Le non-exercice des droits subjectifs
Thèse soutenue le 15 décembre 2023 à l’Université de Limoges devant un jury composé de Madame Caire Anne-Blandine, Professeure à l’Université de Clermont-Auvergne (rapporteuse), Monsieur Sintez Cyril, Maître de Conférences HDR à l’Université d’Orléans (rapporteur), Madame Tharaud Delphine, Professeure à l’Université de Limoges (Présidente du jury), Monsieur Marchadier Fabien, Professeur à l’Université de Poitiers (co-directeur de thèse) et Monsieur Garaud Eric, Professeur à l’Université de Limoges (co-directeur de thèse).
Par Florian Villalonga, docteur en droit
Le « non-exercice des droits subjectifs » est un thème de recherche pouvant paraître étonnant voire contradictoire, et questionner sur les intentions de celui qui l’aborde : pourquoi s’intéresser aux individus qui n’utilisent pas leurs droits quand tant de titulaires de droits aimeraient utiliser les leurs mais n’y parviennent pas ? Pourquoi se focaliser sur les droits non-exercés quand la quête d’effectivité du droit invite à se concentrer sur leur utilisation ? Il est possible de moquer le sujet en renvoyant rapidement à l’image d’Alexandre le Bienheureux qui, au fond de son lit, semble bien éloigné des questions liées à l’utilisation d’une prérogative, il les réfute par principe. On peut encore penser à Robinson seul sur son île, qui, sans être confronté à un autre Homme que lui-même, ne théorise pas sa solitude en problématiques juridiques courantes.
Mais cette pensée refléterait la prétention que les non-exerçants sont tous des êtres inactifs, qui peuvent ou veulent se dispenser de la notion de droit, qu’ils se mettent en retrait. Le non-exerçant serait ce coupable chronique qui, pour paraphraser une observation de Carbonnier, tel le concubin ne voulant pas du droit et dont le droit ne veut pas, ne veut pas utiliser son droit et ne mérite pas de le conserver. Une telle approche introduit déjà un réflexe juridique et illustre que le droit inutilisé est susceptible d’être perdu. Elle est plus largement simpliste, elle fait du non-exerçant un oisif et ne relaye en rien la réalité du justiciable lambda. Qu’il soit juriste ou non, tout un chacun sera un jour ou l’autre confronté à un état de non-exercice d’un droit. L’œuvre est d’ailleurs souvent inconsciente et l’on ne s’en rend compte qu’une fois le mal fait. Le parallèle est établi avec le fait juridique, cet évènement observable qui produit des effets de droit : le non-exercice est bien un évènement et, lorsqu’il entraîne des conséquences sur le plan du droit, il devient un fait juridique. Or, il fut étonnant de constater l’absence de recherche systématique sur ce thème du non-exercice d’un droit, pourtant abordé inconsciemment sous différents prismes, à travers l’étude du silence, de l’abstention, de la réticence, de la renonciation. Autrement dit, une forme du non-exercice est souvent défrichée mais jamais identifiée comme telle, et ce n’est jamais au sein d’un seul et même travail qui l’envisagerait sous toutes ses formes. Sa valeur et la réaction du droit sont donc inconnues.
Un unique article, rédigé par A. Pousson[1], soulève le débat en ces termes, une thèse écrite par F. Brunel[2] l’aborde avec une vocation générale mais sous l’angle isolé de l’abstention, certains auteurs comme H. Barbier[3] ont entamé des développements sur le terrain de l’abus par inaction, mais le degré de généralité nécessaire pour obtenir une étude transversale ou visant à l’être n’est pas atteint pour autant. Cette faiblesse doctrinale révèle les symptômes inhérents au phénomène de non-exercice, que l’on peut facilement tourner en dérision. Cette carence dans la littérature juridique est, sur le principe, une invitation à explorer le non-exercice avec pour objectif minimal d’identifier l’existence d’un sujet de recherche ou, a contrario, expliquer définitivement pourquoi il n’en est pas un. Et rapidement, la lecture de différentes normes dont la rédaction attribue une valeur au non-exercice démontre que le législateur a été confronté à la problématique. La norme est parfois moins explicite et fait référence à des concepts ou notions pour qualifier un comportement, sans donner, par conséquent, une valeur directe au non-exercice. C’est le cas lorsqu’il répute la signification du silence. Enfin, le juge est quelquefois, lorsque la loi elle-même est silencieuse, forcé de concilier avec des standards existants pour trouver la solution à un litige lorsqu’une personne allègue être victime du non-exercice d’un droit par autrui.
