Le Conseil constitutionnel par lui-même. Contribution à une analyse de la production du droit
Thèse dirigée par la Professeure Véronique Champeil-Desplats et soutenue publiquement le 21 octobre 2022 à l’Université Paris Nanterre devant un jury composé des professeurs Anne Levade (Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Mikhaïl Xifaras (Professeur à Sciences Po Paris), Arnaud Le Pillouer (Professeur à l’Université Paris Nanterre), Corinne Luquiens (Membre siégeant au Conseil constitutionnel).
Par Michael Koskas, Maître de conférences à l’Université Paris Nanterre (Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux).
Pour dépasser les approches classiques qui inscrivent les décisions du Conseil constitutionnel dans un ordre cohérent, unifié et surplombant, les auteurs s’arment le plus souvent de grands modèles théoriques comme l’analyse stratégique ou l’analyse économique du droit. L’ouverture récente de l’institution sur ses propres pratiques appelle à s’émanciper de ces théorisations héritées de la science politique ou de la théorie des jeux pour mettre au point un modèle explicatif plus proche des réalités empiriques du fonctionnement de l’institution. La perspective propose ainsi une démarche de type pragmatique, ou « micro », attentive aux pratiques et aux attitudes des différents acteurs du Conseil constitutionnel. Elle se focalise ainsi sur l’autodétermination de l’institution, soit sa manière d’organiser, par elle-même, la production de ses décisions.
Afin d’y parvenir, l’approche ne se limite pas à l’étude de la jurisprudence ou des textes normatifs qui régissent l’organisation ou le fonctionnement du Conseil constitutionnel tels que la Constitution, la loi organique du 7 novembre 1959, les règlements intérieurs. La méthode pragmatique mise au point interroge moins le contenu de ces règles juridiques que l’activité qui gravite autour de celles-ci : elle explore ainsi les manières avec lesquelles de tels énoncés sont invoqués, interprétés, contestés ou écartés en pratique par les acteurs du Conseil constitutionnel et avec quels effets[1]. L’étude implique dès lors l’exploitation de matériaux encore peu manipulés par la doctrine juridique française et susceptibles de fournir de précieuses informations sur la production des décisions. Constitué des procès-verbaux des séances de délibération, des témoignages publics ou privés des acteurs, des documents de travail (publics ou fictifs) circulant au sein de l’institution, ce matériau présente à l’évidence un caractère protéiforme. L’appréhension d’une telle hétérogénéité implique le recours à une méthodologie plurielle, ouverte à l’interdisciplinarité. Elle se nourrit à cet égard des progrès réalisés dans les sciences sociales telles que l’anthropologie, la sociologie ou la philosophie du langage. À la faveur d’un regain d’intérêt pour l’étude des savoirs et des techniques[2], ces disciplines ont récemment développé des méthodes d’exploration, utiles pour s’approprier de telles ressources sur la prise de décisions. L’examen du Conseil constitutionnel par lui-même repose sur l’analyse de cette littérature « grise » pouvant être rangée sous trois catégories : les actes préparatoires aux décisions (qualifiés dans la recherche de « petites » sources du droit[3]) ; les archives du Conseil constitutionnel (particulièrement les comptes-rendus de délibération) ; les témoignages publics ou privés obtenus par une quarantaine d’entretiens ethnographiques réalisés avec les différents types d’acteurs du Conseil (membres-conseillers, secrétaires généraux, juristes, etc.). Interdisciplinaire, le travail ne reste pas moins de nature exclusivement juridique : l’objet consiste à percevoir comment concrètement se fabrique le droit au Conseil constitutionnel en vue de nourrir une compréhension épistémologique des sources du droit.
