Le droit à l’autodétermination de la personne humaine. Essai en faveur du renouvellement des pouvoirs de la personne sur son corps
Thèse soutenue le 27 novembre 2015 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. La thèse a été soutenue devant un jury composé de M. le Pr. Jean-Pierre Marguénaud (rapporteur), M. le Pr. Marc Pichard (rapporteur), Mme le Pr. Judith Rochfeld, Mme. le Pr. Annick Batteur (présidente) et M. le Pr. Grégoire Loiseau (directeur de recherche)..
« Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque » 1.
Placer les pouvoirs de la personne sur son corps sous l’égide d’un principe d’autodétermination permet de revaloriser la volonté individuelle et de mettre fin aux confusions actuellement engendrées par le maintien artificiel du principe d’indisponibilité du corps humain. Au-delà, consacrer un droit à l’autodétermination confère à l’individu le pouvoir d’exiger d’autrui le respect des choix qu’il effectue sur son corps dans le cadre de sa vie privée. Ainsi, en l’absence d’une atteinte disproportionnée au droit des tiers, la personne doit être seule à même de décider de la manière de traiter son corps car elle est présumée pouvoir faire des choix autonomes.
Partie 1 : La découverte du droit à l’autodétermination
T1. L’utilité de reconnaître un principe d’autodétermination
T2. La nécessité de consacrer un droit à l’autodétermination
Partie 2 : L’exercice du droit à l’autodétermination
T1. Les ingérences dans l’exercice du droit à l’autodétermination
T2. Les garanties de l’exercice du droit à l’autodétermination
Introduction
« Ô Adam, nous ne t’avons donné ni demeure déterminée, ni figure propre ni aucun don particulier, afin que tu aies et possèdes selon ton vœu et ta préférence la place, la figure, les dons que tu souhaiteras toi-même […] tu définiras ta nature selon ta volonté au pouvoir de laquelle je t’ai mis » 2. Les propos tenus par Pic de la Mirandole en 1486 résonnent avec une acuité particulière au regard des vœux et des préférences aujourd’hui formulés par l’individu. Vouloir se mutiler, choisir l’instant de sa mort, se prostituer ou refuser de procréer sont autant de revendications que le philosophe de la Renaissance ne pouvait sans doute pas imaginer lorsqu’il affirmait le libre arbitre dont jouissait Adam. Ouvrant la voie à l’accomplissement du péché originel, l’aspiration à la liberté prend parfois des directions surprenantes.
La question des relations entre le corps et l’esprit nourrit depuis toujours les réflexions des philosophes, elle anime désormais aussi les prétoires, jusqu’à ceux de la Cour européenne. En quête d’un épanouissement personnel dont il se veut le seul juge, l’individu cherche à se libérer de tout paternalisme étatique. La maîtrise de soi qu’il revendique est sans limite, allant jusqu’à la possibilité de s’autodétruire.
Suivant ces aspirations, le Droit n’aurait pas simplement pour mission de protéger l’individu contre les atteintes à son intégrité physique venant d’autrui ; il devrait aussi lui reconnaître le pouvoir de choisir la manière de traiter son corps, y compris lorsque ces choix paraissent contraires au sens commun. Le désir de choisir est, dans nos sociétés individualistes, une préoccupation croissante : l’individu veut choisir son apparence physique, sa sexualité, ses traitements médicaux, sa mort… Le Droit doit-il se plier à ces aspirations individuelles ? Doit-il – et si oui jusqu’où – en faciliter la réalisation ? Indépendamment de la réponse que chacun peut donner à cette question, qui est également politique, que peut dire le juriste des rapports de l’individu à son corps ?
En droit positif, le corps est incontestablement mis à l’abri des atteintes que pourrait lui infliger un tiers. Un principe d’inviolabilité est à cet égard vigoureusement posé à l’article 16-3 du Code civil. Cependant, le renversement de la connotation négative des atteintes au corps invite aujourd’hui à se poser la question de la protection du corps humain en d’autres termes que celui d’inviolabilité. C’est parce que l’individu a le pouvoir de décider de ce qu’il accepte ou non d’imposer à son corps que sont en principe sanctionnées les atteintes auxquelles il n’a pas consenti. L’inviolabilité du corps humain devrait donc se doubler de la reconnaissance de la libre maîtrise de son corps par l’individu. Cette libre maîtrise est « naturelle » lorsqu’elle n’implique que l’individu lui-même car le Droit n’a vocation qu’à régir les relations interindividuelles. Mais la maîtrise que le sujet revendique aujourd’hui va au-delà d’une simple faculté naturelle : la maîtrise de son corps exige parfois la prestation d’un tiers – en premier lieu le médecin – et s’inscrit dès lors dans une relation juridique. Cet aspect de la détermination des pouvoirs de la personne sur son propre corps demeure une question en suspens.
A cet égard, l’apparition du droit à l’autodétermination sur la scène juridique européenne est riche d’enseignements. Absent du texte même de la Convention européenne, le droit à l’autodétermination est l’œuvre exclusive de l’interprétation évolutive du droit au respect de la vie privée par la Cour européenne. L’interprétation donnée par la Cour européenne à la Convention dont elle est gardienne permet d’adapter celle-ci aux évolutions de la société. Or les enjeux liés au droit au respect de la vie privée, à l’origine essentiellement centrés sur la défense de l’intimité de chacun, revêtent aujourd’hui une tout autre dimension : le droit au respect de la vie privée acquiert une coloration plus offensive. Ainsi, traditionnellement défini comme la « faculté reconnue à l’individu de se protéger contre l’immixtion d’autrui dans une série d’espaces », le droit au respect de la vie privée permet de préserver « un espace minimal privatif autour de l’intimité de l’individu » 3, mais peut désormais être également analysé comme le « droit de mener la vie de son choix » 4. Tel est l’effet de la consécration du droit à l’autodétermination dans la jurisprudence européenne.
