La protection équivalente des droits fondamentaux en Europe
Thèse soutenue le 23 novembre 2016 à l’Université Grenoble Alpes devant un jury composé de Monsieur Sébastien PLATON, Professeur à l’Université de Bordeaux (Rapporteur), Monsieur Frédéric SUDRE, Professeur à l’Université de Montpellier (Rapporteur), Madame Laurence BURGORGUE-LARSEN, Professeure à l’Université Paris I (Présidente), Madame Françoise TULKENS, Professeure émérite à l’Université catholique de Louvain, ancienne juge et vice-présidente de la Cour européenne des droits de l’homme (Membre), Monsieur Romain TINIERE, Professeur à l’Université Grenoble Alpes (Directeur de thèse).
La protection équivalente fait désormais partie du vocabulaire courant dans le cadre des rapports entre les systèmes juridiques. En effet, la multiplication des systèmes juridiques en matière de protection des droits fondamentaux a rendu les conceptions classiques des rapports de systèmes – le monisme et le dualisme – insuffisantes, ce qui a permis l’émergence de nouveaux modes de raisonnement dont la protection équivalente fait partie. Pour autant, si la protection équivalente est une notion connue, elle reste délicate à appréhender tant ses manifestations sont diverses et ses résultats variables. Le recours à la protection équivalente a ainsi pu avoir lieu dans le cadre des rapports entre l’Union européenne et ses États membres, à l’image de la célèbre jurisprudence Solange de la Cour constitutionnelle allemande ou de l’arrêt Arcelor du Conseil d’État français. La protection équivalente a également été utilisée par le juge dans le cadre des relations entre organisations internationales. Elle a pu être envisagée entre l’Union européenne et les Nations-Unies dans les arrêts Kadi alors que son utilisation a été écartée entre le système de la Convention européenne des droits de l’homme et les Nations-Unies dans l’arrêt Al-Dulimi. Toutefois, la protection équivalente est principalement envisagée pour articuler les relations entre l’Union européenne et la Convention européenne des droits de l’homme, depuis l’arrêt Bosphorus rendu en 2005 par la Cour européenne des droits de l’homme.
L’objectif de la thèse était d’envisager la protection équivalente dans sa globalité, en partant de l’analyse des différents arrêts, afin de déterminer si celle-ci pouvait être envisagée comme une solution alternative efficace permettant l’articulation des rapports de systèmes. A l’issue de cette analyse, il a été possible de proposer une définition de la protection équivalente selon laquelle celle-ci est une conception renouvelée des rapports de systèmes initiée par le juge, visant à éviter le conflit entre systèmes juridiques, à partir du moment où le système extérieur offre une protection des droits fondamentaux considérée comme comparable, sur un plan matériel et procédural, permettant ainsi au juge de renoncer à son contrôle. La thèse entend ainsi démontrer que la protection équivalente offre des perspectives intéressantes afin de dépasser les conceptions classiques des rapports de systèmes fondées sur le modèle hiérarchique. En effet, elle permet d’établir des points de contact entre les systèmes en mettant en évidence ce qui les rapproche en matière de protection des droits fondamentaux (Partie 1). Toutefois, la protection équivalente connaît des limites dans sa mise en œuvre. Elle doit être sensiblement perfectionnée dans ses conditions de mise en œuvre et dans ses effets afin de devenir un véritable mécanisme d’articulation des rapports de systèmes (Partie 2).
La première partie de la thèse propose de démontrer que la protection équivalente est un point de connexion efficace entre les systèmes juridiques. Pour cela, il a été nécessaire de revenir sur les fondements conceptuels de la protection équivalente afin de mettre en évidence que celle-ci relevait davantage d’une conception hétérarchique que d’une conception hiérarchique des rapports de systèmes. En effet, le modèle hiérarchique s’avère insuffisant pour faire face à la multiplication des systèmes de protection des droits fondamentaux et pour régler les conflits de normes. Le recours à l’idée d’hétérarchie permet de dépasser la rigueur inhérente à la conception normativiste au profit de relations plus flexibles entre les systèmes juridiques. La protection équivalente s’inscrit dans cette conception hétérarchique des rapports de systèmes qui privilégie la coordination à la subordination. Elle relève davantage des théories pluralistes que des théories classiques et peut être représentée par le modèle du réseau plutôt que par celui de la pyramide. Une fois le cadre conceptuel posé, il était possible de démontrer la manière dont la protection équivalente pouvait connecter – ou relier – les différents systèmes.
