de la puissance qu’il est censé réguler. Nécessairement, il est donc de niveau supra-étatique, puisque, par nature, les États sont peu enclins à se voir imposer des « contraintes » dans l’exercice de leur souveraineté économique 16.
Dans ce cadre, l’analyse des droits fondamentaux des entreprises présente la particularité de substituer au traditionnel diptyque « administré / administration » un triptyque plutôt inattendu : « entreprise / administration nationale / administration européenne ». Ainsi, dans l’Union, les entreprises se trouvent concomitamment confrontées non seulement à deux puissances publiques – la Commission et l’État membre – mais également à deux juges – le national et l’européen, sans compter l’ombre du juge de la Convention EDH.
La thèse examine ainsi les incidences de la montée en puissance des droits fondamentaux des entreprises dans un cadre de régulation qui relève des compétences exclusives de la Commission, celui des aides d’État. L’objet de l’étude est d’évaluer le degré de protection dont ces droits font l’objet, de déterminer leur capacité à faire bouger les lignes dans cette matière technico-politique qu’est le contentieux des aides d’État, et d’envisager des pistes de réforme pour sensibiliser davantage les pouvoirs publics, tant à l’échelon national qu’européen, à leur prise en compte.
La première partie de l’étude est ainsi consacrée à la protection des droits fondamentaux des entreprises lors de la phase administrative de contrôle des aides d’État, tandis que la seconde porte sur la protection des droits fondamentaux de l’entreprise durant la phase contentieuse.
Volontairement, l’étude n’aborde pas d’autres liens potentiels, par ailleurs pertinents, entre la protection des droits fondamentaux, au sens large, et l’application du droit des aides d’État, notamment la question des éventuels droits des États membres et des entités infra-étatiques dotées de prérogatives de puissance publique, mais également celles des droits des salariés des entreprises concernées par le contrôle des aides d’État et des associations de défense de l’intérêt général.
II- Résultats de l’étude
Lors de la phase administrative de contrôle des aides d’État, le droit des aides d’État présente un déficit manifeste de protection du droit à une bonne administration dans ses deux volets : procédural et substantiel.
En effet, les entreprises sont réduites à « un rôle minime » : elles ne sont pas censées participer au dialogue exclusif entre la Commission et les États membres autrement qu’en fournissant des informations et n’ont pas à proprement parler de droit d’être entendues : elles n’acquièrent un statut de « parties intéressées » qu’en cas de doutes sérieux sur la qualification ou la compatibilité de l’aide, ce qui ne les autorise qu’à formuler des observations et non pas à prendre part à un débat contradictoire avec l’exécutif européen 17. Dans ce contexte, il est marquant que les tentatives du Tribunal de renforcer de façon prétorienne les droits administratifs procéduraux de l’entreprise, bénéficiaire ou plaignante, au cours de la phase administrative de contrôle des aides d’État, se sont jusqu’ici heurtées à l’opposition de la Cour de justice. Face à des tentatives réitérées d’obtenir un statut de parties à la procédure, la sévérité de la Cour de justice a achevé de convaincre le Tribunal « que les principes généraux de droit, tels que ceux du droit à un procès équitable, du droit d’être entendu, de bonne administration ou de non-discrimination, […], ne sauraient permettre au juge communautaire d’étendre les droits procéduraux conférés aux intéressés, dans le cadre des procédures de contrôle des aides d’État, par le traité et le droit dérivé » 18.
La situation est d’autant moins satisfaisante pour les entreprises que le nouveau règlement de procédure de 2013 permet à la Commission de leur imposer des mesures contraignantes (contrôles sur place et obligation de fournir des renseignements sous peine d’amende ou d’astreinte, en cas de défaut de coopération) 19. Ce caractère « intrusif » nécessiterait en principe que des droits administratifs procéduraux soit parallèlement octroyés aux entreprises concernées. Or, alors que les textes régissant le contentieux relatif aux pratiques anticoncurrentielles précisent avec force détails les règles applicables aux entreprises en cas d’inspection, le règlement de procédure reste quasi-muet sur les droits de l’entreprise visitée lors d’un contrôle des aides d’État. Il reste qu’en France, le législateur a spontanément aligné les deux régimes (les agents habilités de la DGCCRF sont compétents pour prêter assistance à ceux de la Commission pour l’application des articles 107 et 108 TFUE comme pour les articles 101 et 102 TFUE). Pour le moment, en l’absence de contentieux, le juge de l’Union ne s’est pas prononcé à ce sujet, ce qui a d’ailleurs compliqué les travaux lorsqu’il s’agissait d’anticiper la compatibilité de ces nouvelles mesures répressives avec les droits fondamentaux.