L’effervescence actuelle du « tournant technique des sciences (sociales) du droit »[4] ne justifie toutefois pas, à elle seule, de s’intéresser aujourd’hui à la mécanique décisionnelle du Conseil constitutionnel. À cette opportunité scientifique s’en ajoute une autre, de type institutionnel, lié à l’ouverture récente et sans précédent de l’institution sur ses propres pratiques. Sous l’effet d’une communication « proactive »[5], le Conseil constitutionnel a en effet accéléré de la diffusion d’information sur son fonctionnement. Depuis l’année 2008 et l’adoption de la réforme constitutionnelle à l’origine de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), on peut relever la mise à disposition de différentes ressources dont il paraissait opportun de se saisir : les comptes-rendus des délibérations, le recueil de témoignages d’anciens conseillers et secrétaires généraux[6], la diffusion filmée des audiences QPC, les rapports annuels d’activité, ou encore les contributions extérieures. L’effort de transparence du Conseil est encore perceptible à travers l’initiative du projet QPC 2020, dont on rappelle l’ambition de « mieux connaitre les aspects sociologiques de la QPC, à travers notamment les différents acteurs de la procédure »[7], ou encore l’adoption d’un règlement intérieur sur la procédure relative aux déclarations de conformité. C’est finalement de cette rencontre entre des ressources encore peu exploitées et des méthodes scientifiques innovantes que nait l’ambition d’analyser l’autodétermination du Conseil constitutionnel.
L’investigation invite à penser à nouveaux frais la notion doctrinale largement éprouvée de « juridictionnalisation » du Conseil constitutionnel[8]. Si les auteurs ont bien identifié que ce processus ne saurait être perçu comme l’évolution logique et continue d’un cheminement entamé en 1958, ils ne se sont toutefois pas encore donné les outils critiques permettant de retracer cette histoire au prisme des dispositifs techniques et des débats parfois vifs qui ont agité les acteurs du Conseil constitutionnel au gré des différents contextes. Intervenue au début des années 1990, la juridictionnalisation du Conseil constitutionnel résulte aussi, et pour une large part, de nouvelles méthodes de travail inspirées du fonctionnement des juridictions administratives. Les acteurs du Conseil constitutionnel (conseillers comme collaborateurs) ont ainsi favorisé l’instauration d’une nouvelle façon de travailler, une autre « culture juridique »[9], ou encore une routine juridictionnelle, sensible à l’autoréférence[10], à la continuité jurisprudentielle. D’autant plus affirmée avec l’instauration de la QPC, cette rationalisation[11] du processus de décision est encore pleinement perceptible aujourd’hui. Elle se remarque par un encadrement toujours plus important des projets de décisions par un travail préparatoire routinier, structuré par l’utilisation de dispositifs informationnels orientés vers le recours à des méthodes d’interprétation privilégiant la cohérence jurisprudentielle[12]. L’étude du Conseil constitutionnel par lui-même revient, dans un premier temps, sur l’origine et les modalités de cette accentuation de la prédétermination des décisions par le travail préparatoire (Partie 1). La richesse du matériau à notre disposition invite aujourd’hui à percer la boîte noire des séances de délibération pour considérer que les membres disposent de la possibilité de « redéterminer » par eux-mêmes les décisions. Les voies de cette redétermination ne sont toutefois pas structurelles ; elles varient en fonction des profils des membres, de leurs poids respectifs dans l’institution et du type de décision à rendre. Tel est le second temps de l’exploration de l’autodétermination du Conseil constitutionnel qui envisage la redétermination relative des décisions par les conseillers (Partie 2).
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La première partie de cette étude prend pour objet le travail préparatoire aux décisions du Conseil constitutionnel. En complément de la littérature doctrinale et institutionnelle produite sur le sujet, une enquête empirique, fondée sur une observation in situ et une quarantaine d’entretiens avec les acteurs de l’institution, permettent d’identifier avec précision les enjeux relatifs à la préparation décisionnelle. La notion englobante de travail préparatoire aux décisions invite à considérer l’ensemble des mises en forme du droit confectionnées par les collaborateurs, que ce soit à travers les dossiers documentaires ou les notes d’analyse juridique par exemple. Retracer la généalogie du travail préparatoire permet d’apprécier sa capacité progressive à prédéterminer les décisions, si bien qu’il est désormais possible d’assimiler ces documents préparatoires à des « petites » sources du droit (cf. supra) en raison de leur capacité à prédéterminer les décisions ; prédétermination qui se manifeste tant du point de vue de la préparation des projets de décision (titre 1) que de leur appropriation par les conseillers (titre 2).