Il est vrai que le droit à l’autodétermination pourrait concerner d’autres pouvoirs individuels que ceux relatifs au corps, il pourrait même s’émanciper du berceau de l’article 8 de la convention européenne qui l’a vu naître afin de servir de principe directeur à l’ensemble de la Convention européenne. Néanmoins, le droit à l’autodétermination offre en tout état de cause au législateur français un instrument à même de renouveler l’analyse des pouvoirs de la personne sur son corps. Aussi, circonscrire l’étude du droit à l’autodétermination aux pouvoirs de la personne sur son corps présentait deux avantages. D’une part, cela permettait d’appréhender le droit à l’autodétermination tel qu’il a été originellement conçu et majoritairement utilisé par la Cour européenne. D’autre part, cela permettait de remédier aux incohérences du droit français sur la manière d’appréhender les pouvoirs de la personne sur son corps.
C’est pourquoi, la recherche a été centrée sur le renouvellement des pouvoirs de la personne sur son corps engendré par le droit à l’autodétermination de la personne humaine.
L’assurance de la liberté de choisir la manière de traiter son corps passe d’abord par la découverte du droit à l’autodétermination (partie 1), elle passe ensuite par la détermination des règles nécessaires à son exercice (partie 2).
Partie I : La découverte du droit à l’autodétermination
Certaines revendications contemporaines relatives au corps humain font renaître la question des rapports que la personne entretient avec son propre corps et font douter de la pertinence des réponses juridiques actuellement proposées. Une personne peut ainsi donner ses gamètes en toute impunité mais il lui est en revanche rigoureusement interdit de se livrer à la pratique de la gestation pour autrui. Chacun peut consommer du tabac, ou de l’alcool, mais l’usage de cannabis est pénalement sanctionné. Le strip-tease et la pornographie sont des représentations autorisées mais un nain ne peut valablement consentir à se faire lancer dans une discothèque. Pour tenter d’ordonner ces solutions éparses, de leur donner un traitement juridique homogène, il faudrait, à tout le moins, proposer un principe directeur, lequel permet de déterminer « des orientations, des lignes directrices dont doivent s’inspirer les organes chargés d’adopter telle politique dans un domaine déterminé » 5. Un principe directeur fournirait au législateur et au juge un guide dans les choix à adopter et confier ce rôle au principe d’autodétermination serait une source de renouveau salutaire de l’appréhension des pouvoirs de la personne sur son corps (titre 1). Mais le renouveau ne serait que partiel s’il se bornait à rester dans l’abstraction des principes sans jamais se concrétiser par l’octroi de véritables prérogatives individuelles. Dans sa « substantitifique moëlle » 6, le principe est commencement », c’est pourquoi il faut débuter par là. Néanmoins, l’étude ne peut s’arrêter au stade des principes car ceux-ci présentent « un caractère d’axiome, de propositions universelles et premières dont se déduisent, en théorie, toutes les autres dispositions du droit positif » 7. Ainsi, du principe directeur des pouvoirs de la personne sur son corps découle les prérogatives effectivement reconnues au sujet quant à la manière de traiter son corps. En somme, du principe d’autodétermination découle un véritable droit à l’autodétermination (titre 2).
Titre 1 : L’utilité de reconnaître un principe d’autodétermination
Les insuffisances du principe de disposition. En l’état actuel du droit positif français, les pouvoirs que la personne détient sur son corps ne sont pas clairement identifiés. Il est dès lors difficile de tracer une frontière logique parmi les actes effectués sur le corps entre ceux qui sont licites et ceux qui ne le sont pas. Ainsi, la loi permet par exemple de refuser des soins vitaux mais prohibe l’euthanasie active. De même, il est possible de participer à un match de boxe mais un nain n’est pas autorisé à être lancé dans une discothèque. Pourtant, les conséquences de ces différentes actions sont identiques : il s’agit, dans tous les cas, pour l’individu de choisir d’attenter à son intégrité physique.
L’incertitude de l’étendue des pouvoirs de la personne sur son corps est sans doute liée à une autre incertitude, celle entourant le statut du corps humain qui oscille entre les qualifications de personne et de chose. En outre, les hésitations en la matière sont encore renforcées par le fait que le droit français emprunte les instruments juridiques traditionnellement attachés au droit des biens pour appréhender un domaine éminemment personnel.
De lege lata, le principe d’indisponibilité régit les pouvoirs de la personne sur son corps, or ce principe se révèle être dépourvu de fondement théorique autant qu’il est contraire à la pratique. Malgré la persistance du principe d’indisponibilité du corps humain dans le débat juridique, celui-ci n’a jamais été consacré par le législateur. La Cour de cassation a tenté de le rattacher à l’article 1128 du Code civil sans que cette position soit convaincante 8. Aujourd’hui, les revendications d’autonomie sont telles que les exceptions au principe sont devenues plus nombreuses que ses manifestations. La licéité de la convention d’expérimentation médicale fournit un exemple topique de ces exceptions 9. En outre, l’identification des derniers bastions de l’indisponibilité ne répond à aucune logique d’ensemble, de sorte que la clé de répartition entre les actes licites et les actes illicites sur le corps de la personne qui les appelle de ses vœux semble obscure, voire arbitraire. Pourquoi permettre de refuser des soins vitaux mais interdire d’être assisté pour mourir ? 10
Une partie de la doctrine préfère alors recourir au principe de libre disposition du corps humain. Certes, ce principe présente l’avantage de mieux correspondre à la réalité du traitement juridique réservé aux pouvoirs de la personne sur son corps, mais l’analyse n’en demeure pas moins menée en termes patrimoniaux. Or l’utilisation de principes issus du droit patrimonial n’a pas lieu d’être quand il s’agit de gouverner les rapports que la personne entretient avec son corps car le corps n’est autre que la personne.
Les partisans de la thèse moniste font en effet découler de l’assimilation de la personne et du corps l’indisponibilité de ce dernier, tandis que les défenseurs de la thèse dualiste visent la reconnaissance d’un droit de propriété sur le corps, détaché de la personne pour devenir disponible.
