Le droit international privé à l’épreuve du droit au respect de la vie privée et familiale
Thèse soutenue le 5 janvier 2023 à l’Université Paris Panthéon-Assas devant une jury composé de Dominique Bureau, professeur à l’Université Paris Panthéon-Assas (examinateur), Hugues Fulchiron, professeur à l’Université Jean Moulin Lyon III (examinateur), Léna Gannagé, professeure à l’Université Paris Panthéon-Assas (directrice de thèse), Fabien Marchadier, professeur à l’Université de Limoges (rapporteur) et Lukas Rass-Masson, professeur à l’Université Toulouse 1 Capitole (rapporteur).
Par Asma Alouane
La mise à l’épreuve du droit international privé par les droits fondamentaux n’est pas un phénomène nouveau. Toutefois, le droit au respect de la vie privée et familiale tel que garanti par l’article 8 de Convention européenne des droits de l’homme (ci-après Convention EDH) présenterait cette particularité d’exercer son influence sur les deux principaux objectifs de la discipline, la cohésion de l’ordre interne et la continuité des situations internationales. Incorporant des valeurs à forte dimension individuelle au contenu de l’ordre public international, il en multiplierait les hypothèses de déclenchement à l’encontre des normes etrangères qui contreviendraient à ces valeurs. Le droit au respect de la vie privée et familiale serait alors un facteur de cloisonnement des ordres juridiques. Dans le même temps, ce droit exercerait son influence sur l’objectif de continuité en imposant la reconnaissance des situations internationales constituées à l’étranger, et serait en cela un facteur de décloisonnement des ordres juridiques. L’article 8 de la Convention EDH aurait donc en droit international privé une double fonction de coordination et de protection de l’ordre juridique interne.
Envisageant la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après Cour EDH) à travers le prisme de principes et méthodes d’interprétation qui guident le contrôle du juge européen, cette recherche a pour objectif de vérifier la réalité de cette dualité de fonctions et ses implications méthodologiques.
La première partie est consacrée aux fonctions du droit au respect de la vie privée et familiale.
L’absence de fonction coordinatrice de l’article 8 de la Convention EDH est démontrée dans un premier titre. D’une part, en application du principe de subsidiarité, l’article 8 ne peut être le fondement d’une méthode de coordination telle que la méthode de la reconnaissance des situations. En effet, ce principe restreint la compétence du juge européen. Ce dernier n’a ni la possibilité de contrôler in abstracto les normes nationales ni celle de prescrire des moyens pour redresser les violations constatées des droits fondamentaux. Il ne peut dès lors ni écarter la méthode conflictuelle ni lui substituer une méthode différente, telle que la méthode de la reconnaissance des situations.
D’autre part, en vertu du principe d’effectivité, l’article 8 de la Convention EDH ne peut non plus constituer le fondement d’une obligation de coordination imposant aux États parties d’assurer la continuité des situations personnelles et familiales. Ce principe, qui détermine la finalité́ de l’interprétation de la Convention EDH, est à l’origine de l’interprétation dynamique de la Cour EDH, tournée vers le développement d’une protection concrète et effective des droits fondamentaux. Or il ne ressort pas de la jurisprudence relative à l’article 8 de la Convention EDH qu’assurer la continuité́ des situations personnelles et familiales relève des finalités assignées à cette disposition. L’analyse de la jurisprudence permet, en revanche, de constater que seule la compatibilité́ matérielle de la situation avec les exigences de l’article 8 est déterminante pour la Cour EDH. Son apparente contribution à la continuité́ des situations personnelles et familiales n’est qu’une conséquence incidente de ce contrôle.
Le constat de l’absence de fonction coordinatrice a permis de confirmer la fonction matérielle de l’article 8 de la Convention EDH. C’est l’objet du second titre. En effet, il ressort de la jurisprudence de la Cour EDH que le droit au respect de la vie privée et familiale est un vecteur de valeurs substantielles. A l’instar des autres droits fondamentaux, l’article 8 est porteur de valeurs à forte dimension individuelle qui irriguent et orientent les droits nationaux. Bien que l’interprétation dynamique de la Cour EDH renforce cette dimension individuelle, il n’en reste pas moins que les valeurs portées par l’article 8 sont des valeurs communes qui ne sont ni exclusivement européennes, ni étrangères aux ordres juridiques nationaux. Elles constituent un minimum irréductible qui s’impose à l’ensemble des États parties.
Ces valeurs se diffusent dans l’ensemble de l’ordre juridique et rejaillissent en droit international privé. C’est principalement par la voie du mécanisme de l’ordre public international que ces valeurs ont été réceptionnées dans la discipline. Si leur influence sur le contenu de l’ordre public international a été une source d’enrichissement, la combinaison des valeurs portées par l’article 8 et du principe de non-discrimination de l’article 14 de la Convention est annonciatrice d’un abaissement du seuil de tolérance du for, corollaire d’un risque de cloisonnement des ordres juridiques. A travers ces nombreuses manifestations, l’emprise des valeurs portées par l’article 8 sur le droit international privé est révélatrice de l’importance prise par les considérations matérielles dans la discipline. Il en résulte une matérialisation grandissante de cette dernière, doublée d’une attention particulière portée à la protection de la personne. Le domaine de la justice matérielle tend dès lors à s’étendre, annonçant ainsi une remise en cause du statut traditionnellement secondaire qui lui est attribué. Le rapport entre la justice de droit international privé et la justice matérielle en ressort réaménagé : la première n’apparaît plus comme la préoccupation prédominante de la discipline, elle est désormais subordonnée à la satisfaction des exigences de la seconde. Ce réaménagement des rapports entre la justice de droit international privé et la justice matérielle laisse entrevoir une nouvelle grille de lecture dans laquelle les solutions de droit international privé de la famille doivent rendre compte des exigences de l’article 8 de la Convention EDH, c’est-à-dire veiller à la protection concrète de la personne.
