Le droit de la procréation en France et en Allemagne. Étude sur la normalisation de la vie
Thèse soutenue le 5 décembre 2018 à l’Université Paris Nanterre devant un jury composé de Madame Florence Bellivier, Professeure à l’Université Paris Nanterre, Monsieur Xavier Bioy, Professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole (rapporteur), Monsieur Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Madame Stéphanie Hennette-Vauchez, Professeur à l’Université Paris Nanterre (directrice de thèse), Madame Ute Sacksofsky, Professeure à la Goethe Universität (Francfort-sur-le-Main) et Monsieur Guillaume Tusseau, Professeur à Sciences-Po Paris (rapporteur).
Quoi de plus intime que la procréation ? Ce domaine éminemment personnel fait pourtant aujourd’hui très largement l’objet de régulation juridique. Particulièrement en France, l’intervention étatique sur les questions relatives à la contraception, l’avortement, l’assistance médicale à la procréation (AMP) ou la gestation pour autrui (GPA) est croissante, pour ne pas dire exponentielle, depuis plusieurs décennies 1. Sommairement, la densification de la régulation juridique en matière de contraception, d’avortement (tant volontaire que médical) ou d’AMP est présentée comme servant à protéger l’être humain, contre son instrumentalisation, sa réification ou sa destruction. Elle est ainsi présentée comme servant pour une large part à protéger la vie. Mais est-ce bien là l’explication première de la montée en puissance de la juridicisation des questions procréatives : assurer le respect du principe de dignité, protéger la personne, et l’être humain ? La thèse cherche en effet à interroger l’idée selon laquelle la protection de l’être humain et, plus largement, de la vie structurerait pleinement l’encadrement juridique des questions procréatives. Plus encore, elle cherche à comprendre les logiques structurant les questions procréatives. À ces fins, les études relatives à la biopolitique ont été mobilisées. Ces théories partent en effet toutes de l’hypothèse selon laquelle à l’âge moderne, le pouvoir politique aurait investi la vie de part en part. Un tel point de départ permet alors d’expliquer que l’État, via le droit, intervienne dans un domaine pourtant aussi intime que celui de la procréation – celle-ci étant la condition sine qua non de la création de la vie 2. Tout particulièrement, les thèses de Michel FOUCAULT et de Giorgio AGAMBEN sur le biopouvoir fournissent un cadre d’analyse utile pour comprendre certaines des logiques communes aux questions procréatives 3. En effet, là où Michel FOUCAULT considère que le pouvoir s’exerce désormais au regard de considérations collectives (sanitaires, natalistes, etc.) dans le but de maintenir la population, de faire vivre, d’assurer la sauvegarde la vie quelle qu’elle soit, Giorgio AGAMBEN estime que l’exercice du biopouvoir suppose que la vie soit politisée 4. Ce n’est donc pas, pour lui, la vie en tant que telle qui intéresse le pouvoir mais seulement certaines formes de vie. Giorgio AGAMBEN revient notamment à une distinction entre d’une part, zoe, soit la seule vie naturelle, la vie nue 5, c’est-à-dire le fait de vivre commun à tous les êtres vivants 6, et d’autre part bios, soit « la vie politiquement qualifiée », c’est-à-dire la vie qui correspond à une façon de vivre propre à un groupe, à la vie sociale, dans la – ou en – société. Bios se rattache donc à un mode de vie particulier 7. La vie axiologiquement chargée, ou politiquement valorisée, s’oppose ainsi au seul fait de vivre 8 Pour Giorgio AGAMBEN, ce qui caractérise le pouvoir moderne, c’est qu’il cherche constamment à transformer la vie naturelle, la vie nue (zoe) en vie politique, bonne (bios 9). Ainsi, selon Giorgio AGAMBEN, le biopouvoir n’entend en réalité pas faire vivre toutes les formes de vie mais principalement bios. Cette politisation du vivant intrinsèque au biopouvoir illustre la manière contemporaine dont s’exerce le pouvoir politique qui n’entend pas accorder la même protection à toutes les formes de vie. En effet, la thèse principale de la présente thèse est ainsi que le droit de la procréation, vecteur du biopouvoir, ne cherche pas tant la protection de zoe que la production de bios. L’objectif est ainsi de montrer que le droit est un vecteur du biopouvoir, et qu’en cette qualité, il n’organise pas tant la protection de la vie en tant que telle à des fins quantitatives – le maintien de la population – mais procède, de manière bien plutôt qualitative, à une normalisation du vivant, c’est-à-dire à une transformation de zoe en bios qui tend à créer de la vie bonne à l’aune d’une certaine conception de la normalité. Pour le démontrer, il importait tout d’abord de s’intéresser à la manière dont le droit appréhende zoe (partie 1) avant d’analyser la manière dont il construit bios (partie 2).