En ce qui concerne le droit à réparation de tout dommage causé par les institutions de l’Union ou par leurs agents (il s’agit de l’une des six composantes du droit à une bonne administration inscrit à l’article 41 de la Charte), l’examen de la jurisprudence montre les réticences du juge de l’Union à reconnaître un comportement fautif dans le chef de la Commission, ce qui amène notamment le Professeur Mickael Karpenschif à déclarer que le recours en responsabilité extracontractuelle est une voie de droit « qui ne fonctionne pas » 20. Rares, d’ailleurs, sont les affaires où le Tribunal fait droit à une demande en réparation. À l’exception de l’affaire Idromacchine (2011), aucun contentieux indemnitaire n’a jusqu’ici abouti en matière d’aides d’État 21.
Pour le reste, il apparaît tout à fait regrettable qu’en cas de décision d’aide d’État conditionnelle (ou le cas échéant, conditionnée au respect d’engagements souscrits unilatéralement par l’État membre lors de l’examen préliminaire ou approfondi du projet d’aide), les entreprises intéressées ne soient pas invitées à faire valoir leur point de vue dans le cadre d’un « test de marché ».
La principale raison avancée pour expliquer le déficit de protection des droits fondamentaux des entreprises est qu’il s’agirait d’une procédure administrative à destination exclusive des États membres. Ni cette explication, ni le résultat auquel elle aboutit ne sont satisfaisants. Au contraire, le déficit de protection des droits fondamentaux des entreprises observé dans l’étude appelle une réforme profonde du règlement de procédure applicable au contrôle des aides d’État. Les évènements en cours outre-Manche pourraient bientôt relancer le débat. Les auditions conduites devant la Chambre des Lords sur l’avenir du droit des aides d’État post-Brexit mettent l’accent sur la nécessité de repenser l’actuel règlement de procédure pour davantage protéger le droit à une bonne administration et les droits de la défense des entreprises intéressées 22. Dans ce cadre, la mise en place de délais de contrôle réellement contraignants et l’attribution d’un statut procédural de « parties » (plutôt que de « tiers intéressés ») à ces mêmes entreprises pourraient être des pistes de réflexion intéressantes.
Quant à l’intelligibilité et la prévisibilité, pour l’entreprise intéressée, du droit substantiel des aides d’État, celles-ci semblent compromises par la nature à la fois politique et technique des critères utilisés, qui laissent à la Commission une marge d’appréciation très importante, tant en matière de qualification que de compatibilité de l’aide. Il en découle une insécurité juridique potentiellement dommageable aux entreprises concernées.
La qualification de l’aide est un enjeu de pouvoir entre la Commission et les États membres, puisqu’elle conditionne l’étendue du contrôle opéré par la première sur l’action économique des seconds. Ainsi, les critères sont particulièrement souples pour qualifier le bénéficiaire de la mesure d’ « entreprise » et l’entité à laquelle elle est imputable d’ « État membre ». Ces critères sont par ailleurs évolutifs. Certaines activités, par exemple la construction d’un aéroport pour les besoins de la politique d’aménagement du territoire, deviennent soudainement « économiques » à mesure de l’avancement du marché intérieur, alors qu’elles étaient jusqu’alors considérées comme relevant de l’exercice de l’autorité publique ou d’une mission incombant par nature à l’État. Quant aux critères de qualification relatifs aux effets de la mesure, ils sont généralement démontrés à l’aune d’une appréciation économique complexe, qui confère à la Commission une marge discrétionnaire considérable. Il en va ainsi de la démonstration de l’existence d’un avantage économique sélectif susceptible d’emporter un risque d’affectation des échanges et de la concurrence sur le marché intérieur.
La prévisibilité des critères de compatibilité de l’aide se caractérise par une grande asymétrie. Elle est maximale pour les aides d’importance mineure, pour lesquelles les critères de compatibilité prévus par des règlements d’exemption par catégories ou de minimis ne laissent pratiquement aucune marge d’appréciation. Pour les aides de montants plus importants, en revanche, si le recours au droit souple a tracé les contours du contrôle, il n’en laisse pas moins une marge discrétionnaire importante à la Commission. Le flou de certains critères de compatibilité de l’aide laisse à la Commission d’autant plus de marge d’appréciation que cette dernière s’appuie, pour les examiner, sur des instruments d’analyse économique dont elle a seule la maîtrise, notamment des méthodes qui la conduisent à échafauder des scénarios « contrefactuels », c’est-à-dire hypothétiques, pour apprécier l’existence d’un avantage ou l’effet incitatif de l’aide. Cette souplesse que s’octroie la Commission, si elle est nécessaire à son appréciation politique de la compatibilité de l’aide, gage en revanche sérieusement la sécurité juridique des entreprises concernées.