Nous déplorons les conséquences de la thèse moniste – le principe d’indisponibilité – et ne pouvons partager le postulat de départ de la thèse dualiste – la distinction du corps et de la personne. Il apparaît donc qu’il faut dépasser l’opposition classique entre ceux qui identifient le corps et la personne pour déclarer cette dernière indisponible, et ceux qui admettent un pouvoir du sujet sur son corps uniquement en rendant la personne propriétaire de son corps.
En remettant en cause l’idée que la personne humaine est absolument indisponible, il devient envisageable de dépasser cette analyse duale pour adopter une position intermédiaire : le corps serait bien la personne, mais cette unité n’aboutit pas à le frapper d’indisponibilité. La fusion du corps et de la personne ne signifie pas que le corps ne peut être un objet de maîtrise par l’individu. Ne pas établir de lien causal automatique entre la qualité de personne et l’indisponibilité permet d’éviter de devoir reconnaître un droit de propriété du sujet sur son corps pour lui en conférer la maîtrise.
La préférence pour le principe d’autodétermination. Remédier à ces lacunes et incertitudes supposait de placer les pouvoirs de la personne sur son corps sous l’égide d’un nouveau principe directeur apte à les gouverner harmonieusement. Autrement dit, il était nécessaire de trouver un nouvel instrument qui soit à la fois pourvu d’un fondement théorique, conforme à la pratique et dénué de tout lien avec la sphère patrimoniale pour ne pas créer de confusions terminologiques.
A cet égard, le principe d’autodétermination consacré par la Cour européenne des droits de l’homme apparaissait constituer un principe novateur d’appréhension des pouvoirs de la personne sur son corps. Le principe d’autodétermination de la personne humaine porte bien son nom : il confère le pouvoir de se donner à soi-même sa propre détermination, c’est-à-dire le pouvoir de choisir, entre plusieurs options, celle qui correspond à ses aspirations personnelles. Auto est issu du grec qui signifie « qu’on se donne à soi-même ». Le terme « détermination » renvoie « à l’action par laquelle une chose, également susceptible de plusieurs qualités, de plusieurs manières d’être, est déterminée à recevoir l’une plutôt que l’autre » 11. S’autodéterminer, c’est donc choisir soi-même la manière dont une chose, qui pourrait être traitée de différentes sortes, va être effectivement traitée. Lorsque l’objet de la détermination est le corps, s’autodéterminer permet donc de choisir la manière de traiter son corps. Appliqué au corps humain, le principe d’autodétermination offre à l’individu la faculté de choisir la manière de traiter son corps. Conformément à ce que l’étymologie du terme « autodétermination » laissait présager, le principe d’autodétermination est défini par la Cour européenne des droits de l’homme comme la « faculté de traiter son corps conformément à ses choix, y compris si cela doit conduire l’individu à porter atteinte à son intégrité corporelle » 12.
Au regard des critiques adressées au principe d’indisponibilité du corps humain, il nous appartenait de nous demander si le principe d’autodétermination est à même de combler les lacunes du droit positif français ?
Le principe d’autodétermination présente d’abord indéniablement l’avantage de constituer un vocable dépourvu de connotation patrimoniale, évitant par là-même les confusions actuelles entretenues par l’utilisation du principe d’indisponibilité.
Ensuite, le principe d’autodétermination permet aux individus de faire des choix et ces choix conduisent à la réalisation d’un acte qui trouvera toujours sa source dans la volonté du sujet et sera effectué sur lui-même. Ainsi, la source de tout acte d’autodétermination est une manifestation de volonté individuelle et son objet est la personne même qui a exprimé sa volonté. Le principe d’autodétermination va dès lors dans le sens de la pratique qui tend à donner davantage d’importance à la volonté individuelle. À travers la reconnaissance du principe d’autodétermination, la volonté individuelle se trouve placée au cœur de la question de la détermination des pouvoirs de la personne sur son corps. Les termes du débat sont dès lors posés différemment : le corps n’apparaît plus comme l’élément central, il n’est que l’objet sur lequel un choix est à même de se concrétiser. Désormais le corps humain est appréhendé par le biais de la volonté individuelle.
Enfin, rattaché par la Cour européenne au droit au respect de la vie privée, le principe d’autodétermination bénéficie d’un fondement textuel : l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme.
Par conséquent, le principe d’autodétermination constitue bien un principe directeur pourvu d’un fondement théorique, conforme à la pratique et qui ne crée pas de confusions terminologiques avec la sphère patrimoniale.
Les actes découlant du principe d’autodétermination répondent à deux critères constants et s’inscrivent dans un domaine d’application également constant : tout acte d’autodétermination trouve son origine dans une manifestation de volonté, se réalise sur le corps de celui qui l’a émise et dépend de sa vie privée. Si la manifestation de volonté doit être autonome, en revanche, l’objet de l’acte d’autodétermination est indifférent. C’est pourquoi, l’article 16-3 du Code civil qui subordonne la prise en compte du consentement à l’accomplissement d’une nécessité médicale doit être remis en question pour permettre la réception du principe d’autodétermination en droit français. Dans sa quête d’épanouissement personnel, l’individu peut impliquer des tiers, il peut même avoir besoin de recourir à l’intervention d’un tiers. Néanmoins, un tiers acceptera difficilement d’être impliqué dans un acte d’autodétermination s’il risque de voir sa responsabilité civile ou pénale engagée ultérieurement. À cet égard, c’est la valeur justificative du consentement qui doit être promue.
Aussi, pour pouvoir effectivement appréhender les pouvoirs de la personne sur son corps à travers le prisme du principe d’autodétermination, certains obstacles juridiques à la prise en compte de la volonté individuelle doivent être levés. Ainsi, la revalorisation de la manifestation de volonté individuelle à travers le principe d’autodétermination conduit à modifier certains aspects du droit positif telle que la force justificative du consentement dans le cadre limité de la vie privée.