Partie 1
La première partie de la thèse entend s’intéresser à la protection de zoe par le droit positif. Plus exactement, elle entend interroger l’idée selon laquelle le droit protège la vie nue. Le point de départ de cette première partie est le constat de la montée en puissance, en droit, d’une rhétorique axiologique sur la vie. Qu’il soit doctrinal ou de droit positif, dans le champ du droit international ou du droit interne, le discours juridique exprime en effet l’idée que la vie humaine est une valeur centrale, que toutes les vies humaines, quelles qu’elles soient, sont également protégées par le droit. Cette vie que le droit protège, elle serait protégée en tant que telle. Elle serait protégée de manière continue, homogène, de la naissance à la mort. Ce que protège le droit, c’est donc, à première vue, la vie nue (zoe). Cependant, après avoir mis en lumière cette rhétorique juridique, la thèse cherche à déconstruire l’affirmation d’une protection continue de la vie. Il s’avère en effet que la vie n’est pas protégée de la même manière avant et après la naissance ; de nombreux seuils et gradations existent. De nombreux cas de figure permettent d’observer des failles dans la protection juridique de la vie anténatale. Or, le fait de fixer ainsi des seuils dans la sauvegarde de la vie permet de dire que l’ordre juridique ne protège pas zoe, ou qu’en tout cas, cette protection n’est, ni linéaire, ni continue.
Après avoir démontré cette discontinuité, la thèse s’attache à mettre en lumière que le caractère discontinu de la vie résulte notamment de ce que les possibilités accordées aux individus de décider librement si, quand et comment ils souhaitent procréer impliquent des atteintes à la vie. Dans le cadre procréatif, il est ainsi classique de légitimer ces atteintes par la montée en puissance des libertés procréatives, d’un paradigme d’autonomie personnelle et procréative. Mais trouve-t-on réellement, dans les espaces où zoe n’est pas protégé, un individu dont la souveraineté et l’autonomie en matière procréative justifient que des atteintes soient portées à la vie anténatale ? Il est vrai qu’à partir de la seconde moitié du 20ème siècle, les ordres juridiques français et allemand concèdent aux individus la possibilité de faire des choix procréatifs, tant négatifs que positifs. Cela étant, ces choix ne s’exercent que dans un cadre contraint très médicalisé, de sorte qu’il est possible de considérer qu’il existe d’autres logiques à la libéralisation du champ procréatif que celle de la consolidation d’un paradigme autonomiste. La thèse entend alors montrer que ces autres logiques (notamment médicales), en lien avec les logiques du biopouvoir, justifient au moins autant que le paradigme libéral les atteintes à la vie autorisées dans ce cadre. La thèse s’attache ainsi à démontrer que l’encadrement juridique des questions procréatives, tant négatives que positives, est en effet sous-tendu par des considérations collectives, natalistes, sanitaires et médicales. Ces considérations visent, au moins en partie, le maintien de la population. Est-ce par conséquent le faire vivre au sens foucaldien qui justifie l’encadrement juridique des libertés procréatives en France et en Allemagne et les éventuelles lacunes à la vie anténatale qu’elles peuvent engendrer ? Si tel est vraiment le cas, alors comment expliquer, par exemple, que l’être conçu de moins de 12 semaines ne soit pas protégé par les droits français et allemand au nom de la protection de la santé publique, mais que sa protection prime à nouveau sur la décision de la femme d’interrompre sa grossesse une fois passé ce délai ? Comment expliquer que le droit français n’autorise que les couples atteints d’une stérilité pathologique à