A ce titre, l’étude des manifestations contentieuses de la protection équivalente permet de mettre en évidence que celle-ci peut traduire une divergence ou une convergence sur le niveau de protection des droits fondamentaux entre les systèmes juridiques. La protection équivalente a tout d’abord été utilisée pour souligner une divergence entre les systèmes juridiques, à l’image du premier arrêt Solange de la Cour constitutionnelle allemande en 1974. En l’espèce, la Cour de Karlsruhe a estimé que le niveau de protection des droits fondamentaux dans les Communautés européennes était insuffisant par rapport à celui de la Loi fondamentale allemande. Toutefois, le constat d’une divergence n’est pas nécessairement négatif. En effet, celle-ci peut contribuer à l’amélioration du niveau de protection des droits fondamentaux, comme cela a été le cas dans le système communautaire. Grâce à cette évolution positive, la Cour constitutionnelle allemande a pu souligner la convergence entre les deux systèmes dans l’arrêt Solange de 1986. La Cour européenne des droits de l’homme a également attesté de la convergence des niveaux de protection à l’égard de l’Union européenne dans son arrêt Bosphorus. Si la reconnaissance de l’existence d’une protection équivalente est positive car elle permet d’éviter les conflits, celle-ci peut également comporter des aspects négatifs dans la mesure où il existe un risque de dérive en un élément de politique jurisprudentielle. Ce risque peut se traduire par une autolimitation du juge ayant reconnu l’existence d’une protection équivalente par rapport au système qui est en bénéficiaire afin d’éviter d’entrer en conflit avec celui-ci.
Si la protection équivalente permet de relier efficacement les systèmes juridiques, elle ne peut encore s’analyser comme un véritable mécanisme d’articulation des rapports de systèmes, ce que la thèse entend démontrer dans la seconde partie. L’une des faiblesses principales de la protection équivalente provient de ses modalités de mise en œuvre. En effet, afin de pouvoir recourir à la protection équivalente, il est tout d’abord nécessaire que certains critères soient remplis à savoir l’existence d’une action étatique dépourvue de marge d’appréciation. Le critère de l’existence d’une action étatique est nécessaire afin de lier le contentieux, surtout dans le cadre de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme où plusieurs systèmes peuvent se rencontrer. Il apparaît que la Cour de Strasbourg a parfois fait une application extensive de ce critère, ce qui a pu complexifier sa ligne jurisprudentielle. Toutefois, la véritable difficulté liée aux modalités de mise en œuvre de la protection équivalente provient surtout de la caractérisation de la marge d’appréciation. Ce critère est déterminant dans la mesure où si l’État dispose d’une marge d’appréciation dans l’exécution de ses obligations internationales, il sera responsable. En revanche, si tel n’est pas le cas, contrôler l’action de l’État revient, indirectement, à contrôler celle de l’organisation internationale. Le critère de la marge d’appréciation est plus subjectif et à ce titre, il existe un risque d’instrumentalisation de celui-ci pouvant affaiblir le mécanisme de la protection équivalente. Une fois que les modalités de mise en œuvre sont réunies, il est possible de passer à l’étape de l’appréciation de l’équivalence. Pour cela, deux méthodes peuvent être utilisées par le juge, à savoir une approche globale – ou structurelle – comme cela est le cas dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, ou une approche normative, selon la méthode utilisée par le Conseil d’État. La première méthode présente l’avantage d’être relativement simple à mobiliser, l’analyse étant menée sous l’angle matériel et procédural. Toutefois, cette approche a pu être considérée comme trop conciliante, dans la mesure où il semble évident qu’un constat d’équivalence est plus facile à établir de manière globale qu’au cas par cas. L’approche normative a été retenue par le Conseil d’État dans son arrêt Arcelor. Il s’agit donc d’une approche plus exigeante dans la mesure où l’équivalence doit être établie au niveau de la norme mais aussi au niveau de la portée de cette dernière. Cette méthode peut donc se révéler potentiellement conflictuelle.