Les termes juridiques en cause sont nombreux, ce qui n’est pas étonnant. La thématique est transversale, les concepts impliqués sont pluriels et ne présentent pas forcément de rapports entre eux. Jongler entre l’analyse de la nature des droits, des fondements de certaines notions qui font écho au non-exercice prolongé (prescription, forclusion), l’apparition de nouveaux concepts comme les incombances[4], l’interprétation du silence[5], la force conférée à la volonté, des standards mentionnés par la loi (abus, manquement), est une acrobatie. Cela permet cependant, dans le prolongement d’une logique d’étiqueter chaque comportement, d’identifier si le non-exerçant est cet être fautif que l’on peut imaginer au premier abord, ou s’il n’est pas davantage que cela, un individu faisant un choix, subissant une influence extérieure, une personne démunie… Surtout, l’identification de la cause des cas de non-exercice observés justifie que, par la suite, lui soit attribuée une valeur. Car ce n’est qu’à travers cette qualification du non-exercice que la réaction subséquente du droit peut être expliquée et appréciée ou critiquée. Tel est l’objectif de cette étude, qui est de qualifier le non-exercice suivant sa valeur pour mieux analyser son régime juridique.
Deux grandes voies d’interprétation du phénomène sont apparues, licite et illicite. De nombreuses autres manières de l’envisager existaient sans doute mais, dans une logique de simplicité, le choix fut porté sur la distinction entre le non-exercice conforme au droit et celui qui ne l’est pas. Cette approche a, outre le mérite de la simplicité et de la fluidité, celui d’amorcer une réponse à la question que se poserait tout non-exerçant potentiel lucide : ai-je commis une faute en n’utilisant pas un droit et que dois-je faire désormais ? Aucune faute n’est commise si le non-exercice d’un droit est licite (première partie), elle réapparait s’il est illicite (seconde partie).
PARTIE 1 : Au-delà des préjugés, le non-exercice peut s’avérer licite. Cette licéité est déterminée par l’analyse du comportement du non-exerçant et la nature du droit qui n’est pas mis en œuvre. Ces deux facteurs, suivant le résultat de l’analyse, suffisent selon les circonstances à exclure toute faute de la part du non-exerçant (titre 1) et justifient l’adoption de réactions qui, fondées sur un objectif de protection ou d’incitation (titre 2), ne peuvent résider en une sanction inadaptée à un phénomène licite.
Titre 1 : La licéité du non-exercice, en ce qu’elle suggère une conformité au droit du phénomène, peut être tirée d’une série de justifications. La plus évidente est celle du choix qui est laissé au titulaire d’un droit de le mettre en œuvre, de l’exercer ou de ne pas l’exercer. C’est la force conférée à la volonté, ce faisant protégée, en lien avec la nature de certains droits, qui donne sa légitimité à ce type de non-exercice. De manière moins intuitive mais juridiquement classique, une attitude a priori fautive peut perdre ce caractère lorsqu’un élément a justifié son adoption. Dans une veine similaire à celle des causes exonératoires connues en droit de la responsabilité, le non-exercice peut, selon sa cause, être pardonné. De la sorte, le non-exercice est licite selon qu’il est issu d’une volonté légitime (chapitre 1) ou pardonné lorsque son auteur parvient à établir qu’il n’est pas imputable à un comportement répréhensible de sa part (chapitre 2).