Le titre 1 s’intéresse à la préparation des projets de décision par les collaborateurs responsables du contentieux, à savoir le secrétaire général, les membres du service juridique et, dans une moindre mesure, les acteurs du service de la documentation. La mise en perspective historique des premières phases de la préparation décisionnelle laisse envisager un accroissement de l’encadrement de la préparation décisionnelle depuis les années 1990, constitutif du mouvement de juridictionnalisation de l’institution observé par la doctrine[13]. De ce point de vue, la juridictionnalisation du Conseil constitutionnel a renforcé l’importance des projets de décision dans la prédétermination des décisions que ce soit par le renforcement du rôle des documents préparatoires ou par le formatage des décisions.
La préparation décisionnelle progressivement organisée autour d’une routine juridictionnelle inspirée du contentieux administratif est l’objet du chapitre 1. Sa capacité à orienter les décisions s’accroit particulièrement en 1993 et en 2000 avec l’entrée en vigueur des lois sur le financement de la vie politique. La collaboration parfois directe du Conseil d’État s’avère alors autant décisive que précieuse pour faire face à l’afflux de ce nouveau contentieux électoral de masse. Les deux ailes du Palais-Royal s’associent pour informatiser le Conseil constitutionnel et y développer les technologies de l’information. L’informatisation du traitement des abstrats, ces unités informationnelles résumant tout ou partie des décisions, constitue l’une des avancées significatives vers l’accroissement du rôle des documents préparatoires dans la préparation décisionnelle. Couplé au développement de ces technologies, le renforcement du nombre de collaborateurs facilite lui aussi l’élaboration des documents-types confectionnés pour le traitement des différentes affaires. Les « notes d’analyse juridique » produites dans le cadre du contentieux constitutionnel par le service juridique sont symptomatiques de cette juridictionnalisation. Instituées par Jean-Éric Schoettl dès son arrivée à la tête du secrétariat général (1997-2007), ces notes renforcent la prédétermination du contenu juridique des projets de décision à la faveur de méthodes interprétatives orientées vers la cohérence jurisprudentielle, ceci au détriment d’une ouverture à des « audaces opportunes » pour reprendre l’expression de l’ancien conseiller et professeur Jacques Robert dans un article au titre évocateur[14].
À la confection de la documentation juridique, succède l’écriture des projets de décision par les collaborateurs. Objet du chapitre 2, cette étape du travail préparatoire porte l’ambition d’objectiver les propriétés des formats de décisions utilisés comme support standardisé pour l’écriture des projets de décision par les collaborateurs. L’étude généalogique de ces modèles met en exergue leur capacité à structurer toujours davantage les décisions vers un format et un contenu prédéterminé. L’examen de modèles de décision fictifs, reconstitués à partir d’entretiens avec de nombreux collaborateurs du service juridique, met en évidence que le formatage des décisions se fonde, par exemple, sur la préinscription de formules tirées de précédents jurisprudentiels. Les modèles s’apparentent ainsi à des « compositions formulaires »[15], associant divers extraits de la jurisprudence du Conseil. La structuration des décisions se retrouve par ailleurs dans la manière avec laquelle les juristes se saisissent de ces modèles. L’analyse des conventions relatives à l’écriture du projet de décision laisse entrevoir qu’un tel processus repose pour partie sur une opération de transposition littéraire consistant à retranscrire le contenu des notes juridiques dans le format décisionnel[16]. Certes, il demeure possible de faire exception à cette convention, autrement dit s’abstraire du contenu des notes pour rédiger le projet de décision. Une telle initiative reste toutefois soumise à une épreuve de justification ; son exigence confortant là aussi la thèse d’une prédétermination des décisions par le travail préparatoire.