Pour l’heure, l’état du droit se caractérise donc par la quasi-inexistence des droits administratifs procéduraux reconnus aux entreprises et par un fort degré d’imprévisibilité du droit substantiel des aides d’État. Ces deux caractéristiques ne laissent bien souvent aux entreprises concernées que la faculté ultime de saisir le juge de l’Union pour contester les choix opérés lors du contrôle administratif.
Comparée à leur situation durant la phase administrative, la place des entreprises est nettement plus importante au cours de la phase contentieuse, car elles se transforment en authentiques « sujets » du droit de l’Union et bénéficient de toutes les protections attachées à ce statut.
S’agissant du « droit au juge », l’élargissement de la liste des actes « attaquables » dans le contentieux des aides d’État témoigne de la réceptivité du juge de l’Union au droit des entreprises intéressées à une protection juridictionnelle effective. Si l’accès à son prétoire reste conditionné à la démonstration d’un intérêt à agir et d’une qualité pour agir, plutôt que de s’en tenir à la rigueur de la jurisprudence Plaumann, qui impose que l’acte attaqué concerne directement et individuellement le requérant, la spécificité du contrôle des aides d’État a conduit le juge de l’Union à adapter ses critères de recevabilité. Variables selon la finalité du recours, ces critères s’avèrent particulièrement protecteurs des droits administratifs procéduraux des entreprises intéressées par la procédure de contrôle, puisqu’ils sont plus souples lorsque le recours vise à contester l’absence d’ouverture d’un examen approfondi plutôt qu’à faire invalider le raisonnement suivi au fond par la Commission.
En revanche, pour les recours au fond, les critères Plaumann s’appliquent pleinement, de sorte que tous les requérants ne sont pas à égalité pour démontrer que l’acte attaqué les concerne directement et individuellement. En ce qui concerne l’entreprise bénéficiaire, dans un très grand nombre de cas, sa situation l’individualise suffisamment pour lui ouvrir largement l’accès au prétoire du juge de l’Union. À l’inverse, l’entreprise concurrente doit démontrer que des éléments spécifiques l’individualisent de manière analogue au destinataire de la décision, ce qui n’est le cas que si le versement des aides litigieuses affecte de manière substantielle sa position de marché. L’entreprise bénéficiaire n’éprouve de difficulté équivalente à établir sa qualité pour agir qu’en cas de recours à l’encontre d’une décision relative à un régime d’aide, puisque le simple fait d’y être « éligible », c’est-à-dire de compter parmi les bénéficiaires potentiels du régime, ne suffit pas à prouver qu’elle est directement et individuellement concernée.
S’agissant des actes règlementaires ne comportant pas de mesures d’exécution, la nouvelle voie de recours introduite par le Traité de Lisbonne à l’article 263, quatrième alinéa, troisième membre de phrase, TFUE pour renforcer la protection juridictionnelle effective des administrés de l’Union est peu opérante en matière d’aides d’État. Elle peut épisodiquement présenter un intérêt en présence de décisions concluant soit à une absence d’aide, soit à l’impossibilité absolue de récupérer une aide illégale et incompatible. En revanche, pour les autres types de décisions, cette voie de recours n’est d’aucun secours, puisqu’ils requièrent tous l’adoption d’un acte d’exécution de droit interne qui peut, le cas échéant, être contesté devant le juge national 23.
En sus d’être accessible, une protection juridictionnelle effective suppose que le juge exerce pleinement son office lorsqu’il contrôle les décisions d’aides d’État de la Commission. Si le contrôle juridictionnel qu’il effectue répond formellement aux exigences du droit à un procès équitable prévu à l’article 6, paragraphe 1, de la Convention EDH et à l’article 47 de la Charte, il n’est pas certain qu’il soit de facto « suffisant » pour assurer une véritable protection des droits fondamentaux des entreprises intéressées.
