Le contrôle du respect des droits fondamentaux par la Cour de justice de l’Union européenne en matière de procédures applicables aux pratiques anticoncurrentielles
Par Mathieu Le Soudéer
Thèse soutenue à l’Université Panthéon-Assas – Paris II, le 9 novembre 2017, devant un jury composé de M. le Professeur Laurence Idot (présidente), Mme le Professeur Pascale Idoux (rapporteur), M. le Professeur Romain Tinière (rapporteur), M. le Juge Savvas Papasavvas, Me Eric Morgan de Rivery, et M. le Professeur Fabrice Picod (directeur).
- source « Cour de justice de l’Union européenne »
Historiquement et symboliquement attachée à l’intégration européenne, la concurrence constitue une notion prégnante, parfois appréhendée comme un objectif, de l’ordre juridique de l’Union européenne. La préservation d’un haut degré de concurrence s’inscrit dans le cadre de l’établissement et de la consolidation du marché intérieur de l’Union. Cette notion incontournable du droit de l’Union européenne se décline en règles concrètes, lesquelles donnent lieu à un régime juridique particulier, innervé par des impératifs d’efficacité et d’effectivité. Parmi ces règles, l’interdiction des ententes restrictives de concurrence, exprimée à l’article 101, paragraphe 1, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), et l’interdiction des abus de position dominante, fixée à l’article 102 du même traité, ont apporté une contribution déterminante à la lutte contre les comportements d’entreprises portant atteinte aux intérêts des consommateurs et faisant obstacle au renforcement du marché intérieur.
L’importance de ces règles a justifié la mise en place de règles de procédure à même d’assurer la détection efficace et l’interdiction effective des pratiques enfreignant les articles 101 et 102 TFUE. Le souci de l’effectivité a sous-tendu une élévation constante et substantielle du montant des sanctions infligées aux entreprises responsables de pratiques illégales. La renforcement significatif des moyens d’enquête de la Commission européenne s’inscrit également dans cette perspective. L’impératif d’efficacité a notamment suscité une évolution du cadre procédural auquel obéit la mise en œuvre des articles 101 et 102 TFUE. Ainsi, la pratique de la Commission européenne s’est considérablement transformée, comme en atteste le recours croissant, et désormais privilégié, à la négociation d’engagements offerts par les entreprises ou encore à la préparation de transactions. La clémence, laquelle permet aux participants d’une entente qui contribuent à la détection de celle-ci de bénéficier d’une immunité ou d’une réduction d’amende, a aussi bousculé les modalités d’application de l’article 101 TFUE.
À ces sources d’enrichissement du cadre des procédures publiques, s’ajoute l’habilitation des autorités nationales de concurrence (ANC) à appliquer les articles 101 et 102 TFUE, depuis l’entrée en vigueur du règlement n° 1/2003. Par ailleurs, les autorités publiques, qu’il s’agisse de la Commission européenne ou des ANC, ne sont pas les seuls acteurs de la mise en œuvre du droit européen des pratiques anticoncurrentielles. En ce qu’elles sont en mesure d’octroyer des dommages et intérêts aux entités lésées par des comportements violant les articles 101 ou 102 TFUE, les juridictions nationales saisies dans le cadre d’actions privées en réparation sont aussi vouées à apporter une contribution essentielle au respect généralisé des règles antitrust de l’Union européenne.
Toutefois, les considérations tenant à l’efficacité des procédures concourant au respect effectif des articles 101 et 102 TFUE ne sont pas absolues. Les nécessités d’une enquête approfondie, les implications d’une sanction optimale afin de réprimer et dissuader, ne peuvent tout justifier, loin s’en faut. Les intérêts des entreprises mises en cause peuvent se fondre dans la portée de certains droits fondamentaux consacrés en droit de l’Union européenne.
À cet égard, malgré le silence initial des traités à leur endroit, les droits fondamentaux ont progressivement acquis un statut éminent au sein de l’Union européenne. Ces droits s’imposent à l’ensemble des institutions, de l’Union ou nationales, dès lors que l’action de celles-ci s’inscrit dans la mise en œuvre du droit de l’Union européenne. Le droit européen des pratiques anticoncurrentielles n’échappe pas aux exigences portées par le nécessaire respect des droits fondamentaux. Les entreprises mises en cause, au même titre, d’ailleurs, que d’autres entités affectées par l’application des articles 101 et 102 TFUE, peuvent revendiquer l’observation de l’ensemble des droits fondamentaux consacrés en droit de l’Union. Le respect, notamment par la Commission européenne, des droits fondamentaux constitue, d’un point de vue pratique, une condition d’acceptabilité des règles européennes de concurrence et, d’un point de vue plus théorique, un gage de crédibilité d’une Union européenne dont la Cour de justice a itérativement affirmé qu’elle est une « Union de droit ». Évidemment, les exigences liées aux droits fondamentaux entraînent des contraintes, susceptibles de limiter la marge d’action et d’appréciation des institutions en charge de l’application du droit antitrust de l’Union européenne.
La tension ainsi perceptible entre, d’une part, l’impératif d’une mise en œuvre efficace de l’interdiction des pratiques anticoncurrentielles et, d’autre part, l’indispensable respect des droits fondamentaux reconnus aux entreprises, constitue la base de cette thèse de doctorat.