accéder à une AMP alors même qu’il considère le désir d’enfant comme légitime ? L’une des réponses possibles à ces questions est liée à l’hypothèse selon laquelle le biopouvoir ne tend pas seulement à exercer un pouvoir positif sur la vie dans le but de faire vivre toutes les vies mais cherche surtout à faire vivre certaines vies. La thèse entend alors éprouver la double hypothèse suivante : d’une part, celle d’une fonction normalisatrice du biopouvoir dont l’exercice tend à politiser – à normaliser – la vie et, d’autre part, celle du rôle du droit comme vecteur de cette fonction normalisatrice. En effet, dans la mesure où les libertés procréatives ont été structurées autour d’un modèle biopolitique, qu’elles ont été traversées par la mise en oeuvre du biopouvoir, leur régime est sous-tendu par des processus de normalisation du vivant. C’est en cela que l’analyse du droit de la procréation permet de mettre en évidence la manière dont le biopouvoir qui s’y exprime procède à la conversion de zoe en bios, en favorisant avant tout la création de la vie bonne.
Partie 2
L’hypothèse de départ de la thèse est fondée sur l’idée selon laquelle le droit de la procréation est sous-tendu par des processus de normalisation. Notre étude se fonde sur l’hypothèse selon laquelle c’est avant tout une certaine conception de la famille normale que le droit entend sauvegarder, voire même produire. Au regard des dispositions juridiques qui tendent à interdire l’AMP aux couples homosexuels, la GPA au nom d’une certaine conception de la maternité ou l’autoconservation de leurs gamètes aux personnes trans – c’est-à-dire aux personnes pour qui le sexe assigné à la naissance ne correspond pas à leur identité de genre et qui demandent de ce fait à changer de sexe à l’état civil – il apparaît que la définition de la bonne parenté en droit est liée à une certaine représentation de l’institution familiale, et plus largement du genre. Le bon parent semble être celui qui se conforme aux normes de genre. En d’autres termes, le bon parent est celui qui entretient une relation hétérosexuelle et respecte le rôle parental qui lui en principe attribué en fonction de son sexe. Par ailleurs, au regard des dispositions applicables à la stérilisation des personnes dont l’altération des facultés mentales constitue un handicap, il semble également que le bon parent soit celui qui détient les capacités mentales suffisantes pour pouvoir élever correctement son enfant. En outre, dans la mesure où le droit autorise l’interruption médicale de grossesse en raison de l’état pathologique du foetus, il semble aussi que la bonne vie anténatale soit celle dénuée d’anomalie physique ou génétique. Ainsi, la seconde partie de la thèse met en évidence que mes ordres juridiques français et allemand normalisent la vie principalement par le biais d’une normalisation de la parenté, que ce soit à l’aune d’une certaine conception des normes de genre, et en particulier de la maternité, ou d’une certaine conception du bon parent dénué de handicap ou de maladies psychiques. C’est avant tout sur les conditions qui entourent la naissance de l’enfant et qui encadreront ensuite son développement que se manifeste la normalisation. Le droit, en France et en Allemagne, crée le schème du parent idéal, aidant ainsi davantage la procréation des individus qui correspondent à ce modèle que ceux qui n’y correspondent pas (on peut prendre notamment pour exemple le refus du droit allemand de rembourser l’insémination avec tiers donneurs, ce qui exclue entre autres une prise en charge pour les couples de femmes) et refusant, au contraire, la non-procréation des personnes susceptibles d’entrer dans la catégorie des bons parents (on peut prendre notamment pour exemple les