La protection des droits fondamentaux par l’Union européenne : éléments pour une théorie de la fédération de droit
Thèse sous la direction de Madame la Professeure Laurence Potvin-Solis (Université Caen Normandie) et de Monsieur le Professeur Jean-Denis Mouton (Université de Lorraine). Les autres membres du jury étaient Monsieur le Professeur Francesco Martucci (Université Paris II Panthéon Assas), président du jury ; Monsieur le Professeur Sébastien Platon (Université de Bordeaux), rapporteur ; Monsieur le Professeur Romain Tinière (Université Grenoble-Alpes), rapporteur ; Madame la Professeure Marie-Joëlle Redor-Fichot (Université Caen Normandie).
Par David Poinsignon
La question de la protection des droits fondamentaux est déterminante pour l’avenir de l’Union, car elle est liée à sa structure constitutionnelle. Les crises politiques en Pologne et en Hongrie en témoignent. Ces tensions interrogent le respect des valeurs de l’article 2 TUE placées aux fondements de l’Union, et en particulier la valeur de l’État de droit. La thèse retient une approche formelle et matérielle de l’État de droit. Celui-ci implique la soumission des autorités publiques au droit et plus particulièrement aux droits fondamentaux, garantie par la voie juridictionnelle. Ces tensions affectent les rapports entre les ordres juridiques nationaux et européens ainsi que les finalités de l’Union, en particulier la protection des droits fondamentaux par l’Union. Elles questionnent la nature juridique de l’Union.
Cette nature de l’Union demeure une problématique controversée. Une partie de la doctrine plaide pour son caractère sui generis. Cependant, une part de plus en plus large de la doctrine analyse l’Union à l’aide des principes et des structures du fédéralisme. En effet, les objectifs communs de l’Union et les intérêts particuliers des États membres dégagent un certain équilibre fédératif. Les principes d’autonomie constitutionnelle et de participation, ainsi que l’imbrication de plusieurs ordres juridiques renforcent cette analyse fédérative. Enfin, toutes les interdépendances économiques, sociales et politiques induites par le fédéralisme sont convoquées pour étudier l’Union européenne. Celle-ci apparaît alors comme une union fédérative, c’est-à-dire une union qui répond à ces objectifs, principes et interdépendances propres au fédéralisme.
La combinaison de la nature fédérative de l’Union et de la protection des droits fondamentaux permet de dégager l’hypothèse d’une Fédération de droit. Cette hypothèse ambitionne de soumettre une nouvelle qualification pour l’Union européenne, qualifiée d’Union de droit à défaut d’être un État de droit. Toutefois, l’Union européenne répond-elle aux attentes de la Fédération de droit ? L’Union a réalisé d’importants progrès sur cette voie, mais elle ne répond pas à toutes les exigences d’une telle Fédération. Les interactions entre la protection des droits fondamentaux et les exigences du fédéralisme sont parfois vertueuses, mais elles sont à bien des égards conflictuelles. L’Union apparaît donc comme une Fédération de droit émergente et inaccomplie (Partie I). L’incomplétude de l’Union à l’aune des critères de la Fédération de droit agit sur la protection des droits fondamentaux. C’est en ce sens que la condition des droits fondamentaux dans la Fédération de droit émergente est étudiée dans la thèse (Partie II).
Partie I. L’émergence de la Fédération de droit
Dans un premier temps, l’apport de la protection des droits fondamentaux au processus de fédéralisation de l’Union mérite d’être mis en lumière (Titre I). Ce processus sur le temps long contribue à la formation de la Fédération de droit qui demeure toutefois lacunaire (Titre II).
Titre I. La fédéralisation par les droits fondamentaux
Certes, la protection des droits fondamentaux n’est pas le fondement originaire et principal de la fédéralisation. Les libertés de circulation économiques et le marché intérieur tiennent ce rôle. Toutefois, la protection des droits fondamentaux enrichit les fondements de l’Union, permettant de la rapprocher d’une Fédération de droit (Chapitre I. La fédéralisation fondée sur les droits fondamentaux).
D’une part, les droits fondamentaux apportent une relative homogénéité fédérative, indispensable à la coexistence de vingt-sept États membres. Cette homogénéité est néanmoins limitée dans le champ des droits sociaux fondamentaux et lorsqu’une influence culturelle et religieuse est perceptible. Les divergences de protection entre les États membres créent des tensions qui nuisent à la bonne articulation des ordres juridiques, enjeu typique du fédéralisme. Les droits fondamentaux sont en effet au cœur de l’articulation des ordres juridiques nationaux et européens. Ils contribuent à déterminer l’autonomie de l’ordre juridique de l’Union ainsi que la portée des principes de primauté et d’effet direct.
D’autre part, les droits fondamentaux permettent de développer la fédéralisation de l’Union (Chapitre II. La fédéralisation développée par les droits fondamentaux).