C’est à l’aune de cette grille de lecture renouvelée des rapports entre la justice de droit international privé et de la justice matérielle que la seconde partie s’attache à évaluer les implications méthodologiques de l’article 8 de la Convention EDH en droit international privé de la famille. Ces implications se manifestent par deux voies : celle de l’importation en droit international privé des techniques de réalisation des droits fondamentaux et celle de l’infléchissement des méthodes de droit international privé sous l’influence de l’article 8 de la Convention EDH.
Le premier titre est consacré à la mise en œuvre des exigences de l’article 8 de la Convention EDH à travers les techniques de réalisation des droits fondamentaux. L’application de l’article 8 de la Convention EDH s’accompagne d’un mode de raisonnement qui est propre aux droits fondamentaux, celui de la balance des intérêts et du contrôle de la proportionnalité́. Se préoccupant de la situation concrète de la personne, leur mise en œuvre implique de s’assurer que les solutions de droit international privé garantissent la justice du cas particulier. Alors que l’option du traitement des situations internationales au prisme de la balance des intérêts est apparue inopérante, celle de la correction de leur traitement par le biais d’un contrôle de proportionnalité in concreto s’est révélée opportune. La consécration en droit international privé d’un tel contrôle permettrait de rectifier, in casu, la prise en compte insuffisante des exigences concrètes du droit au respect de la vie privée et familiale qui se révèlerait à l’occasion de la mise en œuvre de la réglementation de droit international privé. Remède a minima, ce contrôle permettrait de corriger les solutions défaillantes sans pour autant remettre en cause les procédés méthodologiques qui y ont abouti.
A côté de la proposition de consacrer un contrôle de proportionnalité, correctif aux solutions de droit international privé qui méconnaissent les exigences concrètes de l’article 8 de la Convention EDH, la satisfaction de ces exigences invite à évaluer les méthodes de droit international privé afin d’identifier celles qui, lors de leur mise en œuvre, présentent des défauts structurels pouvant entraîner des solutions attentatoires à l’intérêt concret de la personne. C’est l’objet du second titre. La confrontation des méthodes affectées à la coordination à l’article 8 de la Convention EDH a permis de déceler celles qui favorisent démesurément la continuité des situations au détriment du respect des exigences du droit au respect de la vie privée et familiale. Cette confrontation a également servi à révéler, parmi les méthodes affectées à la cohésion de l’ordre interne, celles qui, de manière excessive, font prévaloir une conception abstraite des valeurs au détriment d’une protection concrète de la personne
Des propositions de réajustement ont été exposées. Pour ce qui est des méthodes affectées à la coordination, certains procédés, comme l’ordre public d’éloignement, paraissent devoir être évincés. D’autres, comme l’exécution automatique des jugements portant ordre de retour immédiat des enfants illicitement déplacés dans le cadre des règlements Bruxelles II bis et ter, doivent être atténués. Dans ce cadre, la consécration d’une exception de droits fondamentaux a été préconisée.
Quant aux méthodes affectées à la cohésion de l’ordre interne, il est apparu que l’association de certains aspects du contrôle de proportionnalité́ permettrait une meilleure prise en compte de l’intérêt concret de la personne. Ainsi, l’opportunité́ de consacrer une loi de police gagnerait à être évaluée à la lumière des tests d’adéquation et de nécessité. De même, l’intégration de la balance des intérêts dans la mise en œuvre de l’exception d’ordre public international perfectionnerait le contrôle in concreto qui caractérise, en principe, le mécanisme.
Les deux voies successivement explorées, la consécration d’un contrôle de proportionnalité in concreto et l’aménagement des procédés méthodologiques de droit international privé afin de mieux tenir compte des exigences de l’article 8 de la Convention EDH, sont complémentaires. S’il est certes préconisé de rectifier les méthodes de droit international privé pour une meilleure prise en compte de l’intérêt concret de la personne, cela ne saurait exclure que, de manière ponctuelle, la mise en œuvre de l’une de ces méthodes conduise à une solution inique dans le cas d’espèce. Intervenant en tant que correctif, le contrôle de la proportionnalité de ce résultat avec l’article 8 de la Convention EDH permettrait, si nécessaire, de remédier in concreto aux effets indésirables.
La mise à l’épreuve du droit international privé par le droit au respect de la vie privée et familiale a ainsi mis en lumière une grille d’analyse permettant de vérifier la compatibilité des solutions de droit international privé de la famille avec les exigences de la justice du cas particulier portées par l’article 8 de la Convention EDH.