L’utilité du principe d’autodétermination pour renouveler la manière dont le Droit appréhende les pouvoirs de la personne sur son corps rend prégnant l’intérêt de l’intégrer en droit interne. Mais quelles seraient concrètement les conséquences de l’intégration du principe d’autodétermination en droit français ? Quelles seraient les nouvelles prérogatives dont pourraient ainsi jouir les individus ?
Dans le travail de détermination de l’étendue des pouvoirs de l’individu sur son corps, le principe d’autodétermination donne une voie à suivre : respecter les choix de l’individu. Préalable nécessaire, ce principe est toutefois insuffisant pour que la maîtrise de son corps offerte à l’individu déploie tous ses effets. À cette fin, plus qu’un simple principe directeur, il faut offrir à l’individu de véritables prérogatives pour qu’il puisse réellement « opérer des choix concernant son propre corps » 13.
Après avoir établi que le contenu du principe d’autodétermination permet de renouveler de manière convaincante les pouvoirs de la personne sur son corps, il convenait de saisir juridiquement ce contenu en lui attribuant une qualification juridique.
Titre 2 : La nécessité de consacrer un droit à l’autodétermination
Le caractère juridique des actes d’autodétermination. Pour ce faire, une démonstration préalable s’imposait : prouver que les actes d’autodétermination relèvent du domaine juridique. Si tel est majoritairement le cas, certains actes d’autodétermination en sont pourtant exclus. C’est le cas des actes relevant du rapport de soi-à-soi. Dépourvue de toute altérité, la réalisation de l’acte d’autodétermination sort du champ du Droit et ne peut donc être l’objet d’une quelconque prérogative juridique. Tel est notamment le cas du suicide ou de l’automutilation. Si le Droit ne pose pas d’interdit dans les rapports de soi à soi, c’est simplement parce qu’il n’y a pas sa place.
Le silence du Droit est ici aussi éloquent que son discours. Seul face à lui-même, l’individu s’abstrait de toute contrainte juridique et jouit d’une liberté absolue pouvant notamment le conduire à s’autodétruire. Cette absence de contrainte juridique a inévitablement pour corollaire que le Droit prive aussi l’acte d’autodétermination des bénéfices de sa protection. La construction du principe d’autodétermination aboutit donc à exclure du domaine du Droit certains actes remplissant les critères constants d’un acte d’autodétermination. Néanmoins, les hypothèses dans lesquelles l’individu se retrouve seul face à lui-même sont rares et la mise en danger de soi-même suppose souvent le concours d’autrui. Dès lors, le Droit retrouve la condition d’altérité nécessaire à son application sans toutefois que son intervention ne soit dictée par la protection de l’individu contre lui-même. Tel est le cas de la personne souhaitant se faire tatouer, de la femme voulant interrompre sa grossesse ou du patient imposant au médecin de ne pas le soigner. Lorsque la réalisation de l’acte d’autodétermination implique un tiers, la situation d’altérité alors présente fait gagner le domaine du Droit à l’acte d’autodétermination. Partant, le principe d’autodétermination englobe des actes relevant des rapports de soi à soi comme des rapports de soi à autrui mais seuls les seconds peuvent être l’objet d’une prérogative juridique.
La qualification juridique de droit à l’autodétermination. Saisir juridiquement les actes d’autodétermination à travers une opération de qualification est primordial à deux égards.
D’abord, parce que le principe d’autodétermination dégagé par la Cour européenne ne pourra valablement être intégré en droit français qu’à travers une qualification adaptée, or la France doit conformer sa législation à la jurisprudence de la Cour européenne, laquelle a autorité sur les États membres. Ensuite, parce que de la qualification retenue dépend l’étendue des pouvoirs conférés au sujet. En réalité, ces deux motivations sont étroitement liées : si seule une qualification adaptée permet d’intégrer le principe d’autodétermination en droit français, c’est précisément parce que seule la détermination des pouvoirs conférés à l’individu est de nature à savoir comment intégrer ce principe.
Évoquant tour à tour un principe, une notion ou un droit, la jurisprudence de la Cour européenne est peu utile à l’opération de qualification 14. Le manque de rigueur terminologique dont fait preuve la Cour européenne impose de se détacher des qualifications formelles qu’elle utilise pour examiner les pouvoirs substantiels qu’elle reconnaît aux individus. Est-ce une sphère d’autonomie permettant d’exclure l’intervention d’autrui ? Est-ce un pouvoir d’exiger et, si oui, d’exiger quoi ? A l’étude, il apparaît que se limiter aux qualifications classiques de liberté ou de droit subjectif ne rend pas compte de la réalité des prérogatives attachées au principe d’autodétermination par la Cour européenne. En effet, les facultés d’autodétermination sont attribuées par la jurisprudence européenne à tout individu de manière universelle pour lui permettre d’exiger d’un tiers, dans le cadre de sa vie privée, le respect de ses choix relatifs à son corps. Parce qu’il s’agit d’un pouvoir d’exiger universellement attribué, la qualification de droit à nous semble le mieux correspondre au contenu de ce que nous avions jusque-là considéré, suivant la Cour européenne, comme un simple principe. Finalement, la qualification moderne et hybride de droit à apparaît comme seule à même de saisir juridiquement le contenu du principe d’autodétermination.
En combinant le contenu dégagé à travers l’étude du principe d’autodétermination et les caractéristiques de la qualification de droit à retenue, le droit à l’autodétermination s’analyse comme le pouvoir d’exiger d’autrui le respect de ses choix effectués dans le cadre de sa vie privée lorsqu’ils sont amenés à se réaliser sur son corps.
L’émergence d’un nouveau droit à dans l’ordre juridique implique nécessairement de savoir comment le mettre en œuvre, c’est-à-dire de saisir ses limites et de s’assurer de sa garantie. Sans limite, l’exercice du droit à l’autodétermination serait destructeur de l’ordre interne ; sans garantie, il serait stérile.