Étape d’autant plus primordiale qu’elle permet de vérifier la compétence de la Commission pour connaître d’une mesure étatique, la qualification de l’aide d’État fait, en principe, l’objet d’un contrôle entier de la part du juge. En présence d’appréciations économiques complexes, toutefois, la Commission jouit d’une marge d’appréciation, qui restreint la portée du contrôle du juge à la sanction de l’erreur manifeste 24. Ainsi, la norme officielle du contrôle juridictionnel est une chimère : « en principe entier », le contrôle est, en pratique, quasi-systématiquement « restreint », puisque cette matière administrative est soumise par nature à des appréciations économiques complexes. Cela est particulièrement vrai en cas de financement public de services d’intérêt général économique (SIEG) ou lorsque l’État membre revendique l’application du critère de l’ « opérateur privé en économie de marché » pour justifier son intervention économique. Pour déterminer si son comportement est conforme à celui qu’aurait adopté un opérateur privé placé dans des conditions semblables, le juge vérifie la rationalité économique de la mesure étatique projetée. Toute la difficulté de l’exercice réside dans la démonstration de cette rationalité, qui suppose une analyse financière poussée. La pratique révèle d’ailleurs que si le juge exerce un contrôle approfondi de l’applicabilité du critère de l’opérateur privé, en s’assurant notamment que le choix d’y recourir est justifié par des éléments objectifs, il se limite à un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation lors de son application, en raison des appréciations économiques de la Commission auxquelles elle donne généralement lieu.
En résumé, il est surprenant que la maîtrise d’un simple outil technique – l’analyse économique – dessaisisse de facto le juge de l’Union d’une fonction aussi essentielle que de contrôler le respect du champ d’application du droit des aides d’État, d’autant que la Commission intervient ce faisant dans une matière très politique. Pour ces raisons, la thèse propose de généraliser le recours par le juge à des experts économiques, voire de lui adjoindre les services d’un chef économiste.
Autre étape essentielle, le contrôle de l’exécution des décisions d’aide d’État vise notamment à assurer la récupération des aides indûment octroyées. En pratique, dans la conciliation que réalise le juge entre les droits fondamentaux des entreprises bénéficiaires et l’effet utile du droit des aides d’État, les premiers succombent systématiquement. La combinaison des principes de primauté du droit de l’Union et de l’obligation de coopération loyale a abouti à faire du droit à la récupération un droit quasi-absolu. Ainsi, toute violation par un État membre de ses obligations de notification ou de suspension rend inaudible l’argument lié à la sécurité juridique des entreprises, fût-il fondé sur des principes aussi fondamentaux que la protection de la confiance légitime ou l’autorité de la chose jugée.
Cette situation est décriée. Ainsi, dans ses conclusions sous l’affaire France Télécom SA, l’avocat général Jääskinen livre spontanément, en 2011, des observations complémentaires sur le statut des entreprises bénéficiaires d’aides illégales faisant l’objet d’une décision de récupération en déclarant : « l’existence d’une obligation absolue de récupération dans le chef des États membres ne saurait porter atteinte aux droits fondamentaux des personnes susceptibles d’avoir bénéficié des mesures accordées par les autorités nationales en violation du traité » 25. Avec insistance, il rappelle que les entreprises bénéficiaires doivent, lorsqu’elles contestent un ordre de récupération, jouir de « toutes les garanties procédurales et matérielles résultant de la charte des droits fondamentaux et de la CEDH » 26. Si les appels sont nombreux pour que le juge de l’Union porte une attention particulière à la protection juridictionnelle effective et à la sauvegarde des droits que les entreprises tirent de l’Union de droit, ces incantations n’ont à ce jour pas eu beaucoup d’effet. Simultanément, pendant toute la durée de la procédure de recouvrement (qui peut, dans certains cas, être interminable), le droit fondamental du concurrent à l’égalité des chances dans le marché intérieur n’est pas davantage assuré.
Ces différents constats conduisent à estimer que seul un strict respect par les États membres de leurs obligations procédurales, en amont du versement de l’aide, pourrait contribuer à assurer l’effectivité des droits fondamentaux des entreprises en droit des aides d’État. Cette perspective oblige à repenser le cadre en vigueur, pour le rendre plus efficace, en responsabilisant davantage les entités dispensatrices et les bénéficiaires d’aides d’État, mais aussi en améliorant la détection des aides illégales. L’imposition de sanctions financières en cas de versement d’aides illégales inciterait davantage au respect des obligations de notification et de suspension. Un mécanisme renforcé de détection des aides illégales nécessiterait par ailleurs de pallier les limites du système actuel ou de le décentraliser, comme la Commission l’avait d’ailleurs proposé sans succès en 1998, à un réseau d’autorités nationales indépendantes, qui viendraient épauler l’exécutif européen dans sa mission de surveillance.