Il est apparu pertinent et nécessaire de réaliser une étude orientée vers la pratique des juridictions de l’Union européenne. Historiquement, la Cour de justice a joué un rôle moteur dans la consécration des droits fondamentaux et dans l’établissement d’un ordre de protection de ces droits au sein de l’Union européenne. Par ailleurs, face à un législateur de l’Union relativement peu sollicité en droit de la concurrence, c’est bien à la Cour de justice et au Tribunal qu’il incombe de contrôler la légalité de l’action de la Commission européenne, et d’ajuster la portée des droits fondamentaux susceptibles de contribuer à l’encadrement des procédures de mise en œuvre des articles 101 et 102 TFUE. Au-delà du contrôle accompli à l’occasion des recours en annulation dirigés contre les actes de la Commission européenne, le juge de l’Union européenne sont aussi en mesure de mobiliser les droits fondamentaux dans le cadre de la procédure de renvoi préjudiciel, laquelle permet également à la Cour de justice de prendre des positions importantes dans un contexte désormais très marqué par la décentralisation de la mise en œuvre du droit européen des pratiques anticoncurrentielles.
La thèse s’est concentrée sur deux enjeux essentiels, lesquels ont constitué la base de mes réflexions et de mon plan.
D’abord, s’agissant du premier enjeu identifié, l’objectif d’efficacité innerve l’organisation des procédures. Le besoin d’efficacité en matière détection et de sanction des pratiques infractionnelles a conduit à un renforcement des moyens d’investigation dont dispose la Commission européenne. La concrétisation des pouvoirs inquisitoriaux, qui permettent notamment à la Commission d’inspecter les locaux professionnels entreprises et les locaux personnels de certains employés, est évidemment susceptible de porter atteinte à différents droits fondamentaux, au premier rang desquels la protection de la sphère privée ou encore le respect des droits de la défense. De même, l’infliction d’une sanction d’un montant très élevé peut contrarier les exigences tirées du principe de proportionnalité.
Ainsi, lorsque les juridictions de l’Union européenne sont appelées à examiner la régularité des procédures diligentées par la Commission européenne à l’encontre d’entreprises mises en cause, celles-ci exercent régulièrement un contrôle au regard des droits fondamentaux et principes généraux du droit protégés en droit de l’Union européenne. Les droits fondamentaux sont alors voués à constituer les points de référence d’un arbitrage, opéré par la Cour de justice et le Tribunal, entre efficacité procédurale et effectivité du droit matériel des pratiques anticoncurrentielles, d’une part, et caractère équitable et contradictoire des procédures menées par la Commission européenne, d’autre part.
La mise en œuvre du droit européen des pratiques anticoncurrentielles repose aussi sur l’action des autorités nationales de concurrence, sur la vigilance des plaignants portant certains comportements répréhensibles à la connaissance de la Commission européenne et des ANC, et sur l’accueil réservé par les juridictions nationales aux actions en réparation engagées par les victimes d’infractions. À cet égard, les droits fondamentaux peuvent refléter les intérêts d’autres parties prenantes liées à l’application du droit antitrust de l’Union européenne que les seules entreprises se voyant reprocher leur comportement. Les plaignants et entités prétendument affectées par les pratiques anticoncurrentielles sont en mesure de se prévaloir du nécessaire respect de droits et principes fondamentaux. Dès lors, le contrôle du respect des droits fondamentaux peut devenir un moyen, pour les juges de l’Union européenne, de contribuer à l’organisation des rapports entre les différentes procédures (publiques et privées) et les différents acteurs qui contribuent à assurer l’effectivité de l’interdiction des pratiques anticoncurrentielles.
En somme, ce premier axe de réflexion incite à rendre compte de la portée des droits fondamentaux dans le cadre de la conciliation, qu’il incombe aux juridictions de l’Union d’accomplir, entre efficacité et équité des procédures de mise en œuvre du droit des pratiques anticoncurrentielles. Dans cette perspective d’analyse, les droits fondamentaux apparaissent comme un instrument d’encadrement voire de régulation des procédures.
Ensuite, s’agissant du second enjeu identifié, la montée en puissance des droits fondamentaux amène à se questionner quant à la pérennité du cadre institutionnel de la mise en œuvre des articles 101 et 102 TFUE. Ce cadre repose de manière importante sur l’action de la Commission européenne. Cette dernière concentre des attributions variées. La Commission est en charge de l’orientation de la politique européenne de concurrence. Sur le plan juridique, cette institution dispose de pouvoirs d’enquête, d’instruction, de décision et de sanction. Pareille concentration de pouvoirs a posé des difficultés croissantes en termes de respect des droits fondamentaux.
En effet, en ce qui concerne les exigences tirées du procès équitable, la Cour européenne des droits de l’homme a privilégié une interprétation extensive de la notion de matière pénale, telle que celle-ci doit se comprendre dans le cadre du respect de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention EDH. Ce courant jurisprudentiel a abouti à la soumission de procédures administratives répressives, notamment dans les domaines économique, financier et fiscal, aux impératifs découlant du procès équitable.
En vertu de la Charte des droits fondamentaux, les juges de l’Union européenne doivent respecter les exigences formalisées dans la jurisprudence de la Cour EDH dès lors que ceux-ci sont amenés à interpréter un droit fondamental ancré dans la Charte et ayant son pendant dans le droit de la Convention EDH. S’agissant du procès équitable, exprimé à l’article 6, paragraphe 1, de la Convention EDH, il convient d’observer que ce droit fondamental rencontre un équivalent dans la Charte des droits fondamentaux, à savoir la protection juridictionnelle effective, formalisée à l’article 47 de ce texte. Cette correspondance oblige normalement la Cour de justice et le Tribunal à tenir le plus grand compte de la logique d’analyse privilégiée par la Cour EDH en ce qui concerne les implications du procès équitable.
Ainsi, l’éventuelle appartenance des procédures menées par la Commission européenne à la matière pénale, telle que cette notion se définit dans la jurisprudence de la Cour EDH, peut conduire à la soumission de ces procédures aux exigences du procès équitable. Or, le principe du procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial s’oppose a priori à ce qu’une autorité administrative puisse adopter des décisions imposant des sanctions qui relèvent de la matière pénale. Par conséquent, on l’aura saisi, l’extension de la sphère d’épanouissement du procès équitable, rapproché de la protection juridictionnelle effective en droit de l’Union européenne, est à même de remettre en cause la possibilité pour la Commission européenne de préserver la concentration à son profit des différents pouvoirs qui lui ont été confiés.