Le titre 2 de la première partie s’attache ensuite à l’appropriation de ce travail préparatoire par les conseillers. En complément de l’exploitation des témoignages publics des membres du Conseil constitutionnel, l’analyse de ce processus repose sur une série d’entretiens ethnographiques[17]. Douze conseillers (siégeant ou non au moment de l’enquête) ont ainsi été longuement interrogés afin de constituer un corpus significatif de représentation sur l’effet du travail préparatoire sur les décisions qui incombent aux conseillers. Les propos recueillis permettent de considérer que la manière avec laquelle les conseillers s’approprient les projets de décision transmis par les collaborateurs s’apprécie à l’aune de facteurs aussi divers que leur compétence juridique, leur conception du métier de juge constitutionnel ou encore l’environnement du Conseil et des représentations qu’ils y associent. C’est pourquoi l’examen de l’appropriation du travail préparatoire par les conseillers repose autant sur l’appréciation des ressources institutionnelles dont ils disposent que sur les diverses façons qu’ils ont de recevoir le matériau juridique produit par les collaborateurs.
Le chapitre 1 porte son intérêt sur l’environnement au sein duquel décident les membres-conseillers. Loin d’apparaitre comme une « contrainte »[18], le cadre institutionnel est le plus souvent perçu par les conseillers comme une « ressource » lors de l’appropriation du travail préparatoire. L’objectivation de ces ressources permise par la littérature doctrinale et le croisement des multiples entretiens permet d’insister sur leur richesse objective. Elles peuvent être mises en ordre au travers d’une typologie fondée sur un critère organisationnel distinguant les ressources humaines, temporelles et spatiales ; chacune étant pourvue d’une potentialité pour appréhender, « travailler »[19], le matériau juridique transmis par les collaborateurs. Le renforcement du nombre de collaborateurs, l’anticipation possible du travail en contentieux constitutionnel, l’organisation spatiale du Palais-Montpensier favorisant les échanges entre conseillers, ne constituent que trois exemples de ressources potentielles dans l’exercice du « métier de juge constitutionnel »[20]. Reste à savoir comment les membres-conseillers en font usage : quels sont les regards portés sur la compétence et la disponibilité des collaborateurs, sur les délais de décision, notamment depuis la réforme de la QPC ? Pour le percevoir, les témoignages publics ou privés (entretiens ethnographiques) constituent une ressource précieuse. Ils mettent en évidence qu’eu égard aux représentations qui leur sont attachées, les ressources à disposition des conseillers participent de l’accentuation de la prédétermination des décisions par le travail préparatoire. L’estime considérable prêtée aux collaborateurs et la confiance témoignée envers les solutions juridiques qu’ils suggèrent dans le travail préparatoire en sont des exemples révélateurs.
Le chapitre 2 analyse plus spécifiquement les différentes façons qu’ont les membres-conseillers de recevoir les projets de décision confectionnés par les collaborateurs. Les témoignages révèlent que la réception se matérialise par différents positionnements, ou points de vue, à l’égard du travail préparatoire transmis. Trois se manifestent principalement avec une fréquence sensiblement inégale. Les positionnements de type « autoréférentiel » sont les plus rencontrés : les conseillers manifestent une confiance très marquée à l’égard de travail préparatoire au point de ne se référer qu’à lui-même dans leur travail de décision. Beaucoup plus rares sont les positionnements de type « institutionnel ». Un tel positionnement peut être rapproché du cas présenté par Duncan Kennedy lorsqu’il décrit la situation d’un juge pourvu de « préférences idéologiques » et n’approuvant pas la solution que suggère l’application de la règle juridique. S’il souhaite proposer une nouvelle interprétation de la règle, le magistrat mis en scène n’a alors pas d’autres choix que de fournir un important travail personnel[21]. Le positionnement « institutionnel » retrouvé au Conseil constitutionnel se rapproche à bien des égards de cette figuration. Il traduit ainsi une approche constructive à l’égard des documents de travail, en vue de permettre la réalisation d’un projet de réforme de l’institution inscrit dans le temps long. Le positionnement « instinctif », enfin, se situe à mi-chemin des deux précédents. Ce n’est que de manière ponctuelle que le conseiller s’autorise à remettre en cause les interprétations des collaborateurs ; aucun projet institutionnel n’étant toutefois perceptible. L’approche substantielle de la réception retenue dans la thèse invite toutefois à dépasser la cartographie des positionnements pour en investiguer les causes. La mise en perspective des témoignages met en évidence que les positionnements sont, pour partie, conditionnés par les conseillers eux-mêmes. Les points de vue des membres à l’égard des projets de décision sont ainsi tributaires de paramètres tels que les compétences juridiques, l’expérience institutionnelle, les représentations du métier du juge constitutionnel ou bien encore les conventions que ces acteurs façonnent pour orienter les conduites rue de Montpensier.
