La protection des libertés de l’esprit par les juges ordinaires
Thèse de doctorat soutenue le 4 octobre 2023 à l’Université de Bourgogne sous la direction de Mme Nathalie Droin (MCF HDR) et de M. le Professeur Patrick Charlot devant un jury composé de Madame Camille Broyelle, Professeure à l’Université Paris-Panthéon-Assas (Rapporteur), Monsieur Evan Raschel, Professeur à l’Université de Clermont- Auvergne (Rapporteur), Monsieur Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (Président), Monsieur Thomas Hochmann, Professeur à l’Université Paris-Nanterre (examinateur) et Maître Christophe Bigot, Avocat à la Cour, Barreau de Paris (examinateur).
Par Mathilde Grandjean
Ces dernières années, le régime juridique des libertés, et plus particulièrement celles que l’on qualifie de l’esprit, a subi de nombreuses restrictions, toutes corrélatives à l’apparition ou l’intensification de nouvelles formes de menaces susceptibles de peser « sur une expression de l’homme en rapport avec la liberté de l’esprit »[1]. Résultat d’un activisme législatif conduisant d’une part, à la multiplication discutable de la pénalisation du droit de l’expression et d’autre part, à une augmentation des formes de contrôles préventifs, tant de nature privée qu’administrative, ces atteintes et leur ancrage dans le paysage juridique suscitent des interrogations sur l’effectivité de la protection de ces libertés singulières. Face à ce qui s’apparente à la lente déconstruction du régime juridique de protection des libertés de l’esprit, il apparaît que le levier qu’est le recours au juge constitue une garantie précieuse, sinon la seule, permettant encore de sanctionner efficacement les atteintes illégales portées à l’exercice de celles-ci. Il semble, dès lors, opportun d’engager une réflexion sur la protection juridictionnelle des libertés de l’esprit.
Reste que le juge des libertés de l’esprit, et plus généralement, des libertés fondamentales n’est peut-être plus celui que l’on s’imagine. Si la décision « liberté d’association » du Conseil constitutionnel rendue 1971 a marqué un tournant significatif dans la protection des libertés, érigeant ledit Conseil en protecteur des libertés fondamentales, les juges non constitutionnels, que l’on peut qualifier à ce titre d’« ordinaires », ne doivent pas être relégués au second plan, bien au contraire. Ces derniers disposent d’un rôle prépondérant, sinon plus important, au sein du système de protection des droits et libertés fondamentaux. Les difficultés pratiques pour un justiciable à saisir le Conseil constitutionnel rend, en effet, toujours nécessaire l’intervention d’un juge, administratif ou judiciaire, devant se prononcer sur la violation, à la supposer établie, de sa liberté. Juges de droit commun, juges de l’urgence, juges du premier ressort, juges d’appel, juges de cassation, juges des faits, juges du droit, ce sont eux qui traitent quotidiennement des litiges mettant en cause une atteinte aux libertés de l’esprit, qu’elle soit le fait de personnes privées ou de l’Administration. C’est dans ce cadre que le juge ordinaire, qu’il soit civil, pénal ou administratif, participe à cette protection. La place centrale des juges ordinaires se remarque à plus forte raison lorsque l’on analyse leur rôle dans le système français de protection des libertés de l’esprit. Juges de la conventionnalité des lois et juges du « filtre » des QPC, les juges ordinaires se trouvent à la lisière des contentieux sur la loi, des conflits des droits fondamentaux et de l’interprétation des normes de protection. Il y a par ailleurs chez les juges ordinaires une volonté, plus ou moins assumée, de se comporter comme les premiers juges de la loi et les premiers juges européens, en réceptionnant les notions et les méthodes issus de la Cour européenne des droits de l’homme et du Conseil constitutionnel.
La protection des libertés de l’esprit par les juges ordinaire constitue, à cet égard, un objet d’étude pertinent dans la mesure où ils s’imposent comme les premiers juges vers qui les justiciables se tournent pour faire valoir le respect de leurs libertés. Elle est d’autant plus essentielle qu’elle a toujours été associée à la défense des valeurs démocratiques et la garantie des droits individuels contre l’arbitraire des régimes autoritaires. Ce lien inextricable entre les libertés de l’esprit et la démocratie s’explique par leur « nature profondément ambivalente »[2] : libertés individuelles touchant au for intérieur de chaque individu exprimant leur identité intellectuelle, elles sont aussi des libertés collectives dont la protection participe à la garantie des démocraties. L’étude de leur protection pose ainsi la question de leur encadrement et des enjeux attachés à cette protection : faut-il laisser s’exercer les libertés de l’esprit et sanctionner au besoin, a posteriori, l’abus de ces libertés, ou faut-il, au contraire, empêcher de manière préventive leur exercice, et ainsi, faire renaître le spectre de la censure au sens courant du terme ? Comment protéger le régime démocratique contre certaines formes de discours assurément attentatoires aux valeurs démocratiques du régime, sans le « détruire » en raison d’une trop rigoureuse restriction des libertés de l’esprit, au nom de la protection de l’ordre public et des autrui ? L’équilibre est sans conteste délicat.