Chapitre 1 : Le terme de légitime est d’usage courant lorsqu’est analysée la volonté émise car ce n’est qu’une fois cette légitimité acquise que la volonté mérite d’être juridiquement protégée. Selon une approche des plus classiques, comme peut l’être celle de Dabin[6], les droits subjectifs sont présentés comme étant dévolus pour régir des rapports juridiques sociaux. L’activité des uns a toujours une influence sur les autres, et vu ainsi, le fait de laisser les droits inactivés ne semble que pouvoir nuire. Pourtant, la nature de certains droits, voués à servir la personne dans son intimité et sa dignité, accrédite cependant l’idée que le non-exercice, indépendamment de ses effets, devient une facette du droit. En ce sens, le droit comporte en son essence une part de liberté entre l’utilisation et la non-utilisation, de sorte qu’il demeure légitime de ne pas l’exercer. Le parallèle avec la catégorie des droits de la personnalité, et à titre de comparaison avec les libertés, est inéluctable, puisque cette série de droits octroie une prérogative dans un cadre d’abord intime. Dans cette perspective, l’enjeu est d’identifier la nature du droit non-exercé au cas d’espèce, et surtout de s’assurer de l’authenticité du choix de ne pas le mettre en œuvre. Ici, autant il est simple de donner un sens à un choix exprimé et inscrit dans un acte juridique, autant il s’avère difficile de déchiffrer ce que veut un individu silencieux. Or, le non-exerçant n’a, par définition, pas effectué d’acte juridique, car il serait le cas échéant exerçant. Pour rendre la tentative d’objectivation de son silence moins périlleuse, ce sont des signaux concrets, voire la loi, qui permettent de déduire la volonté de l’individu non-exerçant. En ce sens, le silence prolongé permet tantôt d’estimer qu’une personne accepte ou renonce, et l’avènement des actions interrogatoires, par exemple, démontre que le défaut de réponse d’un individu à diverses sollicitations peut être interprétée comme le rejet ou la volonté de jouir d’une situation juridique. En ce sens, la légitimité peut être directe lorsqu’un droit est assorti d’une part de liberté entre l’usage et le non-usage, ou indirecte lorsque la volonté est extirpée d’un silence par principe peu suggestif.
Chapitre 2 : Le non-exercice peut encore être licite bien que l’attitude du non-exerçant soit davantage sujette à caution. Celle-ci n’est visiblement pas légitime et sans doute fautive, car à titre résiduel, le droit inactivé n’octroie pas la même part de liberté que les droits de la personnalité et commandent un comportement proactif. Pour illustrer l’idée, un exemple serait celui du bénéficiaire d’une prestation sociale qui oublie d’en réclamer la perception dont l’attitude, a priori négligente, peut être justifiée.
Le terme de pardon employé n’a pas de vocation juridique mais le recours à celui-ci est conscient. Des termes symbolisent déjà cette dynamique fondée sur le triptyque de l’apparition d’une faute, l’identification d’une cause justifiant celle-ci, et l’excuse accordée en conséquence. L’expression phare est celle de cause exonératoire applicable en droit de la responsabilité en particulier extracontractuelle. Mais la cause exonératoire répond à une logique assez restrictive et englobe, dans une acception large, la faute de la victime, le fait du tiers, ou le cas de force majeure. Or, les causes de pardon du non-exercice, de la même manière que le phénomène est original, sont singulières. Le fait du tiers ou la force majeure peuvent expliquer le non-exercice, mais certaines causes les dépassent comme la méconnaissance, le manque de moyens financiers, l’illisibilité de la loi… Ce sont autant de facteurs du non-exercice que le droit, au sens objectif, doit résoudre pour mieux mener sa lutte pour l’effectivité des droits. Autrement dit, le non-exercice d’un droit n’est pas et ne doit pas être stigmatisé lorsque, générateur d’un préjudice, il est le reflet d’une cause exonératoire traditionnelle ou le symptôme d’une faiblesse du droit, puisqu’il remet en question, dans les deux cas, l’effectivité des droits subjectifs.
Titre 2 : La détermination de la licéité du non-exercice des droits, en ce qu’elle conditionne sa conformité au droit, exclut l’adoption d’une sanction à l’encontre de son auteur. Cependant, la dualité de cette licéité, qui oscille entre l’acte légitime et l’acte pardonné, justifie que deux ordres de réaction soient envisageables. Un premier ensemble qui, pour des raisons logiques, ne relève pas de cette étude, réfère aux mesures applicables au non-exercice légitime. Sa pleine validité implique la protection de la volonté et, en effet, la réflexion juridique tourne court sitôt le constat effectué. En termes de non-exercice, protéger une volonté légitime revient à ne pas lutter contre et n’en rien faire. Par mimétisme, la validité du non-exercice légitime mérite l’inertie du droit qui le laisse prospérer. C’est en revanche lorsque le non-exercice génère une situation d’incertitude qu’il convient de lever ou occasionne un préjudice anormal qu’une réaction est attendue. En ce sens, il faut notamment clarifier la situation dans laquelle se trouve l’individu de bonne foi qui utilise le bien appartenant à autrui dont l’on a longtemps expliqué que, partie prenante de sa propriété, il est corrélé par un droit imprescriptible insusceptible de se perdre par le non-usage. En réalité, l’utilisation du bien par quelqu’un qui n’est pas, en droit, son propriétaire, entretient une situation factuelle contraire à la situation juridique réelle. Or, la bonne foi de l’utilisateur mérite d’être récompensée et l’expectative soulevée par l’inaction du propriétaire d’être levée. C’est ce cheminement qui guide vers l’analyse des différentes notions comme la prescription ou la forclusion dont l’application, en lien avec l’écoulement du temps, aboutit à la perte du droit (chapitre 1). En ce qui concerne le non-exercice pardonné, le doute quant à l’attitude adoptée, point de départ du pardon, suggère l’existence systématique d’un préjudice occasionné par le non-exercice, soit pour autrui soit pour le non-exerçant lui-même. Pour endiguer sa propagation et solidifier l’effectivité des droits, différentes mesures sont déjà existantes ou peuvent être pensées pour conduire le titulaire d’un droit non-exercé à retrouver la voie de l’action (chapitre 2).