Partie II : L’exercice du droit à l’autodétermination
Exercer son droit à l’autodétermination, c’est exiger d’autrui qu’il respecte les choix exprimés sur la manière de traiter son corps. Dès lors, est-il possible d’exiger d’un tiers le respect de tout choix ? Le choix de la femme enceinte d’interrompre sa grossesse contraint-il le médecin à pratiquer cette intervention ? Le choix du témoin de Jéhovah de refuser une transfusion sanguine oblige-t-il le personnel médical à s’abstenir ? Le choix d’avoir une relation sexuelle force-t-il son partenaire à l’accepter ? Le pouvoir d’exiger inhérent au droit à l’autodétermination ne peut être absolu car, si en exerçant ce droit, « chacun fait les actes qu’il veut, il ne peut imposer à autrui d’en subir l’effet » 15. L’exercice du droit à l’autodétermination ne peut être appréhendé qu’au regard de la situation d’altérité qu’il suppose, c’est-à-dire au regard des tiers, tous titulaires des mêmes droits.
De la détermination de la portée du pouvoir d’exiger le respect de ses choix, dépend la viabilité de l’exercice du droit à l’autodétermination dans l’ordre juridique. Ce dernier reposant sur un principe de soumission des sujets à la loi étatique, reconnaître au sujet le pouvoir de se donner sa propre « loi » et, plus encore, d’exiger d’autrui le respect de cette « loi » qu’il a lui-même choisie, serait destructeur s’il n’était limité. Plaider en faveur de la consécration d’un droit à l’autodétermination au sein de notre système juridique impose ainsi de circonscrire d’abord son exercice.
La loi étatique reprend alors toute son ampleur pour enfermer l’exercice du droit à l’autodétermination dans les bornes qu’elle lui assigne. Cette restriction suppose que l’État s’immisce dans la vie privée de chacun pour empêcher que certains actes d’autodétermination ne se concrétisent : ce sont des ingérences dans l’exercice du droit à l’autodétermination définies comme des restrictions de l’exercice de ce droit par une norme étatique d’ordre public (titre 1). Lorsqu’il respecte les limites qui lui sont assorties, l’exercice du droit à l’autodétermination doit, en revanche, être garanti. À cette fin, l’État doit assurer, tant à travers des obligations négatives que positives, le respect de la manifestation de volonté quelle qu’elle soit (titre 2).
Titre 1 : Les ingérences dans l’exercice du droit à l’autodétermination
Les ingérences justifiées. En tant qu’obstacle à la manifestation de volonté individuelle, l’ordre public apparaît comme l’instrument idoine de limitation de l’exercice du droit à l’autodétermination. L’ordre public est un instrument de hiérarchisation des intérêts qui permet de faire primer le plus légitime. Or c’est précisément sur une telle hiérarchisation que repose le mécanisme même de l’ingérence. En effet, en tant que restriction à l’exercice d’un droit pour protéger un autre intérêt, l’ingérence repose sur l’idée même d’une hiérarchisation. Bien entendu, il reste à identifier l’intérêt à placer au sommet de la hiérarchie créée par l’ordre public.
L’article 8§2 de la Convention européenne s’attelle à déterminer les buts légitimes susceptibles de justifier une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée. Parce qu’il est déduit du droit au respect de la vie privée, l’exercice du droit à l’autodétermination se voit encadré par le second paragraphe de l’article 8 de la Convention européenne. Ainsi, il est possible de restreindre l’exercice du droit à l’autodétermination à condition que l’ingérence soit proportionnée aux buts légitimes prévus par l’article 8§2 de la Convention européenne.
Loin de promouvoir un individualisme exacerbé, l’exercice du droit à l’autodétermination est donc, comme toute prérogative juridique, confronté à des intérêts antagonistes. Une hiérarchie normative posée a priori n’étant pas toujours à même de résoudre le conflit qui se présente, l’intervention de l’ordre public vise ici à régler le conflit en permettant une hiérarchisation ponctuelle des intérêts en présence. Ainsi, l’ordre public n’est qu’un moyen qui doit être mis au service d’une fin pour pouvoir effectivement régler un conflit en plaçant un intérêt au dessus de l’autre pour établir une hiérarchie.
À la lecture du second paragraphe de l’article 8 de la Convention européenne, les motifs d’ingérence dans l’exercice du droit à l’autodétermination apparaissent nombreux. Toutefois, un point commun semble les réunir : l’ingérence vise systématiquement la protection des tiers, directement ou indirectement. Cet objectif est d’abord particulièrement visible à travers la protection des droits et libertés d’autrui. Mais la protection des tiers est encore perceptible à travers les autres objectifs de l’article 8§2 de la Convention que sont la sécurité nationale, la sûreté publique, le bien-être économique du pays, la défense de l’ordre, la prévention des infractions pénales et la protection de la santé. Ainsi, l’ensemble des ingérences possibles vise la protection d’autrui à travers la protection directe de ses droits ou à travers la protection des conditions nécessaires à l’exercice des droits : la « sécurité nationale », la « sûreté publique », la « salubrité publique », etc.
Seule la morale et la santé ne sont pas assorties de l’adjectif « public » ou « national ». Est-ce dire que l’article 8§2 de la Convention européenne permettrait de restreindre l’exercice du droit à l’autodétermination pour protéger la morale ou la santé du titulaire du droit lui-même ? Admettre ce motif de restriction du droit à l’autodétermination serait en incohérence complète avec la consécration du droit à l’autodétermination. En effet, en restreignant l’exercice d’un droit permettant de porter atteinte à son intégrité physique ou psychique pour protéger la santé ou la morale du titulaire de ce droit, la Cour européenne reprendrait d’une main ce qu’elle a donné de l’autre. Dès lors, il ne peut s’agir que de protéger la santé ou la morale d’un tiers.
