La responsabilité sans faute de l’Union européenne
Thèse dirigée par le Professeur Fabrice Picod et soutenue publiquement à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas le 8 novembre 2019 devant un jury composé de Madame Brunessen Bertrand, Professeure à l’Université Renne I (rapporteure), Monsieur Benoît Delaunay, Professeur à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, Monsieur Paul Nihoul, Professeur à l’Université catholique de Louvain, Juge au Tribunal de l’Union européenne (rapporteur), Monsieur Georges Vandersanden, Professeur émérite à l’Université à l’Université libre de Bruxelles.
La notion de responsabilité sans faute est apparue dans le contentieux indemnitaire de la Cour de justice de la Communauté économique européenne dans les années 70, portée par des requérants ou leurs avocats, souvent français, qui cherchaient à faire reconnaître un nouveau principe général de responsabilité leur permettant d’obtenir l’indemnisation des préjudices subis par les entreprises qu’ils représentaient. La responsabilité sans faute se présentait alors comme un argument juridique permettant de contourner les conditions strictes du régime de responsabilité pour illégalité, notamment celle de la qualification du fait générateur du dommage imputable à l’Union européenne. Cette même finalité motiva des requérants et des avocats allemands et italiens à réutiliser le moyen de la « responsabilité sans faute » en l’associant à des théories issues de leur droit national, telles que la sonderopfertheorie (indemnisation des sacrifices spéciaux causés par une activité licite de la personne publique) ou la Haftung aus enteignungsgleichem Eingriff (quasi-expropriation). Dans leurs conclusions, les avocats généraux développèrent ce moyen en s’appuyant, d’une part, sur les théories évoquées par les requérants et, d’autre part, en faisant référence à d’autres théories nationales qu’ils rapprochèrent de celle de la responsabilité sans faute, notamment la bestuurcompensatie ou le droit de l’expropriation, l’idée étant « qu’il ne saurait y avoir d’atteinte équivalente à une expropriation résultant d’une intervention, même licite », sans indemnisation 1.
La responsabilité sans faute se présente ainsi, dès l’origine comme un moyen d’élargir la responsabilité de l’Union européenne et de protéger le droit à réparation tel qu’il est reconnu par l’article 340, alinéa 2 traité FUE et l’article 41, paragraphe 3, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Ce renforcement est nécessaire dans la mesure où le système de responsabilité actuel favorise la protection de l’activité publique de l’Union en empêchant les particuliers d’être indemnisés de certains préjudices inéquitables que leur cause l’activité publique de l’Union européenne, laquelle réglemente aujourd’hui de nombreux aspects de la vie quotidienne des administrés européens.
L’objet de la recherche est alors de s’interroger sur l’aptitude de la responsabilité sans faute à satisfaire à son objectif, à savoir combler les carences de protection juridictionnelle découlant du système de responsabilité extracontractuelle de l’Union européenne. Le constat regrettable est que la responsabilité sans faute reste en défaut d’offrir aux justiciables un dispositif propre à pallier les rigueurs de la responsabilité extracontractuelle de l’Union européenne fondée sur la faute. Cela provient de ce que le principe de responsabilité sans faute n’est pas reconnu expressément par la Cour de justice de l’Union européenne et qu’il existe de multiples incertitudes liées à ses fondements. Cela découle ensuite de l’interprétation stricte des conditions de son engagement. Cela résulte enfin de la réintégration des conditions restrictives du régime de responsabilité pour illégalité fautive et celles des voies de droit du contrôle de la légalité, que la responsabilité sans faute avait pourtant vocation à contourner.
L’étude de la responsabilité sans faute n’en dévoile pas moins une construction prétorienne originale emprunte de l’influence des droits nationaux de la responsabilité publique et de la tendance, toujours croissante, à l’intégration de la protection des droits fondamentaux dans le contrôle de la définition et de la mise en œuvre des politiques et actions de l’Union européenne. Cette thèse est consacrée à l’étude de la notion de responsabilité sans faute et à l’identification des obstacles à son ineffectivité. Pour ce faire, elle traite dans une première partie, les difficultés qu’il y a à concevoir la responsabilité sans faute en droit de l’Union européenne (Partie 1) et, dans une seconde partie, le caractère imparfait de l’aménagement de ses régimes (partie 2).
Partie 1 : La conception difficile du principe de responsabilité sans faute
Dans la première partie, la thèse propose de définir le contenu du principe de responsabilité sans faute, de vérifier son existence en tant que principe de la responsabilité extracontractuelle de l’Union européenne et d’identifier ses fondements juridiques.
La première formulation de la responsabilité sans faute en droit de l’Union européenne est celle d’une responsabilité du fait d’une activité publique licite. Cette forme de responsabilité sans faute occupe néanmoins une place équivoque parmi les principes de la responsabilité extracontractuelle de l’Union européenne. Tout d’abord, parce que le juge reconnaît le principe sous la forme d’une hypothèse, laquelle interpelle sur l’existence même de la responsabilité sans faute en tant que principe. Ensuite, parce que le juge n’a jamais engagé la responsabilité de l’Union européenne du fait des dommages causés par une de ses activité publique licite. En outre, dans le rare cas où la Cour de justice a vérifié l’hypothèse de cette responsabilité, à savoir s’agissant des préjudices causés par l’activité normative de l’Union européenne impliquant des choix de politique économique, il a refusé de la consacrer en tant que principe 2.