Si elle se traduit par un accroissement des sanctions encourues, cette responsabilisation accrue des différents protagonistes du contrôle des aides d’État devrait avoir pour contrepartie la reconnaissance de garanties analogues à celles assurées aux entreprises suspectées de violations du droit de la concurrence (articles 101 et 102 TFUE). Cela induirait une réforme en profondeur du règlement de procédure applicable aux aides d’État, en conférant un statut de « parties » aux entreprises intéressées, en leur reconnaissant un authentique « droit d’être entendues », et en élargissant le dialogue exclusif entre la Commission et l’État membre à toutes les parties, pour en faire un véritable débat contradictoire sur la qualification et la compatibilité de l’aide.
Une mesure additionnelle pourrait être de sanctionner les entreprises bénéficiaires pour avoir accepté l’aide illégale. En plus du remboursement des sommes versées à tort et des intérêts échus, elles seraient tenues au paiement d’une amende. Le cas échéant, le droit des aides d’État deviendrait « pleinement » répressif à l’encontre des entreprises. Toutefois, juridiquement, il semble délicat d’imposer une amende à l’entreprise bénéficiaire alors que la responsabilité de la notification incombe exclusivement à l’État membre. Elle ne peut se substituer à lui pour accomplir cette formalité. De plus, l’imprévisibilité des critères de qualification pourrait la placer dans une situation très difficile. Enfin, en termes d’acceptabilité sociale, il semble délicat d’exiger d’une entreprise déjà en difficulté de payer une amende, alors que la simple récupération de l’aide et des intérêts risque déjà d’entraîner sa faillite.
Notes:
- A. BAILLEUX, Les interactions entre libre circulation et droits fondamentaux dans la jurisprudence communautaire. Essai sur la figure du juge traducteur, Bruylant, 2009 ↩
- Voy. par exemple : T. VON DANWITZ, « La protection des droits fondamentaux lors de la mise en œuvre décentralisée du droit communautaire de la concurrence », Concurrences, n° 4, 2008, p. 31-38 ; J.-L. DEWOST, B. LASSERRE, R. SAINT-ESTEBEN, « L’entreprise, les règles de concurrence et les droits fondamentaux : quelle articulation ? », C.C.C., vol. 35, n° 2, 2012, p. 187-219 ; T. BOMBOIS, La protection des droits fondamentaux des entreprises en droit européen répressif de la concurrence, Larcier, 2012 ; Y. BOT, « La protection des droits et des garanties fondamentales en droit de la concurrence. Le rôle du juge de l’Union », in De Rome à Lisbonne : les juridictions de l’Union européenne à la croisée des chemins – Mélanges en l’honneur de Paolo Mengozzi, Bruylant, 2013, p. 175-192 ; M. LE SOUDÉER, Droit antitrust de l’Union européenne et droits fondamentaux des entreprises, Thèse, Larcier, 2018 ↩
- CJCE, 12 novembre 1969, Erich Stauder c. Ville d’Ulm – Sozialamt, C-29/69, ECLI:EU:C:1969:57, point 7 ; CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft mbH c. Einfuhr- und Vorratsstelle für Getreide und Futtermittel, C-11/70, ECLI:EU:C:1970:114, point 4 ↩
- Voy. notamment : E. DOCKÈS, « Sens et contresens dans la jurisprudence relative aux droits de l’homme dans l’entreprise », in L. BOY, J.-B. RACINE, F. SIIRIAINEN (dir.), Droit économique et droits de l’homme, Larcier, 2009, p. 245-255 ; V. WESTER-OUISSE, « Dérives anthropomorphiques de la personnalité morale : ascendances et influences », J.C.P. G., n° 16-17, 15 avril 2009, doctrine 137 ; B. EDELMAN, « La Cour européenne des droits de l’homme et l’homme du marché », Dalloz, 2011, p. 897. G. LOISEAU, « Des droits humains pour personnes non humaines », Dalloz, 2011, p. 2558 ↩
- Conclusions de l’avocat général Bobek présentées le 13 juillet 2017, Bolagsupplysningen OÜ Ingrid Ilsjan c. Svensk Handel AB, C-194/164, ECLI:EU:C:2017:554, point 44 ↩