Privilégiant une approche transversale par l’analyse des jurisprudences rendues respectivement par les juges ordinaires, la thèse cherche à évaluer, dans la continuité de la pensée de René Cassin, l’efficacité du système dual de protection des libertés de l’esprit en répondant à la problématique suivante : « les libertés de l’esprit bénéficient-t-elle d’une protection effectivement sanctionnée, grâce au contrôle des juges ordinaires ? »[3]. S’il ne s’agit plus aujourd’hui de savoir à qui revient la protection des libertés de l’esprit, puisque chaque juge y participe selon une sphère de compétence délimitée constitutionnellement, l’intervention de deux juges distincts – disposant d’une culture et d’un office radicalement différents – fait toutefois ressurgir l’épineuse question de la répartition des compétences juridictionnelles et, corrélativement, de l’éventuelle concurrence entre ces derniers. La thèse poursuit un objectif : révéler si les juges ordinaires sont toujours complémentaires lorsqu’il s’agit de protéger les libertés de l’esprit ou si, a contrario, la protection des libertés de l’esprit et les enjeux qui s’y attachent favorisent une certaine concurrence entre les juges, pouvant affecter l’efficacité de la protection juridictionnelle des libertés de l’esprit.
Au préalable, un exercice de définition des libertés de l’esprit a dû être entrepris. Il est très vite apparu que l’objet « libertés de l’esprit » présente un contenu relativement peu défini. À la différence d’autres notions – doctrinales ou juridiques – lesquelles génèrent une abondante littérature juridique, les libertés de l’esprit ne jouissent pas du même intérêt doctrinal et sont, en outre, totalement étrangères aux juges. L’effort de taxinomie de la part d’une partie de la doctrine a toutefois permis de déterminer que les libertés de l’esprit renvoient à la liberté d’opinion, de conscience, de religion, de presse, de communication ou encore d’enseignement, et qu’elles constituent, au demeurant, la condition même des autres libertés, à savoir les libertés de la personne, les libertés collectives (liberté de réunion, d’association, de manifestation, syndicale, politique), et les libertés corporelles. Étant absentes du discours jurisprudentiel, c’est à partir de cette seule entreprise de classification qu’une définition a pu être proposée : les libertés de l’esprit sont pour l’Homme doué de conscience, la possibilité d’élaborer sa propre pensée qu’il va façonner jusqu’à l’établissement d’une vérité (jugement de valeur) et qui décide, à un instant-T, d’exprimer à autrui ce qu’il tient pour vrai ; ce phénomène d’extériorisation de la pensée offrant une réalité sociale permettant de constater les libertés de l’esprit. Partant, si les libertés de l’esprit se construisent sur le fondement de la liberté de pensée, laquelle a pour corollaire la liberté d’opinion, la réception des libertés de l’esprit par le Droit, et donc par les juges, se réalise au moyen de la liberté d’expression, en ce qu’elle incarne le fondement juridique de l’ensemble des libertés précédemment identifiées par la doctrine.
Ainsi, à la question de savoir si la coexistence de deux juges distincts est bénéfique pour la protection des libertés de l’esprit, il est possible d’y répondre en comparant l’attitude qu’ils adoptent dans le traitement juridictionnel des litiges qui leur sont soumis, leurs méthodes juridictionnelles (contrôles, standards de protection), leurs procédures et, corrélativement, les pouvoirs dont ils disposent pour répondre à l’exigence d’effectivité du droit dont dépend l’efficacité de la protection juridictionnelle des libertés de l’esprit. De cette recherche, deux enseignements essentiels ont pu être déduits : l’existence d’une complémentarité fonctionnelle entre les juges ordinaires, source d’efficacité pour la protection des libertés de l’esprit et le maintien d’une concurrence institutionnelle, facteur d’affaiblissement de la protection des libertés de l’esprit.