En somme, l’hypothèse d’un accroissement de la prédétermination des décisions par le travail préparatoire se mesure à plusieurs niveaux, que ce soit au niveau de la préparation des projets de décision par les collaborateurs (recours privilégié aux méthodes d’interprétation fondées sur la cohérence de la jurisprudence ; formatage accru des projets de décisions ; modification du mode d’assistance des conseillers par un recours systématique aux « notes d’analyse juridiques ») ou à leur appréhension par les membres du Conseil constitutionnel (usages des ressources ; manière de réceptionner le travail préparatoire). Un tel processus, à l’origine d’un bouleversement des pratiques internes à l’institution, est constitutif de l’accélération du phénomène de juridictionnalisation du Conseil constitutionnel intervenu au cours des années 1990.
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Poursuivant les étapes de l’élaboration des normes, la seconde partie étudie le travail décisionnel des conseillers lors des séances de délibération. La qualité exceptionnelle du matériau constitué par les archives des comptes-rendus de délibération pour la période 1959-1995 justifie de s’y arrêter longuement. L’accessibilité de ces documents, rendue possible par la loi organique n° 2008-695 du 15 juillet 2008 relative aux archives du Conseil constitutionnel, donne l’occasion de percer, autant que possible, la boîte noire du Conseil pour entreprendre une véritable enquête sur le rôle des conseillers dans la détermination des décisions. L’analyse de ces ressources met en exergue la grande latitude dont ils disposent à cet égard. Quand bien même les décisions seraient fortement prédéterminées, les conseillers disposent de l’opportunité de les redéfinir par eux-mêmes. Ils ne la saisissent toutefois pas forcément, c’est pourquoi la redétermination n’est que relative. Une grille d’analyse empruntée à Hans Kelsen semble à même de dévoiler cet aspect du processus de décision. Celle-ci invite à distinguer analytiquement une approche statique des comportements des conseillers, visant à rendre compte de l’ensemble des profils de conduites et des modes de coordination (titre 1), d’une approche dynamique dédiée à l’étude des capacités des membres à intervenir sur le contenu des décisions (titre 2).
La compréhension de la détermination du droit par les conseillers à partir de l’analyse exhaustive de trente-six années de comptes-rendus des délibérations (1959-1995) suppose un premier travail de mise en ordre, objet du titre 1. L’analyse exhaustive de plus de huit-cents procès-verbaux de délibération permet de dresser une typologie à même de fournir un modèle de compréhension de l’ensemble des conduites observées. La production du droit au moment des délibérations n’est toutefois pas seulement l’œuvre de comportements isolés ; elle est également tributaire des manières avec lesquelles interagissent les conseillers. Telle est la raison pour laquelle l’analyse statique, prenant également pour objet les rapports individuels, propose une cartographie des modes de coordination.