- J.-M. SAUVÉ, « Introduction », in Autorités administratives, droits fondamentaux et opérateurs économiques, Actes du colloque du 12 octobre 2012 organisé par la Société de législation comparée, 2013. Disponible : http://www.conseil-etat.fr ↩
- P. SPINOSI, « L’entreprise et les droits fondamentaux », Revue de jurisprudence commerciale, n° 3, mai-juin 2017, p. 7 ↩
- J.-L. DEWOST, B. LASSERRE, R. SAINT-ESTEBEN, « L’entreprise, les règles de concurrence et les droits fondamentaux : quelle articulation ? », op. cit ↩
- F. DE CECCO, State Aid and the European Economic Constitution, Hart Publishing, Oxford, 2013, p. 31 ↩
- M. KARPENSCHIF, Droit européen des aides d’État, Bruylant, 1ère éd., 2015, p. 10 ; C. MICHEAU, « Récupération des aides d’État illégales et incompatibles sous forme fiscale – Analyse critique des fondements et des développements récents », R.T.D. Eur., 2014, p. 343 ↩
- D. GERADIN, « Quel contrôle pour les aides d’État », in Les aides d’État en droit communautaire et en droit national, Bruxelles : Bruylant, 1999, p. 65 ↩
- I. CROIZIER, L’offensive de la CEE contre les aides nationales : la récupération des aides nationales octroyées en violation du traité CEE, Rennes : Apogée, 1993, p. 49 ↩
- J.-L. CADIEUX, « Restructuration individuelle et politique communautaire vis-à-vis des aides nationales », in J. DUTHEIL DE LA ROCHERE, J. VANDAMME (dir.), Interventions publiques et droit communautaire, Paris : Pedone, 1988, p. 86 ↩
- D. H. SCHEUING, Les aides financières publiques aux entreprises privées en droit français et européen, Thèse, Édition Berger-Levrault, 1974, p. 166-167 ↩
- Voy. en ce sens : J. DE BEYS, Droit européen des aides d’État et intérêt général : le contrôle des politiques nationales d’intervention économique par la Commission européenne, Thèse, Sarrebruck, Éditions Universitaires Européennes, 2011, p. 35 ↩
- C. CASTOR, « Où en est le droit des aides d’État ? », Droit Administratif, n° 5, mai 2010, étude 9, point 1 ↩
- Conclusions de l’avocat général Wahl présentées le 28 juillet 2016, Club Hôtel Loutraki e.a. c. Commission, C-131/15 P, ECLI:EU:C:2016:617, point 27 ↩
- TPICE, 8 juillet 2004, Technische Glaswerke Ilmenau c. Commission, T-198/01, ECLI:EU:T:2004:222, point 194 ↩
- Règlement (UE) n° 734/2013 du Conseil du 22 juillet 2013 modifiant le règlement (CE) n ° 659/1999 portant modalités d’application de l’article 93 du traité CE, J.O., n° L 204 du 31.07.2013, p. 15-22 ↩
- M. KARPENSCHIF, Droit européen des aides d’État, op. cit., p. 275 ↩
- Trib., 8 novembre 2011, Idromacchine Srl, Alessandro Capuzzo et Roberto Capuzzo c. Commission, T-88/09, ECLI:EU:T:2011:641, points 47-51. Dans cet arrêt, la Commission a dû dédommager la requérante en raison d’un manquement à son obligation de respect du secret professionnel. Celle-ci était un des fournisseurs de la bénéficiaire de l’aide. Dans la décision d’ouverture elle est nommément mentionnée comme incapable de fabriquer du matériel conforme aux normes en vigueur ↩
- Voy. : Select Committee on the European Union Internal Market Sub-Committee. Corrected oral evidence, 12 October 2017, Alan Davis ; Herbert Smith Freehills LLP, Written evidence CMP0029, 15 September 2017, point 2.8 ; UK State Aid Law Association, Written evidence CMP0008, 13 September 2017, point 33 ↩
- Voy. en ce sens : C.J. (gde ch.), 6 novembre 2018, Scuola Elementare Maria Montessori Srl c. Commission, Commission c. Scuola Elementare Maria Montessori Srl et Commission c. Pietro Ferracci, Aff. jointes C-622/16 P à C-624/16 P, ECLI:EU:C:2018:873 ↩
- TPICE, 27 janvier 1998, Ladbroke Racing Ltd c. Commission, T-67/94, ECLI:EU:T:1998:7, point 52 ↩
- Conclusions de l’avocat général Niilo Jääskinen présentées le 8 septembre 2011, France Télécom SA c. Commission, C-81/10 P, ECLI:EU:C:2011:554, point 189 ↩
- Ibid, point 192 ↩