Malgré cette forme hypothétique, des occurrences jurisprudentielles existent qui permettent d’identifier la rupture de l’égalité devant les charges publiques comme le fondement juridique de la responsabilité du fait d’une activité publique licite. Cette justification trouve son inspiration dans le droit des États membres. Sa conception a cependant été adaptée par le juge de la Cour de justice au droit de l’Union européenne. En effet, l’égalité devant les charges publiques ne découle pas ici d’une conception solidariste de l’égalité de traitement, comme c’est le cas dans les droits nationaux, mais d’une conception libérale. La rupture de l’égalité devant les charges publiques se présente alors comme une atteinte au droit fondamental à l’égalité de traitement. Cependant, ce fondement ne permet pas d’expliquer tous les cas dans lesquels la responsabilité sans faute peut-être envisagée, car toutes les atteintes aux droits fondamentaux ne constituent pas une rupture de l’égalité devant les charges publiques.
Or, à côté de la responsabilité du fait d’une activité publique licite, les juges de la Cour de justice de l’Union européenne développent progressivement un autre cas de responsabilité sans faute : celui de la responsabilité du fait d’une activité illicite mais non fautive, laquelle se présente sous la forme d’une responsabilité objective du fait d’une atteinte substantielle aux droits fondamentaux. Cette responsabilité doit être rattachée au principe de la responsabilité pour illégalité, mais elle peut être appréhendée par la notion de responsabilité sans faute lorsque l’illicéité réside dans la disproportion du préjudice et non dans le fait générateur de la responsabilité. Cette forme de responsabilité n’a pas pour fonction de sanctionner l’activité des institutions de l’Union européenne, mais de compenser par le biais du versement d’une indemnité l’atteinte disproportionnée aux droits fondamentaux.
Le fondement de cette responsabilité se trouve alors dans la rupture du principe de proportionnalité. Ce dernier, à la différence du principe d’égalité devant les charges publiques est particulièrement adapté au droit de l’Union européenne, dans la mesure où il s’agit d’un principe général du droit qui s’impose dans tous les domaines du droit de l’Union européenne. La rupture de la proportionnalité justifie la responsabilité sans faute de l’Union, tout d’abord, lorsque le préjudice prévisible aurait pu être évité, mais que les institutions de l’Union européenne n’ont rien fait et ensuite, lorsque le préjudice est un effet secondaire indésirable de l’activité publique qui porte une atteinte excessive aux droits fondamentaux.
Partie 2 : L’aménagement imparfait des régimes de responsabilité sans faute
L’ineffectivité de la responsabilité sans faute ressort de l’aménagement des deux régimes sur lesquels elle repose. Qu’il s’agisse de l’appréciation des conditions de son engagement ou de la manière dont ces régimes sont intégrés dans la systématique des voies de droit, l’interprétation donnée par le juge de l’Union vise en réalité à protéger l’activité de l’Union européenne et les deniers publics. Or, si cette justification est admissible, les régimes de responsabilité sans faute sont toutefois censés être plus favorables à la victime que le régime de responsabilité pour illégalité fautive. Tel n’est pas le cas en l’état actuel du droit positif.
Les conditions d’engagement de la responsabilité du fait d’une activité publique licite et celles de la responsabilité du fait d’une atteinte substantielle aux droits fondamentaux sont excessivement difficiles, voire impossibles, à prouver. Cela résulte, en premier lieu, de l’appréciation de la condition de l’anormalité du dommage dans le régime de responsabilité du fait d’une activité publique licite, le juge ayant toujours tendance à considérer que le dommage était prévisible et qu’il n’atteint pas un seuil de gravité nécessaire à la traduction de son anormalité. En second lieu, le même constat peut être fait s’agissant de l’analyse de la disproportion d’une atteinte dans le cadre de la responsabilité du fait d’une atteinte substantielle aux droits fondamentaux. Le juge s’appuie sur l’existence d’un motif d’intérêt général pour justifier les atteintes aux droits fondamentaux, sans même procéder à l’examen de la proportionnalité stricto sensu. La condition du lien de causalité n’est pas plus propice à l’engagement de la responsabilité sans faute. D’une part, la sélection d’une cause déterminante parmi les différents faits générateurs du dommage restreint les situations dans lesquelles le juge considère comme établi la causalité. D’autre part, du point de vue de l’imputation du fait générateur du dommage à l’Union européenne, l’analyse de la jurisprudence montre qu’il existe une dissociation entre l’exercice de l’autorité par les institutions et l’imputation juridique de leurs activités à l’Union européenne.
En outre, l’ineffectivité de la responsabilité sans faute résulte de la manière dont les régimes de responsabilité sans faute sont intégrés dans la systémique des voies de droit. L’interprétation donnée des conditions du fait générateur, du préjudice et du lien de causalité dans le cadre de la responsabilité sans faute montre que des liens évidents subsistent entre les voies de droit de contrôle de la légalité et le recours en responsabilité, lesquels fragilisent la réalisation de l’objectif poursuivi par le recours en indemnité. Les régimes de responsabilité sans faute apportent certes des facilités pour l’ouverture du droit à réparation, notamment en assouplissant la preuve de la condition du fait générateur. Néanmoins, le juge réintègre certaines conditions restrictives de l’engagement de la responsabilité propre au contrôle de la légalité dans le cadre de l’appréciation du dommage anormal et spécial ou de l’atteinte substantielle aux droits fondamentaux. Tel est le cas, par exemple, s’agissant de la notion « d’affection individuelle » propre à la recevabilité du recours en annulation qui est réintégré en substance dans l’appréciation de la spécialité du dommage.
Des solutions existent pour dépasser les causes de l’ineffectivité de la responsabilité sans faute, néanmoins, elles supposeraient que les juges de la Cour de justice de l’Union européenne conçoivent plus largement leur office.