Le chapitre 1 porte son attention sur l’ensemble des conduites des membres-conseillers telles qu’elles ressortent des procès-verbaux de délibération. L’appréhension de la diversité des comportements observables procède de la mise au point d’une typologie permettant de dégager des modes de conduites, autrement dit des « profils ». L’ordonnancement proposé se fonde sur des facteurs explicatifs tels que les trajectoires, académiques et professionnelles, des conseillers et leurs représentations, qu’elles soient relatives à leur compétence ou à la fonction du Conseil constitutionnel dans le système politique. C’est à travers l’objectivation de tels critères qu’il devient possible d’isoler sept profils en mesure d’orienter la production du droit[22]. Cinq d’entre-deux sont perceptibles dès les toutes premières séances de délibération : les défenseurs du parlementarisme rationalisé et les défenseurs de la compétence du Parlement dominent, tandis que les prudents, les néophytes et les défenseurs de l’exécutif apparaissent plus discrets. Ce n’est qu’au milieu des années 1960 qu’apparaissent, particulièrement sous l’influence de René Cassin, les défenseurs des grands principes. Enfin, les opposants à nature juridictionnelle du Conseil ne manifestent clairement qu’après la réforme constitutionnelle de l’année 1974 ouvrant la saisine du Conseil aux parlementaires.
L’exploration des interactions entre membres-conseillers est l’objet du chapitre 2. Les comptes-rendus de délibération mettent en évidence que la détermination des décisions procède d’un exercice de « mise en commun »[23] entre les différents acteurs. La diversité des interactions entre conseillers s’illustre, par exemple, dans la confrontation des registres de valeur mobilisés (la constitutionnalité d’une loi doit-elle s’apprécier à l’aune de sa conformité au texte constitutionnel ou de ses conséquences politiques ?). Elle s’illustre aussi à travers la diversité des modalités de l’échange. Si la controverse, et l’impératif de justification qu’elle charrie, est sans surprise prédominante, la détermination du droit résulte parfois de simples conversations, voire de disputes. Pour saisir toute la diversité des manières dont usent les acteurs pour se coordonner au cours des délibérations, il est possible d’adopter une approche plus topographique visant à mettre en relief trois modes de coordination : la justification (prédominant dans le corpus), l’organisation (les acteurs adaptent leur action en vue de parvenir à un résultat) et la proximité (la coordination opère au moyen de formes moins codifiées et plus familières).
En définitive, l’analyse statique permet d’isoler les acteurs et leurs manières d’interagir à partir d’une analyse exhaustive des comptes-rendus de délibération publiés entre 1959 et 1995. Elle contribue, ce faisant, à l’appréhension de la diversité des cas au terme d’une modélisation générale. Clé de voute du protocole théorique, l’identification des sept profils de conduite et des trois modes de coordination offre les outils à la compréhension de la détermination des décisions par les membres-conseillers.
Le titre 2 développe l’approche dynamique qui s’intéresse à l’évolution des manières de déterminer les décisions au cours des séances de délibération. Plutôt que de focaliser l’attention sur les supposées stratégies d’acteurs réputés omniscients, l’étude met en lumière les conventions, héritées d’usages, d’échanges, ou même d’affrontements verbaux. Celles-ci canalisent les comportements des conseillers vers des profils de conduite ou des modes de coordination déterminés et limités. La dimension normative de ces repères ne saurait toutefois faire oublier la capacité des membres à bousculer ces conventions dès lors qu’elles trouvent leur origine dans les attitudes des acteurs eux-mêmes. En tant qu’ils en sont les auteurs, les membres du Conseil sont susceptibles d’intervenir sur ces conventions pour réformer le contenu des décisions autant que les modalités qui gouvernent leur production. L’analyse dynamique des acteurs étudie ce processus à travers lequel les conseillers réforment les conventions pour contribuer à l’évolution des profils de conduite et des modes de coordination.
Le chapitre 1 s’intéresse à l’évolution des profils de conduite. Pour la comprendre, l’étude prend, certes, pour objet les discours des acteurs (par exemple à travers les justifications exprimées), mais elle s’intéresse tout autant à leur mode de participation aux échanges, en témoigne l’attention portée à la désignation des rapporteurs par les présidents du Conseil constitutionnel. À son arrivée à la tête de l’institution, le Président Robert Badinter a, par exemple, réformé les modalités qui gouvernent le choix des rapporteurs, désormais désignés selon leurs domaines d’expertise. L’instauration d’une telle convention a ainsi contribué à fragiliser l’emprise de deux profils sur la production du droit : les néophytes et les opposants à la nature juridictionnelle du Conseil. C’est d’un tel bouleversement des conventions que se naissent les phénomènes d’hybridation ou d’émergence de profils inédits, comme l’illustre l’apparition des défenseurs des grands principes et des opposants à la nature juridictionnelle du Conseil.