Cette position est conforme à celle posée par les théories du Contrat social qui veulent que, dans le cadre de la vie privée, l’unique finalité de restriction d’un droit soit la préservation des droits d’autrui. Cela s’explique par le fait que, dans le cadre de la vie privée, la vie sociale au nom de laquelle les individus ont renoncé à une partie de leurs libertés n’est matérialisée que par la présence d’un tiers. Certes, le Contrat social n’est posé que comme une hypothèse et nul ne prétend qu’il ait effectivement existé un tel contrat, mais, bien que pure construction intellectuelle, il permet de cerner les pouvoirs de l’État 16. Le Contrat social constitue in fine une justification rationnelle des contraintes qu’impose la vie en société. L’exercice du droit à l’autodétermination étant circonscrit au cadre de la vie privée, l’ordre public a donc ici pour finalité de préserver les droits des tiers contre les atteintes que pourrait leur causer l’exercice du droit à l’autodétermination.
Est-ce dire que le droit à l’autodétermination devra céder chaque fois qu’il se trouvera confronté aux droits d’un tiers ? La réponse est négative car l’instrument qu’est l’ordre public répond en outre à une méthode qu’est la proportionnalité, seule à même de trancher un litige entre deux prérogatives de même valeur hiérarchique. Le contrôle de proportionnalité s’effectue en trois temps, correspondant à trois questions. L’ingérence est-elle apte à réaliser l’objectif poursuivi ? Parmi les différentes mesures envisageables pour réaliser l’objectif, l’ingérence adoptée constitue-t-elle la mesure la moins restrictive des droits ? Le rapport créé entre la restriction d’un droit et la protection d’un autre est-il équilibré ?
A l’issue de ce contrôle, seules les atteintes disproportionnées aux droits des tiers doivent être interdites. Ainsi, pour protéger la santé des tiers, il est possible d’interdire de fumer dans les lieux publics, mais le maintien de la possibilité de fumer ailleurs permet de conserver une juste proportion entre la restriction du droit à l’autodétermination et la protection du droit à la santé d’autrui. En revanche, l’interdiction générale et absolue de tout usage de drogue constitue une atteinte disproportionnée à l’exercice du droit à l’autodétermination. L’ordre public veille donc à ce que l’exercice du droit à l’autodétermination ne porte pas une atteinte disproportionnée aux droits des tiers et vice versa.
Les ingérences injustifiées. La dignité humaine a pu, parfois, s’ériger en obstacle au droit à l’autodétermination. Pour ce faire, il faudrait que la dignité humaine constitue un but légitime dont la protection serait assignée à l’ordre public. L’ingérence viserait alors à restreindre l’exercice du droit à l’autodétermination pour faire primer le respect de la dignité humaine. Or, nous l’avons vu, l’ingérence dans l’exercice du droit à l’autodétermination ne peut que viser la protection des droits des tiers. Ainsi, une ingérence ne peut intervenir pour faire respecter la dignité humaine que si cela implique de protéger les droits d’un tiers. Cette position n’est pas soutenable. L’Humanité n’étant pas un tiers, convoquer la dignité humaine n’a en réalité d’autre but que celui de protéger l’individu contre ses propres actions. Un nain devrait donc pouvoir consentir valablement à se faire lancer dans une discothèque sans que l’on puisse lui reprocher de porter ainsi atteinte à sa propre dignité et, par là-même, à celle de l’Humanité toute entière. La dignité est au service de la liberté et sous-tend le droit à l’autodétermination qu’elle ne peut donc logiquement pas restreindre. Dès lors, la restriction apportée à l’exercice du droit à l’autodétermination dans le but de protéger la dignité humaine serait toujours inévitablement disproportionnée.
Se réserver de protéger l’individu contre lui-même suppose de présumer que les choix effectués par un individu dans le cadre de sa vie privée sont effectués de manière libre et éclairée. En d’autres termes, le rejet de la protection d’une personne contre elle-même implique de faire confiance à la volonté individuelle en supposant que la personne est un agent rationnel.
Cette confiance trouve sa traduction juridique dans une présomption de volonté autonome, selon laquelle chacun doit être présumé en mesure de comprendre les circonstances dans lesquelles il se trouve pour prendre une décision en connaissance de cause. Ce faisant, le sujet n’a pas à prouver son autonomie, seul celui qui voudrait lui dénier le droit d’exercer son droit à l’autodétermination devrait préalablement apporter la preuve que le sujet n’est pas autonome. A défaut, il serait possible de refuser la réalisation d’un acte d’autodétermination sous prétexte que la volonté ne serait pas autonome sans avoir à en apporter la preuve préalable. Cela reviendrait en réalité à protéger le sujet contre lui-même. Par voie de conséquence, celui qui souhaite hospitaliser d’office un proche susceptible de se mettre lui-même en danger doit apporter la preuve que celui-ci est l’objet d’un trouble mental qui affecte son autonomie 17.
Reconnaître, une présomption d’autonomie dans le cadre de la vie privée est nécessaire à la mise en œuvre du droit à l’autodétermination mais n’existe pas encore en droit positif et ne doit pas être confondue avec la présomption de capacité. La première vise l’aptitude du sujet à pouvoir comprendre les enjeux d’une décision afin de la prendre librement et en toute connaissance de cause alors que la seconde concerne l’aptitude à être titulaire d’un droit et à l’exercer. La différence de notion implique une différence de champ d’application. C’est pourquoi, les majeurs protégés sont incapables mais demeurent présumés autonomes, à l’inverse des mineurs qui sont à la fois incapables et présumés non autonomes. La présomption de volonté autonome joue en faveur des majeurs protégés car un majeur est présumé avoir acquis sa compétence à comprendre les enjeux d’une décision et à faire librement ses choix. L’ouverture d’un régime de protection prononçant une incapacité d’exercice – partielle ou totale – ne rend pas la volonté globalement défaillante, de sorte qu’un majeur, même protégé, peut être présumé avoir acquis son autonomie. En revanche, la volonté d’un mineur peut être présumée immature de manière générale. En raison de son âge, le mineur est présumé ne pas avoir encore gagné son autonomie, mais être en phase d’apprentissage de celle-ci sous l’autorité de ses parents. Le mineur ne peut donc bénéficier de la présomption de volonté autonome que de manière exceptionnelle.