Si, en réalité, le procès équitable n’exclut pas frontalement le maintien des pouvoirs de décision et de sanction de la Commission européenne, il reste que ce droit fondamental exerce une pression récurrente sur le cadre institutionnel au centre duquel la Commission intervient. Pareille pression aura obligé les juridictions de l’Union européenne à reconnaître que la préservation du cadre d’action de la Commission européenne est subordonnée à certaines exigences s’appliquant au contrôle juridictionnel accompli sur la pratique répressive de la Commission. Ainsi, la prise en considération accrue du procès équitable suscite une rénovation par les juges de l’Union européenne de la conception de leur propre office.
Dès lors, ce second axe de réflexion incite à étudier la portée des droits fondamentaux en tant que leviers et instruments d’une évolution de l’office des juridictions de l’Union européenne en charge du contrôle de la pratique décisionnelle de la Commission. Dans cette perspective, l’analyse a vocation se focaliser sur la dimension institutionnelle, et non plus vraiment procédurale, du contrôle juridictionnel du respect des droits fondamentaux dans le domaine du droit antitrust de l’Union.
Reflétant ces deux enjeux essentiels, la thèse obéit à un plan divisé en deux parties, lesquelles permettent de rendre compte de manière complète des fonctions associées au contrôle juridictionnel des droits fondamentaux en matière de procédures applicables aux pratiques anticoncurrentielles.
La première partie a permis de conclure à la prééminence de l’impératif d’efficacité dans la manière dont les juges de l’Union appréhendent la structuration des procédures administratives et l’organisation des rapports entre de telles procédures et les actions privées en réparation. En outre, lorsque différentes catégories d’entreprises entendent se prévaloir de certains droits fondamentaux pour servir leurs intérêts dans le cadre de la mise en œuvre des règles de concurrence, il convient d’observer que les juridictions de l’Union européenne prennent au sérieux les garanties en cause, sans pour autant aboutir à des arbitrages susceptibles de nuire à l’efficacité des procédures et, in fine, à l’effectivité de l’interdiction des pratiques anticoncurrentielles. Dès lors, certes, le contrôle juridictionnel des droits fondamentaux contribue à une progression du caractère équitable de la procédure administrative répressive. Néanmoins, ce mouvement de consolidation de la portée des droits fondamentaux demeure loin d’être univoque et absolu. C’est la raison pour laquelle, s’intéressant de la confrontation de l’efficacité et de l’équité, la première partie de la thèse s’intitule « La modulation du contrôle des droits fondamentaux orientée par l’impératif d’efficacité des procédures ».
La seconde partie s’attache à expliquer pourquoi et dans quelle mesure, sous l’influence des droits fondamentaux, le contrôle juridictionnel exercé par le Tribunal et la Cour de justice a évolué de manière significative, allant dans le sens d’une intensification et d’une soumission constante à des exigences croissantes. Dans cet ordre d’idées, le droit à une protection juridictionnelle effective, incarnation en droit de l’Union européenne d’une facette du procès équitable, a commandé une réévaluation par les juges de l’Union européenne des standards à l’aune desquels ils doivent exercer leur contrôle sur l’activité répressive de la Commission européenne. Une fois opérée la formalisation prétorienne des exigences implicitement renouvelées qui s’imposent aux juridictions de l’Union, il reste à déterminer comment le renforcement attendu du contrôle juridictionnel en cause peut effectivement se concrétiser. Sur ce point, un risque de dérive résiderait dans l’affermissement d’une pratique juridictionnelle hésitante, parfois trop volontariste, imprévisible pour le justiciable comme pour la Commission européenne. Si un contrôle juridictionnel plus intense est nécessaire et attendu, un tel contrôle doit demeurer le plus objectif possible. Compte tenu de cet impératif, les droits fondamentaux et autres principes généraux du droit servant de normes de référence au contrôle accompli par les juges de l’Union européenne s’apparentent régulièrement à des repères profitant aux juges, leur permettant de contrôler rigoureusement la vaste majorité des appréciations conduites par la Commission européenne dans le champ de son activité répressive. Eu égard à ces considérations, il est apparu pertinent de construire une seconde partie de thèse intitulée « Le renforcement du contrôle juridictionnel influencé par les droits fondamentaux ».
I – Résumé de la première partie de la thèse : « La modulation du contrôle des droits fondamentaux orientée par l’impératif d’efficacité des procédures ».
Obéissant à une logique binaire, la première partie de la thèse divisée en deux titres.
Le premier titre s’intéresse à la portée du contrôle juridictionnel du respect des droits fondamentaux dans le cadre de cadre de la procédure classique de mise en œuvre des articles 101 et 102 TFUE. La procédure répressive classique est habituellement marquée par le déploiement de mesures d’investigation lourdes et intrusives, allant des demandes de renseignement aux inspections des locaux des entreprises. L’inspection du domicile de dirigeants est également possible depuis l’entrée en vigueur du règlement n° 1/2003. L’inspection des locaux d’une entreprise peut emporter l’accomplissement et la saisie de copies intégrales de disques durs de postes informatiques afin de trouver des éléments susceptibles d’être intégrés dans un faisceau d’indices à même d’établir l’existence d’une infraction. Cette même procédure classique repose aussi sur le déroulement d’une phase administrative contradictoire, consécutive à l’envoi à l’entreprise mise en cause d’une communication des griefs. La procédure répressive traditionnelle s’achève généralement par l’adoption d’une décision constatant une infraction et assortie d’une amende substantielle, susceptible parfois de mettre en péril l’équilibre financier de certaines entreprises sanctionnées. Pareille procédure est très tôt apparue et continue d’être perçue comme le terreau privilégié d’un contrôle juridictionnel particulièrement minutieux du respect des droits fondamentaux. Historiquement, c’est au regard de ce champ procédural que la Cour de justice a commencé à reconnaître l’existence et à ajuster la portée de plusieurs garanties désormais bien établies. En outre, l’absence de consensualisme, propre à ce schéma procédural propice à l’affermissement d’intérêts antagonistes, rend absolument nécessaire une contribution prétorienne à l’édification d’un niveau de protection des garanties des mis en cause, afin d’assurer le caractère équitable de la procédure. Dès lors, c’est bien dans ce contexte du contrôle du déroulement la procédure classique que les droits fondamentaux ont vocation à se voir conférer une portée extensive.