Consacré à l’étude de l’évolution des modes de coordination, le chapitre 2 s’intéresse aux conventions qui conditionnent les modes de coordination entre conseillers. Ces règles non écrites structurent l’organisation des séances de délibération, par exemple quand elles véhiculent certaines exigences relatives à la forme et au contenu des rapports présentés en début de séance, ou encore quand elles régissent la désignation des secrétaires généraux et autres collaborateurs du Conseil. L’analyse met en évidence que les conventions instaurées et stabilisées favorisent le maintien d’un régime de coordination par la justification, au détriment de cadres d’énonciation plus ordinaires, moins soucieux d’assurer la rationalisation du processus de décision. Elles n’empêchent toutefois pas la manifestation de phénomènes de chevauchements entre les trois modes de la coordination. Loin d’être assimilables à des accidents, ces tensions entre régimes sont constitutives du succès de la délibération. Une suspension de séance, par exemple, vise à s’extraire de l’impératif de justification au profit d’une discussion amicale en vue de résoudre un désaccord.
En somme, la partie 2 met cette fois en évidence toute la latitude dont disposent les conseillers pour redéterminer les décisions au moment des délibérés. On peut l’estimer relative dans la mesure où elle apparait étroitement liée aux profils des conseillers et la volonté de ces derniers de « travailler le matériau juridique » pour le faire correspondre à leur aspiration[24]. Quelle que soit l’importance du conditionnement des décisions par les collaborateurs, l’issue ne saurait ainsi être considérée comme déterminée a priori, une fois pour toutes.
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Issue d’une rencontre entre des matériaux encore peu exploités et l’utilisation de nouvelles méthodes d’analyse de l’activité juridique, cette étude cherche à mettre en lumière la manière avec laquelle le Conseil constitutionnel organise la production de ses décisions, autrement dit la manière avec laquelle il s’autodétermine. Décortiquant le processus de décision du stade de sa préparation jusqu’aux délibérations entre conseillers, elle propose un tableau de compréhension différent de celui présenté habituellement par la doctrine[25].
Dégageant les conventions par lesquelles certains comportements sont estimés convenables au sein de l’institution, elle met à nu les choix politiques, les partis pris, relatifs à la production du droit au Conseil constitutionnel. De ce point de vue, la plongée ethnographique proposée dans cette recherche est tout sauf neutre. Elle met en lumière des modes d’action qui peuvent être perçus comme profondément orientés et présentant une « politique juridique »[26] quotidiennement validée par l’action des acteurs du Conseil constitutionnel.
La portée explicative de ce travail ne porte pas de dimension prescriptive relative à son objet, à savoir la production du droit au Conseil constitutionnel. Son ambition est plutôt de mettre en évidence les logiques d’action internes à l’institution dans le but, par exemple, que celles qui apparaissent les plus estimables ne soient pas négligées lors de l’expression de jugements trop hâtifs. Si notre perspective se limite à la description et l’explication, rien n’empêche donc, dans un autre contexte, de s’en saisir pour entreprendre des redéfinitions réfléchies (au sein) du Conseil constitutionnel.
[1] Pour une démarche similaire sur un objet toutefois fort distinct, v. P. Cornut St-Pierre, La fabrique juridique des swaps. Quand le droit organise la financiarisation du monde, Presses de Sciences Po, 2019.
[2] F. Audren, « Un tournant technique des sciences (sociales) du droit ? À propos de la traduction de deux articles sur les “Legal Technicalities” », Clio@Thémis, n° 23, 2022.