Ce développement résulte d’abord de la protection de l’homogénéité fédérative constituée par les droits fondamentaux. Pour ce faire, le droit de l’Union détermine un cadre constitutionnel qui s’impose aux États candidats et aux États membres. Le développement de la fédéralisation résulte ensuite de l’implication du cadre étatique. Sous l’effet des droits fondamentaux, les citoyens nationaux bénéficient d’un statut commun : une citoyenneté fédérative européenne, et les territoires nationaux sont intégrés au sein d’un territoire fonctionnel partagé.
Toutefois, les tensions relatives aux intérêts économiques et sécuritaires des États membres ainsi que celles tenant à la maîtrise de leurs fonctions essentielles affectent ces développements. Elles entravent les progrès de la citoyenneté fédérative et rendent impossible l’avènement d’un réel territoire fédératif. L’efficacité des instruments juridiques qui composent le cadre constitutionnel de l’Union est également mise en cause. Les traits caractéristiques de ce processus de fédéralisation conduisent inévitablement à une formation lacunaire de la Fédération de droit.
Titre II. La formation lacunaire de la Fédération de droit
Les lacunes sont multiples même si la protection des droits fondamentaux est au fondement de l’Union de droit et de la potentielle Fédération de droit européenne (Chapitre I. La protection des droits fondamentaux aux fondements de l’Union de droit).
Le pacte constitutionnel de l’Union, composé de la Charte des droits fondamentaux et des Traités constitutifs, semble mettre la protection des droits fondamentaux au cœur de la construction d’un ordre fédératif européen. Ce pacte poursuit en outre un objectif commun et central d’une Fédération de droit : la protection des droits fondamentaux. Cependant, la poursuite de cet objectif commun se conjugue avec les limites des compétences normatives et surtout juridictionnelles de l’Union. Cette problématique est marquée par la compétence première des États membres dans la protection des droits fondamentaux au sein d’une potentielle Fédération de droit. La répartition des compétences demeure une source de conflits entre les États membres et l’Union, les indéniables progrès de compétences de celle-ci pour sanctionner les dérives des démocraties dites illibérales l’illustrent.
Conformément aux concepts d’État de droit et de Fédération de droit, les institutions de l’Union et les États membres devraient être soumis au droit par la voie juridictionnelle (Chapitre II. La soumission au droit comme principe existentiel).
Or, cette soumission n’est que partielle et illustre la formation lacunaire de la Fédération de droit. Bien que le juge jouisse d’une place centrale dans la Fédération de droit émergente, l’office de la Cour de justice de l’Union souffre de multiples insuffisances. L’office européen des juges nationaux, qui se veut fédératif, compense dans une certaine mesure ces insuffisances. Aussi, le respect des droits fondamentaux par l’ensemble des autorités publiques soulève plusieurs interrogations. La soumission des autorités européennes et nationales à la protection des droits fondamentaux est un premier défi pour la potentielle Fédération de droit. Le second défi réside dans la participation active, et non plus seulement passive, de ces autorités à la protection des droits fondamentaux.
À bien des égards, l’Union n’est qu’une Fédération de droit inaccomplie et seulement émergente. La seconde partie de la thèse vise donc à apprécier la condition des droits fondamentaux dans cette Fédération de droit émergente.
Partie II. La condition des droits fondamentaux dans la Fédération de droit émergente
L’Union européenne poursuit des objectifs communs traditionnellement poursuivis par les unions fédératives. Ces objectifs, qui sont économiques et sécuritaires, exercent une influence sur le régime des droits fondamentaux dans l’Union. C’est pourquoi la protection des droits fondamentaux peut être qualifiée de fédérative (Titre I). Cette protection révèle également sa dimension fédérative en créant un certain équilibre entre les intérêts européens et les intérêts nationaux (Titre II).
Titre I. La formation d’une protection fédérative des droits fondamentaux
Le fédéralisme économique se fonde sur une Constitution économique ordo-libérale, au cœur de laquelle se trouve le marché intérieur, ainsi que sur l’union économique et monétaire. Ce fédéralisme exerce une ascendance sur la protection des droits fondamentaux (Chapitre I. La protection des droits fondamentaux sous le prisme du fédéralisme économique).
En effet, le régime des droits fondamentaux peut être réadapté en fonction des besoins fédératifs économiques. Bien plus, la protection des droits fondamentaux est parfois dépréciée pour satisfaire ces besoins. L’Union européenne s’éloigne ici du modèle de la Fédération de droit en raison des contraintes économiques exercées sur la condition des droits fondamentaux, et quelques fois du fait des atteintes portées à ceux-ci. Cependant, ce constat ne saurait être définitif. Le fédéralisme économique peut aussi renforcer la protection des droits fondamentaux, et ainsi participer aux progrès de la Fédération de droit. Il offre des bases juridiques pour développer une protection commune et implique des efforts de solidarité européenne, malgré la faiblesse des instruments de redistribution dans l’Union.