Le second titre de cette première partie s’attache à rendre compte des usages que les juridictions de l’Union européenne ont fait des droits fondamentaux dans le cadre de leur contribution à l’articulation des procédures diversifiées de mise en œuvre des règles européennes de concurrence. L’essor des procédures publiques négociées, l’intérêt porté à l’endroit des actions privées en réparation, la prise de conscience renforcée du rôle des plaignants dans la détection des pratiques anticoncurrentielles, ont conduit tant les juges de l’Union à ne pas se contenter de considérer les droits fondamentaux comme des garanties devant jouer uniquement dans le cadre de la confrontation entre la Commission européenne et les entreprises mises en cause. Ainsi, les juridictions de l’Union ont été amenées à réguler les conditions d’exercice de certains droits procéduraux, tels que le droit d’être entendu d’un plaignant ou l’accès au dossier d’une autorité publique en charge de l’application des articles 101 et 102 TFUE. Par ailleurs, souvent par le biais de la procédure de renvoi préjudiciel, la Cour de justice a consacré certains principes à même d’orienter la mise en œuvre du droit des pratiques anticoncurrentielles. Dans tous les cas, les débats portés à l’attention des juges de l’Union et la motivation développée par ces derniers ont fréquemment, pour ne pas dire toujours, été sous-tendus par les implications de différents droits fondamentaux. La variété des situations, des intérêts en présence, ainsi que l’importance de préserver voire de favoriser des conditions pérennes d’une application efficace des articles 101 et 102 TFUE, constituent autant de considérations qui semblent avoir justifié une interprétation opportuniste, ciblée et parfois limitée des droits fondamentaux.
Le contraste entre le niveau de protection des droits fondamentaux pouvant être observé dans le cadre de la procédure répressive classique, d’une part, et dans le contexte de la conciliation des différentes procédures, d’autre part, autorise à conclure à l’idée qui fonde la première partie de cette thèse : celle d’une modulation du contrôle du respect des droits fondamentaux suivant le cadre procédural faisant l’objet de l’examen opéré par les juges de l’Union.
A. Résumé du premier titre de la première partie : « La consolidation progressive du contrôle des droits fondamentaux dans la procédure de mise en œuvre des règles de concurrence ».
Le premier titre de la thèse s’inscrit dans deux perspectives d’analyse.
Premièrement, ce titre repose sur une présentation des garanties auxquelles le contrôle juridictionnel du respect des droits fondamentaux a donné lieu. L’étude ainsi accomplie présente de manière détaillée les droits conférés aux entreprises, tant au cours de la phase préalable d’enquête menée par la Commission européenne que pendant la phase proprement administrative et contradictoire, c’est-à-dire la phase d’instruction faisant suite à l’envoi de la communication des griefs élaborée par cette même Commission. Les droits reconnus aux entreprises sont tous indissociablement liés au respect des droits de la défense, dont les exigences sont censées conforter le caractère équitable et contradictoire de la procédure administrative répressive.
Cette perspective d’analyse conduit naturellement à effectuer un examen critique du niveau de protection atteint sur la base des exigences formalisées dans la jurisprudence des juridictions de l’Union européenne. Parmi les critères d’appréciation retenus, de manière assez logique, les conditions et exigences posées dans sa jurisprudence par la Cour européenne des droits de l’homme sont régulièrement considérés comme de précieuses références. Procéder de la sorte requiert fréquemment de faire ressortir les éléments essentiels cristallisés par la Cour EDH dans des contextes parfois éloignés du contentieux de la concurrence. Pareille confrontation, de l’acquis procédant de la jurisprudence des juges de l’Union au « standard conventionnel » déterminé par la Cour EDH, permet d’analyser rigoureusement le bien-fondé des solutions privilégiées par la Cour de justice et le Tribunal. Cette démarche couvre ainsi l’examen de la portée conférée à des garanties telles que le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination, le droit d’accéder au dossier de la Commission, le droit à une audition, la protection de la confidentialité attachée à la correspondance entre une entreprise et ses avocats. Outre l’approche développée par les juges quant à la dimension substantielle des garanties étudiées, l’analyse conduite s’intéresse également aux modalités procédurales devant permettre d’assurer la protection effective des droits fondamentaux consacrés.
Cette première perspective d’analyse autorise à rendre compte de l’acquisition par les entreprises d’une protection souvent satisfaisante de différentes garanties procédurales, associées aux droits de la défense. Néanmoins, cette étape de la thèse implique aussi le constat épisodique d’un niveau perfectible de protection. En outre, le fait pour le juge de s’en remettre aux seuls droits de la défense présente le risque d’appréhender les garanties pertinentes de manière isolée, sans lien avec la nécessité d’une approche transversale de la procédure répressive, seule à même de véritablement conforter le caractère équitable de cette procédure.
Deuxièmement, prenant acte du constat tout juste exposé, le premier titre de la première partie repose sur une seconde perspective d’analyse, laquelle est liée aux potentialités du recours croissant aux droits fondamentaux dans leur ensemble, tels que ceux-ci sont exprimés dans la Charte des droits fondamentaux.