I. Une complémentarité fonctionnelle entre les juges ordinaires, source d’efficacité pour la protection des libertés de l’esprit
Dans un premier temps, la thèse met en évidence la transformation dans le sens d’une complémentarité de la fonction juridictionnelle des juges ordinaires dans leur mission commune de protection des libertés de l’esprit. Celle-ci est à rapprocher d’un double phénomène juridique tiré du « processus de fondamentalisation »[4], d’européanisation et d’internationalisation du droit, et d’une imprécision plus regrettable des normes légales fondant les restrictions des libertés de l’esprit. On assiste dès lors à une objectivation de la fonction de juges-créateurs et de juges-contrôleurs du cadre normatif des libertés de l’esprit, laquelle traduit une complémentarité-unificatrice de leur fonction juridictionnelle et un renforcement de la protection des libertés de l’esprit. Par la valeur normative de leurs arrêts et le perfectionnement de leurs contrôles portés sur la légalité des atteintes aux libertés de l’esprit – dont le contrôle de proportionnalité incarne le moyen par excellence – les juges ont élaboré une véritable « jurisprudence législative »[5] qui se montre particulièrement protectrice des libertés de l’esprit, sans pour autant remettre en cause systématiquement les limites nécessaires de leur exercice. Ils participent ainsi de manière différente – en raison de leur office et leur culture – mais pour le moins complémentaire à la création d’un cadre jurisprudentiel garant des libertés de l’esprit. Si l’on doit convenir que l’objectivation d’une fonction de juges-créateurs et contrôleurs n’est pas propre au domaine des libertés de l’esprit, un tel domaine n’en constitue pas moins un laboratoire expérimental précieux pour les juges, leur permettant d’assumer plus ouvertement un certain libéralisme jurisprudentiel face à une fermeté législative. C’est en effet à l’égard des libertés de l’esprit, entendues dans un sens large, que la mutation de la fonction juridictionnelle des juges ordinaires s’est manifestée avec plus d’attachement et ce, que ce soit en matière civile, pénale, ou encore en droit administratif. Toutefois, cette mutation a des incidences directes sur le système juridictionnel : si elle participe d’un renforcement notable de la protection des libertés de l’esprit, elle ravive les craintes les plus anciennes d’un gouvernement des juges et interroge l’effacement du monopole législatif au profit d’une « jurisprudentialisation »[6] du droit, laissant place à un raisonnement au cas par cas souvent à la limite du jugement en opportunité, ne permettant pas toujours d’assurer à la règle de droit une certaine prévisibilité.
Malgré les craintes que peut soulever la montée en puissance des juges, la première partie de la thèse permet de conclure que le système dual de protection des libertés de l’esprit tel qu’il est conçu et concrétisé par les juges ordinaires revêt une certaine efficacité : il fonde en pratique un rapprochement dans la relation des juges ordinaires, dans l’organisation juridictionnelle, mais aussi dans le traitement juridictionnel des litiges impliquant une atteinte aux libertés de l’esprit. Toutefois, le gage d’efficacité découlant de la complémentarité fonctionnelle entre les juges ordinaires n’apparaît pas toujours évident. Il n’est pas rare, en effet, que les juges ordinaires soient saisis concomitamment ou successivement des mêmes faits, ce qui nuit, dans une certaine mesure, à l’efficacité du système juridictionnel des libertés de l’esprit, tout en compliquant davantage la logique le présidant. Ce constat a conduit à analyser dans une seconde partie les causes et les conséquences de cette concurrence institutionnelles entre les juges ordinaires.
II. Une concurrence institutionnelle, facteur d’affaiblissement de la protection des libertés de l’esprit
L’observation de l’état actuel du droit positif démontre que deux phénomènes dissemblables sont à l’origine de la concurrence institutionnelle entre les juges ordinaires. Le premier découle de la volonté de certaines institutions (législateur, pouvoir exécutif, Conseil constitutionnel, Tribunal des conflits) de (re)définir – parfois indirectement – les principes présidant le partage des compétences entre les juges ordinaires. Deux mouvements totalement indépendants de la volonté des juges ordinaires sont ici à l’œuvre : l’absence d’unicité du régime juridique pour l’aménagement de l’exercice des libertés de l’esprit et l’ancrage de nouvelles formes de censure, tant de nature privée qu’administrative, visant à confier une mission de police légale des discours à une pluralité d’acteurs différents (Arcom, autorités de polices spéciales, acteurs privés du numérique). Ensemble, ces deux mouvements contribuent à la montée en puissance d’un encadrement non-juridictionnel de l’exercice des libertés de l’esprit et à un (ré)ajustement du champ de compétence respectif des juges ordinaires, lequel se réalise dans bien des cas dans un sens favorable au juge administratif et, de facto, au détriment du juge judiciaire. Le second phénomène est le résultat de l’ambition du juge administratif d’investir la sphère pénale et, en particulier, de s’arroger le pouvoir de prévenir des infractions pénales touchant à l’expression. La simple référence à l’affaire Dieudonné permet à elle seule d’illustrer ces propos, même s’il convient d’en relativiser l’ampleur.