« Chacun se figure […], sous un régime de liberté, pouvoir réaliser son rêve » 18 si bien que, après avoir assorti l’exercice du droit à l’autodétermination d’une limite infranchissable, il convient désormais de le garantir.
Titre 2 : Les garanties de l’exercice du droit à l’autodétermination
La garantie des conditions de la présomption de volonté autonome. D’abord, la manifestation de volonté individuelle doit être respectée quel que soit son objet. Garantir l’exercice du droit à l’autodétermination c’est s’assurer que toute manifestation de volonté – exprimée dans le cadre de la vie privée et amenée à se réaliser sur son corps – est suivie d’effet indépendamment de son objet. L’Etat ne doit pas priver l’individu de certains choix de manière générale et absolue car cela consisterait à attacher à ces choix une présomption irréfragable d’absence d’autonomie. Edictées uniquement en fonction de l’objet du choix, ces interdictions rendent vain tout examen de la volonté à l’origine de l’acte, or en l’absence d’atteinte aux droits des tiers, le seul moyen d’empêcher la réalisation d’un acte d’autodétermination est de renverser préalablement la présomption d’autonomie en prouvant que le sujet est inapte à prendre une décision libre et éclairée. Cette preuve résulte de l’analyse de la manifestation de volonté en elle-même mais ne peut en aucun cas résulter de l’objet du choix. Il n’y a aucune raison d’affirmer, dans l’absolu, qu’une prostituée ou une femme voilée ne sont jamais consentantes. Par ailleurs, lorsque la loi n’interdit pas un acte et que c’est un individu qui commet une ingérence injustifiée dans l’exercice du droit à l’autodétermination, c’est l’entrave à l’exercice du droit qui doit être sanctionnée.
Garantir l’exercice du droit à l’autodétermination c’est aussi sanctionner les contraintes exercées sur les sujets aboutissant à les priver de leur faculté de choix. La contrainte se définit comme une privation de choix, c’est-à-dire comme l’absence d’une pluralité d’options et l’impossibilité de refuser la seule option présentée. De manière consciente ou non, un sujet peut subir une contrainte qui l’empêche d’exercer son droit à l’autodétermination en annihilant toute possibilité d’exprimer une volonté autonome. La victime d’une contrainte est alors conduite à effectuer un acte contre sa volonté. Cela lui ouvre droit à réparation pour violation de son droit à l’autodétermination. Néanmoins, le jeu de la présomption d’autonomie veut que la personne qui entend exercer son droit à l’autodétermination prouve son absence ponctuelle d’autonomie, c’est-à-dire qu’elle prouve avoir accompli un acte contre son gré. Pour cela elle doit prouver avoir été la victime d’une contrainte au sens strict ou celle d’un abus d’une situation de vulnérabilité. Dans cette dernière hypothèse, le sujet devra prouver sa situation de vulnérabilité ainsi que l’abus qui en a été fait par autrui.
En définitive, le sujet ne doit ni être empêché de faire ce qu’il veut ni contraint de faire ce qu’il ne veut pas. L’exercice effectif du droit à l’autodétermination implique donc que le sujet ne puisse, ni être empêché de traiter son corps comme il le souhaite, ni être contraint de traiter son corps comme il le refuse.
La garantie de l’intégrité de la volonté. Au regard de l’importance conférée à la manifestation de volonté qui doit être respectée quel que soit son objet, l’Etat doit tout mettre en œuvre pour s’assurer du caractère autonome de la volonté. C’est donc ensuite le caractère autonome de la volonté qui doit être garanti.
Dans un premier temps, il s’agit de garantir le caractère éclairé de la volonté par l’information du sujet. A titre d’exemple, une obligation de ne pas nuire à sa propre santé serait constitutive d’une ingérence dans le droit à l’autodétermination des individus qui revendiquent le droit de gérer leur santé comme bon leur semble, y compris si cette gestion les mène à l’autodestruction. Chacun est juge des risques qu’il accepte de prendre pour lui-même. Telle est la portée du droit à l’autodétermination. Cependant, l’autonomie allant de pair avec l’éducation, l’État mène une politique sanitaire préventive pour rendre chacun conscient des risques qu’il encourt lorsqu’il adopte certains comportements. Sont ainsi dispensées des informations sur les effets de certains produits et les précautions entourant leur usage. Par ailleurs, l’État interdit d’encourager l’adoption de certains comportements sans sanctionner le comportement en lui-même. Cette politique préventive basée sur l’information – même dissuasive – est respectueuse du droit à l’autodétermination et, au-delà, permet sa concrétisation en favorisant la manifestation d’une volonté éclairée.
Dans un second temps, l’Etat doit garantir le caractère libre de la manifestation de volonté par des mécanismes de vérification de la fermeté de la volonté émise. A cette fin, le droit organise un encadrement formel rigoureux de l’expression de la volonté visant à assurer l’autonomie de celle-ci, sans jamais porter atteinte à la liberté de choix du titulaire du droit à l’autodétermination. Pour être respectueux de la liberté individuelle, l’encadrement se contente d’être formel sans jamais aboutir à des interdictions substantielles.