législations françaises et allemandes relatives à la stérilisation des personnes handicapées mentales sans leur consentement explicite). Le droit favorise, en parallèle, également la naissance de certaines vies : celles qui font l’objet d’un projet parental présent et certain (celles qui en sont dénuées peuvent être détruites sans que cela ne constitue un dommage indemnisable) et celles qui sont dénuées de handicap et de maladies graves. Par ce biais, le droit normalise ainsi de manière indirecte, diffuse et latente la production des produits procréatifs. Pour preuve, le droit incite à la réalisation de diagnostics prénatals et rend possible l’IMG sans délai aucun, alors même que l’IVG n’est réalisable que dans un délai de 12 semaines. La protection de la santé, psychique et physique, de la femme enceinte, explique certes qu’un tel délai lui soit accordé pour pouvoir éventuellement interrompre sa grossesse, mais passer ce délai, elle se doit en revanche d’accepter les conséquences d’un rapport sexuel procréatif, notamment pour correspondre à l’image que se fait le droit de la bonne mère. Elle peut certes décider d’accoucher sous X, à condition toutefois que cette possibilité lui soit réellement offerte.
En définitive, la recherche a permis de montrer qu’à l’heure où le droit au respect de la vie privée est affirmé avec force par les instances de protection des droits de l’homme, le droit intervient de manière exponentielle dans un des domaines les plus intimes qui soient : la procréation. La juridicisation des questions procréatives permet et accompagne indéniablement l’expression des libertés procréatives (négative ou positive). Ce faisant, il force néanmoins des standards et des normes de comportement. L’objet de la thèse a été de mettre en évidence le fait que, en parallèle de certaines formes de protection de la vie et de la consécration de certaines libertés individuelles, le droit normalise également la vie, qu’il produit du bios.
Notes:
- Sur cette question, MEMMI D., « Vers une confession laïque – la nouvelle administration étatique des corps », Revue française de science politique, 2000, 50-1, p. 3 ↩
- Les théories du contrat social tracent, en effet, dès le 18ème siècle, les contours de la relation qui existe entre l’État et la vie. Selon HOBBES, le souverain détient un droit de vie et de mort sur ses sujets. Ce pouvoir lui est transféré afin qu’il garantisse leur sécurité et leur vie. Le droit de vie et de mort, présent à l’état de nature puisque chacun peut conserver sa vie au prix de celles des autres, est transféré au souverain qui garantit alors la sécurité et la vie des citoyens. C’est, dès lors, la volonté de sauvegarder la vie qui serait au fondement même des communautés politiques – HOBBES T., Le Léviathan, Livre I XIII Paris, Folio, 2000 ↩
- En ce sens, BIOY X., Biodroit, de la biopolitique au droit de la bioéthique, Paris, LGDJ, p. 37 notamment ↩
- LAZZARATO M., « Du biopouvoir à la biopolitique », Multitudes 1, mars 2000. L’auteur tend, lui aussi, à lier les thèses de Michel Foucault et de Giorgio Agamben ↩
- Voir aussi, BIOY X., Biodroit, de la biopolitique au droit de la bioéthique, Paris, LGDJ, 2016, p. 11 ↩
- Hannah Arendt, elle, oppose zoe – la vie de toutes les espèces humaines – à bios – la vie humaine. Voir sur ce point, DELMAS-MARTY M., « Humanité, espèce humaine et droit pénal », RSC, 201 p. 495 et, surtout, ARENDT H., Condition de l’homme moderne, 1958 – version publiée de 2002 par Angèle Kremer Marietti, Paris, Nathan ↩
- En grec, Zôê et bios signifient tous deux la « vie » mais zôê s’entend du simple fait de vivre et bios de la façon de vivre ↩
- Ibid., p. 10. ↩
- AGAMBEN G., Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, op. cit., p. 15 ↩