Tout sauf neutre, cette concurrence peut aboutir à restreindre simultanément l’exercice des libertés de l’esprit par divers procédés tels qu’une mesure de police administrative, une sanction administrative ou encore pénale. Elle encourage, à cet égard, des saisines concurrentes entre les juges ordinaires, ces derniers pouvant alors intervenir pour les mêmes faits. Or, cette concomitance des saisines n’est pas sans créer un risque de divergence de jurisprudences et un allongement des délais de jugement, facteur d’affaiblissement de la protection. Elle est également révélatrice d’un rapport de conflit entre le juge judiciaire et le juge administratif, le premier étant dépossédé de son rôle de garant de l’État de droit, cherchant ainsi à regagner une légitimité qu’on lui dénie volontiers. Le cri d’alarme lancé par Bertrand Louvel, ancien premier président près la Cour de cassation en 2017, puis en 2018, appelant de ses propres vœux à l’unité de juridiction est l’illustration la plus parfaite de l’héritage conflictuel d’ordre institutionnel entre les juges ordinaires.
En dépit de ces dysfonctionnements inévitables liés au maintien d’une justice duale en matière de protection des libertés de l’esprit, la seconde partie s’appuie sur la conclusion suivante : les libertés de l’esprit bénéficient, aujourd’hui plus qu’hier, d’une protection effective, laquelle doit beaucoup, sinon essentiellement, à l’œuvre des juges ordinaires. Ces derniers ont, en effet, patiemment réussi à démontrer que le dualisme juridictionnel est davantage un atout pour la protection des libertés de l’esprit. La lente construction d’un dialogue constructif vidé de toutes « querelles d’identité »[7] atteste d’une volonté partagée entre les deux ordres de juridiction de remplir avec efficacité et intelligence leur mission commune de défense des libertés de l’esprit, avec les moyens actuels qui sont les leurs. Reste que le système dual de protection – loin d’être parfait – ne pourra conserver ses lettres de noblesse qu’à la condition ultime de poursuivre l’approfondissement de la garantie des droits et libertés dans le sens d’un perfectionnement continu des techniques et méthodes juridictionnelles de protection des libertés. En tant que principaux artisans du système de protection des libertés de l’esprit et donc seuls garants de son avenir, les juges doivent continûment collaborer afin de rappeler et marquer, à chaque instant, la primauté et la stabilité des principes fondateurs des démocraties, dont le respect des libertés de l’esprit en constitue le premier soubassement La thèse propose à cette fin quelques éléments de réflexion en vue de contribuer à renforcer le système juridictionnel de protection des libertés de l’esprit en (re)pensant le rapport des et entre les juges ordinaires.
[1] Jean-Marie Pontier, « Sur la censure », D., 1994, p.45.
[2] Lauriane Josende, Liberté d’expression et démocratie : réflexion sur un paradoxe, (dir.), Henry Roussillon, Bruxelles, Bruylant, 2010, p.1.
[3] Comme l’énonce René Cassin, « une démocratie ne mérite son nom que si les droits de l’homme bénéficient […] d’une protection effectivement sanctionnée, grâce au contrôle d’une juridiction » (René Cassin, Préface, in Conseil d’État et juridictions administratives, Maxime Letourneur, Jean Meric, Paris, Armand Colin, 1955, p.4.).
[4] Guillaume Drago, « Les droits fondamentaux entre juge administratif, juges constitutionnels et européens » Dr. adm., 2004, étude 11.
[5] Frédéric Zénati, La jurisprudence, Paris, Dalloz, coll., Méthodes du droit, 1991, 281 p.
[6] Laure Marino, « Les droits fondamentaux émancipent le juge : l’exemple du droit d’auteur », JCP G, 2010, doctr. 829.
[7] Marceau Long, « L’état actuel de la dualité de juridictions », RFDA, 1990, p.698.