La protection équivalente connaît également des faiblesses dans ses effets. L’intérêt principal du mécanisme de la protection équivalente réside dans la détermination du maintien ou de l’abandon du contrôle sur les actes issus du système extérieur. Le résultat de l’appréciation de l’équivalence conduit à deux situations possibles, le constat par le juge de l’existence d’une protection équivalente des droits fondamentaux dans le système extérieur, ou le constat d’un niveau de protection insuffisant par rapport à son propre standard. L’absence de protection équivalente permet au juge de contrôler les actes issus du système extérieur. Cependant, le contrôle de ces normes ne conduit pas nécessairement au conflit, bien qu’il s’agisse d’une hypothèse non négligeable. En revanche, si le juge établit une équivalence des protections, il va renoncer à son contrôle, le conflit est donc évité. Dans cette situation, le juge peut accorder une immunité globale aux actes issus de ce système, à l’image de la solution retenue par la Cour constitutionnelle allemande. Le juge peut également recourir au mécanisme de la présomption, comme l’a fait la Cour européenne des droits de l’homme, celle-ci pouvant être renversée en cas d’insuffisance manifeste dans la protection des droits fondamentaux. Toutefois, cette notion n’a pas été définie par la Cour de Strasbourg et la jurisprudence ultérieure n’a pas permis de la préciser. De ce fait, le critère de l’insuffisance manifeste a pu être perçu comme un seuil d’exigence relativement bas, particulièrement délicat à remettre en cause.
Des incertitudes pèsent également sur l’avenir de la protection équivalente. A ce titre, deux problématiques semblaient se dessiner : d’une part l’avenir de la protection équivalente dans le cadre de l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme et d’autre part, la possibilité d’étendre ce mécanisme à d’autres relations. Depuis l’avis 2/13 de la Cour de la justice, la perspective de l’adhésion semble s’éloigner, la protection équivalente devrait donc continuer à régir les relations entre les deux systèmes. En revanche, les perspectives d’évolution de la protection équivalente sont particulièrement intéressantes en ce qui concerne les relations interétatiques. Plus précisément, celle-ci pourrait permettre de régir les relations interétatiques qui mettent en œuvre des mécanismes prévus dans le cadre de l’espace de liberté, de sécurité et de justice de l’Union européenne. La réalisation de cet espace porte principalement sur le domaine de l’asile et ceux liés à la coopération, notamment en matière civile et pénale, avec par exemple le mécanisme du mandat d’arrêt européen. Il est également possible d’envisager l’extension de la protection équivalente au domaine de la protection des données personnelles en ce qui concerne le « Safe Harbor », à l’image de la démarche retenue par l’arrêt Schrems de la Cour de justice. Dans ces différents domaines, la protection équivalente pourrait s’avérer utile afin de pallier les différences de niveaux de protection entre les États, notamment en remettant en cause les principes de reconnaissance mutuelle et de confiance mutuelle au nom du respect des droits fondamentaux.
Au terme de cette étude, le bilan de la protection équivalente peut apparaître en demi-teinte. Pourtant, celle-ci présente de réels avantages. Du fait de son caractère jurisprudentiel, elle offre une certaine souplesse qui semble indispensable compte tenu de la complexité des rapports de systèmes. En outre, le récent arrêt Schrems de la Cour de justice, l’arrêt Avotins de la Cour européenne des droits de l’homme, ou encore l’application faite par le Conseil d’État de sa jurisprudence Arcelor dans l’arrêt Confédération Paysanne datant du 3 octobre 2016 témoignent de la vivacité du raisonnement fondé sur l’équivalence. Aussi, pour que la protection équivalente soit « prise au sérieux », il semble indispensable que celle-ci soit davantage encadrée dans ses conditions de mise en œuvre et que ses conséquences soient précisées. Si tel est le cas, la protection équivalente peut constituer un véritable atout pour le juge afin de faire face à l’enchevêtrement des systèmes de protection des droits fondamentaux.