[3] Elles sont qualifiées ainsi principalement en raison de leur caractère peu contraignant à la différence des sources du droit tels que la Constitution (au sens large). L’expression est empruntée à S. Gerry-Vernières, Les « petites » sources du droit : à propos des sources étatiques non contraignantes, Economica, coll. « Recherches Juridiques », 2012.
[4] F. Audren, art. cit.
[5] M. Disant, « La communication du Conseil constitutionnel. Évolution, organisation, méthodes », AIJC, n° 33, 2018, p. 59-75, p. 61. v. aussi dans le même volume, J. Bonnet, « La communication juridictionnelle, nouvel objet du droit », AIJC, n°33, 2018, p. 13-15.
[6] Cons. constit., Cahiers du Conseil constitutionnel n°25. Spécial 50ème anniversaire : témoignages, regards étrangers, 2018.
[7] Cons. constit., « Appel à projets du Conseil constitutionnel 2010-2020 : dix ans de QPC », 2018, p. 1. [URL : https://www.conseil-constitutionnel.fr/sites/default/files/2020-03/appel-a_projet-cc_0.pdf].
[8] L. Favoreu, « Juridictionnalisation », in O. Duhamel, Y. Mény, Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992, 1120 p., p. 547.
[9] D. Kennedy, A critique of adjudication (fin de siècle), Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1997, spéc. p. 24.
[10] G. Teubner, Le droit, un système autopoïétique, PUF, 1993, p. 16.
[11] J. Chevallier, L’État post-moderne, LGDJ., coll. « Droit et société », 2017, p. 189.
[12] R. Guastini, Nuovi studi sull’interpretazione, Roma, Aracne, 2008, 180 p., p. 16 s.
[13] L. Favoreu, « Juridictionnalisation », op. cit., p. 547. Dans le même sens, v. J. Bonnet et P.-Y. Gahdoun, La question prioritaire de constitutionnalité, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2014, 128 p., p. 70 et s.
[14] J. Robert, « Le Conseil constitutionnel est-il entré dans une période de gestion de sa jurisprudence », in D. Rousseau (dir.), Le Conseil constitutionnel en question, L’Harmattan, 2004, 175 p. p. 38.
[15] L. Azoulai, « La formule des compétences retenues des États membres devant la Cour de justice de l’Union européenne », in E. Neframi (dir.), Objectifs et compétences dans l’Union européenne, Bruylant, coll. « Droit de l’Union européenne – Colloques », 2013, p. 343
[16] G. Genette, Palimpseste, La littérature au second degré (1982), Points, coll. « Essais », 1992.
[17] Sur les exigences méthodologiques relatives à ce type d’entretien, v. S. Beaud, « L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’“entretien ethnographique” », Politix, vol. 35, n°3, 1996, p. 226-257
[18] J. Meunier, Le pouvoir du Conseil constitutionnel, Essai d’analyse stratégique, LGDJ. et Bruylant, 1994.
[19] D. Kennedy, A critique of adjudication (fin de siècle), Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1997.
[20] N. Lenoir, « Le métier de juge constitutionnel. Entretien », Le Débat, vol. 114, n° 2, 2001, p. 178-192.
[21] D. Kennedy, A critique of adjudication (fin de siècle), op. cit., p. 161-164.
[22] Si elle se fonde sur des présupposés épistémologiques et des outils méthodologiques distincts, l’approche s’inspire de la théorie des personnages juridiques de M. Xifaras, « The Theory of Legal Characters », University of Colorado Law Review, 2021, vol. 92, p. 1189-1220.
[23] L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, coll. « essais », 1991.
[24] P. Moor, Le travail du droit. Essais sur le droit de l’État de droit II, Hermann, coll. « Dikè », 2022.
[25] Exception faite des réflexions de Dominique Rousseau lorsqu’il étudie le devenir de l’institution à partir de l’action de Robert Badinter, v. D. Rousseau, Sur le Conseil constitutionnel. La doctrine Badinter et la démocratie, Descartes & Cie, 1997.
[26] F. Audren, « Un tournant technique des sciences (sociales) du droit ? À propos de la traduction de deux articles sur les “Legal Technicalities” », art. cit.