La thèse examine alors de manière détaillée le développement d’une pratique des juges de l’Union européenne consistant à tenir pleinement compte de différentes exigences portées par la Charte des droits fondamentaux. Par exemple, s’agissant du droit à la protection des locaux d’une entreprise, la jurisprudence récente du Tribunal et de la Cour de justice révèle une prise en considération accrue d’au moins deux principes formalisés dans les dispositions finales de la Charte. Premièrement, les juges de l’Union européenne s’attachent à respecter scrupuleusement les conditions explicitées dans cet instrument en ce qui concerne les conditions dans lesquelles une éventuelle atteinte ou ingérence dans l’exercice d’un droit fondamental d’un justiciable peut être admise. Deuxièmement, le Tribunal, dont l’approche a été confirmée par la Cour de justice, semble s’efforcer de plus en plus de tenir le plus grand compte des exigences consacrées dans la jurisprudence de la Cour EDH pour encadrer les limites apportées à l’exercice d’une garantie fondamentale. Ce mouvement, certainement orienté par les impératifs formalisés dans la Charte, permet un enrichissement des sources de protection des droits des entreprises mises en cause. Ainsi, le niveau de protection est susceptible de s’élever, confortant progressivement le caractère équitable de la procédure répressive.
Toutefois, quelques observations s’imposent. Tout d’abord, le respect scrupuleux de la méthode d’analyse fixée dans les dispositions finales de la Charte n’est pas encore systématique. Ainsi en va-t-il aussi des conséquences tirées du principe d’équivalence de protection par rapport au niveau de protection valant pour un droit fondamental correspondant dans l’ordre de la Convention EDH. Par ailleurs, la thèse s’attache à relever le fait que l’assimilation par les juridictions de l’Union européenne des exigences déterminées par la Cour EDH s’opère de manière défensive, c’est-à-dire d’une manière telle que c’est l’interprétation la plus souple ou la plus acommodante du droit fondamental en cause qui va être privilégiée et « essentialisée » pour éviter un bouleversement du cadre procédural de la mise en œuvre des articles 101 et 102 TFUE. Enfin, le fait pour les justiciables et les juges de l’Union de s’en remettre à l’ensemble des droits fondamentaux, et non plus seulement aux seuls droits de la défense, n’a pas encore entraîné de remise en cause directe ou radicale du dispositif procédural prévu principalement par le règlement n° 1/2003.
Pour autant, les analyses conduites par le Tribunal et la Cour de justice présentent un intérêt réel, sous l’angle de la protection des intérêts et droits des entreprises mises en cause. En effet, le renouvellement de l’examen de la portée de droits fondamentaux substantiels, tels que la protection du domicile privé, a contraint les juges de l’Union à identifier les garanties concrètes, procédurales, dont le respect permanent constitue un gage de respect de la garantie substantielle en cause. Par exemple, s’agissant de la protection du domicile ou des locaux d’une entreprises face à des inspections diligentées sans mandat judiciaire préalable, le Tribunal a considéré que de telles mesures peuvent continuer d’être accomplies sans formalité supplémentaire, à condition que et dans la mesure où les décisions ordonnant de se soumettre aux inspections soient toujours précisément motivées, puissent être soumises à un contrôle juridictionnel entier et ménagent le droit d’opposition reconnu aux entreprises. Par conséquent, la rénovation des conditions d’interprétation d’un droit fondamental substantiel induit un renouvellement de la portée théorique et opérationnelle conférée à des garanties procédurales qui doivent concourir au respect du droit fondamental en cause. Suivant cette logique, on relève depuis plusieurs années une intensification réelle du contrôle juridictionnel de la motivation des actes adoptés par la Commission au cours de la procédure répressive.
Ainsi, les droits fondamentaux exprimés dans la Charte semblent pouvoir emporter une amélioration progressive, encore partielle et indirecte, des conditions de protection des intérêts des entreprises mises en cause à l’occasion d’une procédure classique qui gagne peu à peu en équité.
Les points d’amélioration encore indentifiables trouvent leur source dans une volonté de ne pas entraver le déroulement efficace d’une procédure décisive pour assurer l’effectivité des articles 101 et 102 TFUE.
B. Résumé du second titre de la première partie : « L’ajustement délicat du contrôle des droits fondamentaux à la diversification des procédures de mise en œuvre des règles de concurrence ».
Ce titre s’intéresse à la portée des droits fondamentaux dans le contexte marqué par l’essor d’autres procédures que la procédure répressive classique. Dans ce contexte, les droits fondamentaux des entreprises sont minorés, parfois ignorés, et souvent instrumentalisés, toujours dans le but d’assurer l’efficacité des procédures de mise en œuvre du droit européen des pratiques anticoncurrentielles.
D’abord, le premier chapitre de ce titre étudie la place des droits fondamentaux dans le cadre des procédures qualifiées d’« alternatives ». Pour l’essentiel, il s’agit ici de traiter des procédures marquées par la négociation d’engagements contraignants ou l’élaboration d’une transaction. Quelle que soit la modalité procédurale considérée, il apparaît que la jurisprudence des juridictions de l’Union européenne est d’une portée très limitée voire résiduelle. Le fonctionnement des procédures alternatives suppose la participation active des entreprises dont le comportement est problématique. Dans le cas des engagements, l’article 9 du règlement n° 1/2003 prévoit que ce sont bien les entreprises qui doivent présenter des engagements dont elles estiment qu’ils sont de nature à dissiper les préoccupations de concurrence identifiées par la Commission. Pourtant, la pratique révèle que la Commission incite parfois certaines entreprises à considérer l’option des engagements, ce qui ôte toute spontanéité à la démarche de telles entreprises. Dans le cas de la transaction, les entreprises souhaitant transiger doivent accepter les conclusions intermédiaires auxquelles la Commission est parvenue quant à la qualification d’une entente illicite et sur la base desquelles la décision finale sera adoptée. Cette exigence d’adhésion aux vues de la Commission conduit au renoncement de fait d’un certain nombre de prérogatives relevant de la procédure traditionnelle, davantage contradictoire.