Lorsque la personne est en état de manifester sa volonté, l’expression de celle-ci est soumise à un formalisme graduel d’une part, et à des exigences temporelles d’autre part. Lorsque la personne est hors d’état de manifester sa volonté à l’instant de la réalisation de l’acte d’autodétermination, l’expression de sa volonté doit être anticipée ou déléguée, mais jamais ignorée. Si les majeurs protégés font l’objet d’un régime particulier pouvant faciliter l’expression de leur volonté, lorsqu’ils ne sont pas en état de la manifester, ils doivent, pour le reste, être assimilés à des majeurs non protégés. Lorsqu’ils sont en état de manifester leur volonté, c’est celle-ci qui doit être recherchée et respectée. De même, s’ils ont anticipé l’expression de leur volonté ou désigné une personne pour les assister, voire les représenter, c’est cette décision qui devra être respectée, dès lors que le majeur protégé était, à cet instant, en état de manifester sa volonté. Plus que le régime de protection choisi par le juge des tutelles, c’est l’aptitude du majeur à exprimer sa volonté – directement ou indirectement – qui doit dicter les solutions, les mesures judiciaires n’intervenant qu’en ultime recours.
Conclusion
La consécration de tout nouveau droit inquiète, celle du droit à l’autodétermination, par la Cour européenne, certainement plus que les autres. L’individualisme fort qui l’anime et le caractère obligatoire de son intégration en droit interne renforcent la crainte de reconnaître une prérogative potentiellement destructrice de l’ordre juridique établi. Cette peur, si compréhensible soit-elle, n’est pourtant pas fondée. La consécration du droit à l’autodétermination, source précieuse d’un renouveau des pouvoirs de la personne sur son corps, permet de remédier aux incohérences et à l’illisibilité du droit positif. Renouveler l’approche du droit français sur les pouvoirs de la personne sur son corps en les plaçant sous l’égide du droit à l’autodétermination consacré par la Cour européenne des droits de l’homme impliquait de construire un système dans lequel le respect de la volonté individuelle constitue le maître mot. Dans ce contexte, la volonté est à la source de tout acte d’autodétermination, elle est à l’origine de l’exercice du droit à l’autodétermination, elle est l’objet d’une obligation de respect de la part des particuliers mais aussi de l’Etat, elle est protégée pour ce qu’elle représente : l’expression du libre arbitre individuel. Bien sûr, le système proposé est perfectible, mais il présente l’avantage de préserver ce qui est de l’essence de l’être humain, ce à quoi il n’a jamais renoncé et qui fait sa singularité : son libre arbitre. Dangereux, le droit à l’autodétermination le serait s’il n’était pas encadré. Espérons que nos propositions nous prémunissent quelque peu de ce risque.
Notes:
- René Char, Fureur et Mystère, Poésie/Gallimard, 1967. ↩
- Jean Pic de la Mirandole, Discours sur la dignité de l’homme (1486), in Œuvres philosophiques, trad. O. Boulnois et G. Tognon, PUF, 1993, p. 6. ↩
- A. Zabalza, « Introduction », in Droits de la personnalité, in Droits de la personnalité, J.-C. Saint-Pau (dir.), Lexisnexis, 2013, § 64. ↩
- B. Beignier, « Vie privée et vie publique », Arch. phil. dr. 1997, p. 172. ↩
- M. Levinet, Théorie générale des droits et libertés, Bruylant 2010, §4, p.53. ↩
- P. Morvan, Le principe de droit privé, thèse Paris II, 1997, §2. ↩
- Ibid, §14. ↩
- AP, 31 mai 1991, Bull. A.P. 1991, n° 4, p. 5 ; RTD civ. 1992, p. 489, note M. Gobert ; JCP G 1991, II, 21752, note F. Terré ; D. 1991, p. 417, note D. Thouvenin ; Défrénois 1991, I, art. 35088, obs. J. Massip. ↩
- Articles L. 1121-1 et suivants du Code de la Santé Publique. ↩
- Comp. articles L. 1111-4 et L. 1110-5 du Code de la Santé Publique avec l’article R. 4127-38 du même Code. ↩
- V° « Détermination » in Dictionnaire de l’Académie française. ↩
- CEDH, Pretty contre Royaume-Uni, 29 avril 2002, req. n° 2346/02, JCP G, 2002, I, 157, obs. F. Sudre ; RJPF, 2002, p. 11, obs. E. Garaud ; Defrénois, 2002, p. 1131, obs. Ph. Malaurie ; RTD civ., 2002, p. 482, obs. J. Hauser ; p. 858, obs. J.-P. Marguénaud ; RTDH, 2003, p. 71, note O. de Schutter ; JCP G, 2003, II, 10062, note C. Girault ; Gaz. Pal. 2002, doctr. 1244, note E. Chvika ; Méd. et Dr. 2003, p. 98, note H. Narayan-Fourment ; CEDH, K.A. et A.D. contre Belgique, 17 février 2005, req. n°42758/98 et 45558/99 ; JCP G 2005, I, 159, obs. F. Sudre ; RTD civ 2005, p. 341, note. J-P. Marguénaud ; RDP 2006, p. 806, obs. M. Levinet ; LPA 1er aout 2006, p. 1, Ph. Malaurie. ↩
- CEDH, K.A. et A.D., 17 février 2005, préc. §83. ↩
- V. CEDH, Pretty contre Royaume-Uni, 29 avril 2002, préc. et CEDH, Ternovsky contre Hongrie, 14 décembre 2010, préc., §22 : « the notion of personal autonomy is a fundamental principle underlying the interpretation of the guarantees of article 8 » ainsi que CEDH, Evans contre Royaume-Uni, 10 avril 2007, préc. §71 : « la notion de vie privée, notion large qui englobe, entre autres, des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu, notamment le droit à l’autonomie personnelle […] » (nous soulignons). ↩
- R. Demogue, Les notions fondamentales du droit privé, éd. La Mémoire du droit, réed. 2001, p. 150. ↩
- Rousseau écrivait d’ailleurs : « Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels », in Du Contrat social ou principes du droit politique, Bordas, 1990, p. 39. ↩
- V. articles L. 3212-1 et s. et L. 3213-1 et s. du Code de la santé publique. ↩
- R. Demogue, Les notions fondamentales du droit privé, op. cit., p. 143. ↩