Les objectifs sécuritaires sont bien moins développés que les objectifs économiques. L’Union développe néanmoins une sécurité fédérative qui imprègne la protection des droits fondamentaux (Chapitre II. La protection des droits fondamentaux et le développement d’une sécurité fédérative).
Du point de vue interne, les compétences pénales, les compétences en matière migratoire ainsi que les exigences de la confiance et de la reconnaissance mutuelles mettent doublement au défi la protection des droits fondamentaux. Ce sont tant les protections nationales que les protections européennes qui sont heurtées, le dualisme des protections et des intérêts typiques du fédéralisme est ici mis en lumière. Sur la scène internationale, d’autres problématiques se posent. D’une part l’Union est confrontée à des intérêts contradictoires, et d’autre part elle ne détient pas les compétences nécessaires à sa sécurité. Néanmoins, son action extérieure pour la protection des droits de l’homme peut, dans une certaine mesure, se combiner à d’importants progrès fédératifs.
À ces tensions, s’ajoutent d’autres conflits liés à la protection des intérêts fondamentaux des États membres. Ces conflits révèlent l’équilibre fédératif de la protection des droits fondamentaux tiraillée entre intérêts nationaux et intérêts européens.
Titre II. L’équilibre fédératif de la protection des droits fondamentaux
La Fédération de droit et plus généralement le fédéralisme impliquent la protection des intérêts des États membres et en premier lieu de leur qualité d’État (Chapitre I. La protection de la qualité d’État membre).
Dans l’Union, la préservation de cette qualité étatique est assurée par la large autonomie constitutionnelle que les États membres conservent. Cette autonomie est certes conciliée avec la protection européenne des droits fondamentaux, mais elle est aussi la garante des protections nationales des droits fondamentaux. L’autonomie constitutionnelle fait ainsi ressortir la dualité de la protection des droits fondamentaux propre à la Fédération de droit. La reconnaissance de cette dualité par l’Union et par les États membres est fondamentale pour les progrès de celle-ci.
Pour préserver leur qualité étatique, les États membres peuvent retrouver une complète indépendance en faisant usage de leur droit de retrait. Les modalités d’exercice de ce droit soulèvent toutefois plusieurs difficultés, tant sur sa dimension fédérative que sur le respect des droits fondamentaux.
Au-delà de la qualité même d’État, le fédéralisme et la Fédération de droit impliquent la protection de l’identité de chaque État membre (Chapitre II. La protection de l’identité de l’État membre).
L’Union protège ainsi les identités nationales et constitutionnelles des États membres, au cœur desquelles figurent différentes acceptions nationales des droits fondamentaux. La protection des droits fondamentaux par l’Union peut en elle-même être une garantie de ces identités, comme en témoigne notamment l’article 22 de la Charte des droits fondamentaux relatif à la diversité culturelle, religieuse et linguistique. Toutefois, la protection des identités nationales et constitutionnelles ne tarit pas toutes les sources de conflits. Certains développements fédératifs heurtent par exemple les protections nationales des droits fondamentaux. D’autres conflits sont le fait des États membres illibéraux qui mettent en cause tant les fondements que les progrès de la Fédération de droit. De tels conflits invitent à s’interroger sur le sens et la fonction fédérative du principe de proportionnalité qui apparaît comme un principe régulateur d’une potentielle Fédération de droit. Il est un instrument de progrès de la garantie des droits fondamentaux par la Cour de justice à l’aune du respect des valeurs communes de l’Union et de l’État de droit.
En conclusion, la thèse a pour objectif de mettre en lumière les interactions entre un processus de fédéralisation post-nationale et la protection des droits fondamentaux marquée par sa dualité nationale et européenne. L’idée de Fédération de droit a été dégagée de cette dualité et de cette interdépendance. Elle offre de nouvelles perspectives pour l’Union. Les premières sont d’ordre identitaire. En ce sens, la thèse a pour ambition de proposer une nouvelle qualification permettant de mieux identifier l’Union et son caractère sui generis. Toutefois, les interactions ainsi mises en lumière dans un cadre politique, économique et social donné ne sont pas nécessairement vertueuses. La Fédération de droit offre alors de secondes perspectives pour l’Union européenne. Elle montre dans quelle mesure le recours aux équilibres propres au fédéralisme européen permet d’apporter quelques réponses aux multiples difficultés que rencontre l’Union en tant que Fédération de droit émergente dans la protection des droits fondamentaux, tant dans la définition et l’affirmation de cette protection par l’Union que dans sa relation aux protections nationales dans le respect de l’identité constitutionnelle des États membres.