Le consensualisme théorique qui irrigue supposément les procédures alternatives semble avoir convaincu les juridictions de l’Union, surtout la Cour de justice, de s’abstenir de chercher à encadrer le déroulement de telles procédures. Dans les rares affaires portées à la connaissance des juges de l’Union, ces derniers ont finalement consacré un standard de contrôle juridictionnel atténué, partant du principe, par exemple, que les engagements sont le résultat de l’expression de la volonté de l’entreprise à laquelle ils s’imposent. S’agissant des engagements, pareille analyse présente au moins un inconvénient, consistant à négliger les intérêts et droits des tiers potentiellement ou concrètement affectés par les effets des engagements rendus contraignants par la Commission européenne. S’agissant de la procédure de transaction, là encore, la quête d’efficacité procédurale semble l’avoir emporté sur la nécessité de s’assurer de l’équité de la procédure que la Commission européenne reste libre d’orienter dans une large mesure, celle-ci pouvant décider de revenir à la procédure répressive classique si les entreprises mises en cause ne lui semblent pas suffisamment impliquées dans l’élaboration de la transaction. Les incertitudes procédurales liées au pouvoir d’organisation et d’orientation dont dispose la Commission européenne semblent avoir été ignorées par les juridictions de l’Union européenne. Par conséquent, dans le contexte des procédures alternatives, les droits fondamentaux des entreprises donnent lieu à un contrôle juridictionnel et à des exigences procédurales largements atténués.
Ensuite, le second chapitre du second titre étudie la place des droits fondamentaux dans la jurisprudence relative à l’organisation des rapports entre les différentes entités pouvant revendiquer le respect de certaines garanties, d’une part, et à l’organisation des rapports entre les procédures publiques et privées de mise en œuvre des règles européennes de concurrence, d’autre part.
Pareille étape de la thèse s’imposait pour rendre compte de l’évolution de la protection de la situation des plaignants. Ces derniers jouent un rôle essentiel dans la détection des pratiques anticoncurrentielles. Contrairement aux principes valant dans les autres domaines du droit de l’Union, illustrés par le statut procédural précaire des plaignants dans la procédure générale de manquement, les entités saisissant la Commission européenne sont en mesure de contester un éventuel rejet de leur plainte devant le Tribunal. Les exigences tirées du principe de bonne administration ont sous-tendu le volontarisme des juridictions de l’Union lorsque ces dernières ont progressivement édifié et consolidé un statut protecteur des plaignants alléguant l’existence d’une infraction aux articles 101 et 102 TFUE. Désormais, une composante essentielle de la bonne admnistration, à savoir l’obligation de motivation, s’impose à la Commission européenne, réduisant de fait l’étendue du pouvoir d’appréciation de l’opportunité des poursuites qui lui est historiquement acquis. En outre, le droit à une protection juridictionnelle effective entretient une tendance de fond qui réside dans une intensification du contrôle juridictionnel exercé sur les appréciations de la Commission. Cette tendance conforte la vigilance des juges à l’endroit des motifs considérés par la Commission pour rejeter les plaintes. Dès lors, il ressort de la thèse que les droits fondamentaux et principes généraux du droit ont participé d’un mouvement de consolidation des droits des tiers, au premier rang desquels les plaignants.
Enfin, toujours au sein du second chapitre du second titre, la thèse expose l’approche des juges de l’Union quant à l’articulation des procédures privées et publiques d’application des articles 101 et 102 TFUE. La Cour de justice s’est montrée très encline à encourager le développement et la généralisation des actions judiciaires en réparation en tant qu’outil de mise en œuvre de l’interdiction des pratiques anticoncurrentielles. S’agissant de la consécration du droit d’une victime à obtenir la réparation d’un préjudice concurrentiel, la motivation des arrêts de principe fait peu de cas des droits fondamentaux. Ce droit constitue un droit subjectif conféré par le droit de l’Union européenne, mais il ne s’agit pas d’un droit fondamental. En revanche, différents droits et principes fondamentaux sont invoqués par les entreprises et examinés par les juridictions de l’Union européenne pour ajuster les rapports entre ces deux types de procédures. Le droit d’accès au dossier d’une autorité nationale de concurrence, qui entretient un lien avec la bonne administration, a ainsi fait l’objet d’une interprétation assez extensive afin de permettre aux entités lésées par une infraction d’étayer leur dossier devant un juge national. Néanmoins, les juridictions de l’Union se sont montrées moins soucieuses de ce droit lorsque celui-ci était invoqué pour accéder au dossier de la Commission européenne. La nécessité de préserver la marge de manœuvre de la Commission a constitué un impératif dominant certaines solutions prétoriennes. À l’opposé des intérêts des victimes de pratiques anticoncurrentielles, des garanties telles que le principe de bonne administration, la sécurité juridique ou encore la protection de la confiance légitime sont utilisées par les enteprises mises en cause et sanctionnées, notamment celles qui ont contribué à la détection des infractions par le biais de la clémence. Afin de préserver l’efficacité des procédures publiques, dont le succès repose très souvent sur le fonctionnement des dispositifs de clémence, les juges de l’Union ont pris soin de mobiliser certains droits fondamentaux et principes généraux du droit pour limiter l’étendue des droits procéduraux conférés aux victimes. Finalement, la thèse permet de réaliser que les droits fondamentaux s’apparentent aux notions juridiques qui viennent « habiller » les intérêts contradictoires de différents opérateurs économiques et acteurs institutionnels participant, chacun à leur manière, à la mise en œuvre du droit européen de la concurrence. Face au défi récurrent de l’articulation délicate des procédures de nature différente mais complémentaires, les droits fondamentaux ne représentent pas l’enjeu de premier plan ; pour autant, certaines garanties fondamentales sont régulièrement instrumentalisées pour fonder des arbitrages et ajustements opérés par les juridictions de l’Union européenne, lesquelles semblent toujours conserver pour horizon de référence l’efficacité d’ensemble des procédures servant la mise en œuvre effective des articles 101 et 102 TFUE.
II – Résumé de la seconde partie de la thèse : « Le renforcement du contrôle juridictionnel influencé par les droits fondamentaux ».
La seconde partie de la thèse s’inscrit dans une perspective institutionnelle, et non plus vraiment procédurale. La question centrale réside dans le point de savoir si le système institutionnel actuel, caractérisé par la concentration des pouvoirs d’enquête, d’instruction, de décision et de sanction entre les mains de la Commission européenne, peut valablement perdurer, au regard notamment des exigences tirées du procès équitable. L’intensité des pouvoirs d’investigation conférés à la Commission, ainsi que le caractère substantiel des amendes que celle-ci inflige régulièrement, font partie des données incitant à rapprocher la procédure administrative répressive de la matière pénale, telle que cette dernière est entendue dans le cadre de l’interprétation de l’article 6 de la CEDH. Or, si les procédures propres au droit de la concurrence et menant à des sanctions très élevées devaient être qualifiées de pénales au regard du principe du procès équitable, ce principe pourrait évidemment s’opposer à la concentration d’attributions jusqu’à présent confiées à la Commission européenne.
Cet enjeu décisif a justifié l’accomplissement d’une étude portant sur les rapports qu’entretiennent les droits fondamentaux avec le contrôle juridictionnel accompli par les juridictions de l’Union européenne dans l’optique de la préservation d’un équilibre acceptable des pouvoirs entre la Commission et les juges de l’Union. Le droit fondamental à un procès équitable a suscité un débat aux implications très lourdes et a forcé le Tribunal et la Cour de justice à accepter l’éventuelle requalification de la procédure répressive menée par la Commission européenne. Cette phase d’interrogation s’est traduite par une rénovation de la conception des juges de l’Union à l’endroit de leur propre office. Il apparaît en effet que le système institutionnel actuel ne peut tenir que si les juridictions de l’Union accomplissent en permanence un contrôle répondant à certaines exigences. Officialisant la nécessité d’un contrôle complet, plus intense, l’approche finalement privilégiée et confortée par les juridictions de l’Union européenne requiert que ces dernières se détachent d’une certaine déférence, historiquement manifestée à l’égard des appréciations complexes et d’opportunité opérées par la Commission européenne pour concrètement mettre en œuvre la politique de concurrence. Dans la perspective du renforcement du contrôle juridictionnel exercé sur les décisions imposant des sanctions, les droits fondamentaux et principes généraux du droit constituent un point d’ancrage et un instrument de l’intensification de ce contrôle, de manière à satisfaire au mieux aux exigences découlant du procès équitable.
A. Résumé du premier titre de la seconde partie : « Un renforcement rendu nécessaire par l’importance renouvelée du procès équitable ».
Depuis les années 1980, de nombreuses requérantes se sont efforcées de convaincre le juge de l’Union des sanctions imposées par la Commission européenne à la matière pénale, telle que cette dernière est entendue par la Cour européenne des droits de l’homme dans le cadre de l’interprétation de l’article 6 de la CEDH. Ce rapprochement est tentant dans la mesure où la Cour EDH a développé, à partir de la fameuse affaire Engel (1976), une lecture autonome de la notion de matière pénale, indifférente aux qualifications retenues en droit national. À cet égard, la jurisprudence qui a suivi cet arrêt fondateur s’est employée à formaliser ou consolider différents critères devant permettre d’identifier le caractère pénal d’une procédure répressive. D’ailleurs, la Cour EDH a progressivement été conduite à porter une appréciation sur des procédures répressives en lien avec l’encadrement de comportements économiques. La juridiction mentionnée s’est tour à tour montrée encline à intégrer dans la matière pénale des procédures aboutissant à des sanctions en matière fiscale, douanière, financière et, finalement, en droit de la concurrence. La finalité dissuasive et répressive de la sanction, l’objet de l’infraction, la nature et l’ampleur de la sanction encourue constituent des critères qui, s’ils sont remplis, emportent l’intégration au sein de la matière pénale d’une sanction qualifiée d’administrative au niveau national. Compte tenu de ces critères d’analyse, il était logique que la Cour EDH en vienne à considérer les procédures répressives de droit de la concurrence comme appartenant à la matière pénale. Cette étape s’est matérialisée en 2011, à l’occasion de l’affaire Menarini.
Face à ce mouvement, les juridictions de l’Union européenne ont dû intégrer les contraintes découlant de la jurisprudence de la Cour EDH, afin notamment de répondre aux revendications et critiques émanant d’entreprises qui souhaitaient mettre un terme au système au cœur duquel la Commission occupe une place centrale. La réponse des juridictions de l’Union européenne s’avère ambiguë. Sur le plan de la qualification des décisions de sanction adoptées par la Commission européenne, la Cour de justice n’a pas explicitement affirmé que de telles décisions et la procédure y conduisant doivent être considérées comme pénales au sens du procès équitable. Pour autant, sur le plan des exigences procédurales et institutionnelles à respecter, le juge de l’Union européenne s’est employé à affirmer que les exigences s’imposant lorsqu’une procédure relève de la matière pénale sont satisfaites en droit de l’Union européenne. Il apparaît que la Cour de justice et le Tribunal, sans se soumettre directement aux conditions fixées dans la jurisprudence de la Cour EDH, ont tenu compte des principes hérités des arrêts rendus par cette dernière afin d’assurer la conformité du système institutionnel actuel au standard conventionnel valant pour le procès équitable.
Ainsi, les juridictions de l’Union ont exploité un assouplissement permis par la jurisprudence de la Cour EDH. Cette dernière a consacré une distinction au sein de la matière pénale. Tandis que certaines infractions et procédures visant leur sanction appartiennent au « noyau dur » de la matière pénale, d’autres infractions, considérées comme moins graves par nature, et les procédures qui leur sont applicables ne relèvent pas de ce noyau dur. Les sanctions des infractions aux règles de concurrence sont intégrées à la seconde catégorie évoquée. Pareille qualification conduit à admettre un assouplissement des exigences portées par le procès équitable. S’agissant des procédures ne relevant pas du noyau dur de la matière pénale, les pouvoirs d’enquête, d’instruction, de décision et de sanction peuvent être maintenus entre les mains d’une institution administrative, à condition que la décision finale puisse toujours être soumise au contrôle accompli par un juge dont l’office correspond aux exigences liées à la notion d’organe doté d’un pouvoir de pleine juridiction. Cette notion implique que la juridiction en cause soit en mesure de contrôler l’ensemble des éléments de fait et de droit sous-tendant la décision contestée, d’apprécier les éléments de preuve, de substituer son appréciation à celle de l’auteur de l’acte attaqué et de réformer le montant la décision querellée.
Fondant leur analyse sur les impératifs découlant du droit fondamental à une protection juridictionnelle effective (article 47 de la Charte), les juridictions de l’Union européenne estiment que le contrôle exercé par le Tribunal et, le cas échéant, par la Cour de justice, sur les décisions de la Commission européenne, remplit ces conditions. À cet égard, la thèse analyse les fondements de la position des juges de l’Union. Certes, un courant jurisprudentiel, consacrant un nouveau standard de contrôle approfondi, incite à considérer que le contrôle juridictionnel désormais accompli est bien un contrôle complet, détaché de la marge d’appréciation traditionnellement reconnue à la Commission européenne. En outre, le fait que le TFUE et le règlement n° 1/2003 habilitent le juge de l’Union à réformer les sanctions constitue un indice supplémentaire de la qualité du contrôle opéré régulièrement. D’ailleurs, plusieurs arrêts témoignent du volontarisme du Tribunal, lequel ne se détourne pas d’un contrôle approfondi, malgré le caractère technique ou complexe des appréciations nécessaires à la résolution du litige. Pour autant, d’autres affaires invitent à davantage de méfiance et autorisent à s’interroger quant au point de savoir si, en réalité ou globalement, les juges de l’Union n’auraient pas encore tendance à manifester une certaine déférence à l’endroit du travail de la Commission. De plus, un constat peut se révéler inquiétant : si différents arrêts dénotent un certain volontarisme des juges s’agissant d’appréciations économiques, il reste que la Commission est toujours en mesure de faire jouer plusieurs présomptions facilitant la qualification d’une infraction, tant sur le plan matériel que temporel. Ainsi, le renforcement du contrôle exercé sur certaines appréciations économiques ne compenserait pas entièrement les avantages structurels dont bénéficierait la Commission.
B. Résumé du second titre de la seconde partie : « Un renforcement accentué par le recours aux droits fondamentaux ».
Face au risque d’un maniement trop aisé de plusieurs présomptions incriminantes, combiné au pouvoir quasi-normatif dont jouit la Commission en matière de politique des sanctions, d’autres principes et droits fondamentaux que le procès équitable ont prouvé leur valeur instrumentale au profit des juridictions de l’Union européenne. Ainsi, différents droits fondamentaux contribuent à fournir au juge de l’Union un cadre objectif pour conduire des analyses précises et rigoureuses sur l’ensemble des principes, notions, présomptions et appréciations respectivement utilisés et effectuées par la Commission européenne.
D’abord, les droits fondamentaux servent un encadrement resserré des notions et présomptions qui traduisent l’exercice d’un pouvoir quasi-normatif de la Commission, s’agissant par exemple de la détermination du périmètre d’une entreprise ou encore de la notion d’objet anticoncurrentiel. Face au caractère vague des dispositions législatives pertinentes, les garanties fondamentales servent également un encadrement, encore trop souple, du pouvoir d’appréciation substantiel de la Commission en matière de sanctions.
Ensuite, les droits fondamentaux et principes généraux du droit sous-tendent un contrôle juridictionnel intense des appréciations circonstanciées de la Commission européenne. Par exemple, la présomption d’innocence, le principe d’égalité de traitement, sont autant de garanties qui permettent au juge de contrôler attentivement les décisions de la Commission, en affinant le socle du contrôle de régularité de l’action de la Commission sans empiéter démesurément sur le domaine de l’opportunité.
Ainsi, l’utilisation récurrente des droits fondamentaux et principes généraux du droit dont le respect s’impose à la Commission européenne permet aux juges de l’Union de réduire le domaine d’épanouissement des considérations d’opportunité sur lesquelles la Commission conserverait théoriquement une certaine emprise. À mesure que les termes du contrôle de légalité et de régularité de l’action de la Commission s’affine, sous l’effet des droits fondamentaux, des évolutions erratiques de la pratique de celle-ci, prétendument motivées par des considérations tenant à la politique de concurrence, sont appelées à voir leur probabilité de survenance considérablement réduite voire progressivement anéanties.
Néanmoins, afin de borner ce qui se prête à un contrôle juridictionnel approfondi ou, plus sûrement, afin de prouver que le juge de l’Union ne se limite à feindre un contrôle approfondi en avalisant en réalité les positions de la Commission, il apparaît qu’une intervention plus fréquente et précise du législateur de l’Union européenne serait appréciable, afin de garantir un meilleur équilibre des pouvoirs.