Chapitre 1 : L’incertitude que peut générer le non-exercice d’un droit peut être levée par le recours à des notions dont la mise en œuvre reviendra, en toute hypothèse, à faire perdre son droit à son titulaire. Le titulaire d’un droit atteint, qu’il s’agisse de celui qui ne conteste pas l’utilisation de son image sans son accord ou le propriétaire d’un bien utilisé qui ne se manifeste pas, laissent persister une contradiction entre le droit et le fait. Leur mise en concordance s’opère par la mise en œuvre de délais de prescription[7] et de forclusion au terme desquels le titulaire du droit ne pourra pas s’en prévaloir pour en contester l’atteinte ni le revendiquer à l’encontre de celui qui en a acquis la titularité. La logique est différente avec les incombances qui font peser sur le titulaire d’un droit l’obligation d’accomplir diverses tâches, qualifiées d’incombances, pour pouvoir s’en prévaloir. De la sorte, le non-exercice entretient une carence qui met en échec la réalisation de l’incombance avec, pour résultat temporaire, d’empêcher la mise en œuvre du droit.
Chapitre 2 : Le non-exercice pardonné, quand il s’avère ne pas être imputable à une attitude répréhensible de son auteur, entraîne toujours un préjudice. Le titulaire du droit est le premier à souffrir de l’inaction, mais le contingent de victimes augmente au gré des liens juridiques qu’il a potentiellement crée, englobant par exemple le partenaire contractuel, et vise aussi le système juridique lui-même qui, confronté au préjudice occasionné par l’inaction, connaît un manque d’effectivité. Sur ce dernier terrain, tous les moyens sont bons pour contribuer à faire diminuer le non-exercice. Certains sont connus de longue date, comme l’assistance d’un avocat ou l’aide financière, mais d’autres sont plus récents et continuent d’émerger en lien avec cet objectif de faciliter l’action. Sont notamment en essor les actions en représentation et modalités nouvelles de financement de l’action, comme le third party funding, qui permettent au non-exerçant de se fondre dans une masse de victimes ou de n’encourir aucun risque financier à agir. Se développent aussi des campagnes poussant à se prévaloir d’un droit. Cet ensemble reflète à la fois l’adaptation des particuliers et la volonté des pouvoirs publics soit de tirer parti de l’inaction des uns, soit de résoudre le problèmes, qui de concert contribuent à l’exercice des droits. Ces mesures émergent dans un certain éparpillement mais l’on s’aperçoit que certaines préviennent le non-exercice quand d’autres incitent à l’exercice, deux termes dont l’emploi renvoie à deux logiques différentes. Avec la prévention, le non-exerçant recouvre tous les moyens pour exercer un droit, l’exercice pouvant même être automatisé par l’attribution d’une aide sociale sans sollicitation notamment. Le non-exercice est prévenu en ce sens que, soit il est supprimé, soit il persiste et, en tel cas, son auteur ne peut plus se prévaloir d’une cause étrangère pour justifier son inaction. Les mesures incitatives gardent davantage de souplesse et visent à stimuler l’action sans la forcer.
PARTIE 2 : L’idée que le non-exercice est illicite est plus traditionnelle et intuitive. Elle répond au postulat selon lequel le non-exerçant est négligent et, si une réaction juridique est nécessaire, seul le biais de la sanction est approprié compte tenu de la faute commise. Penser l’illicéité à l’aune de l’enchainement faute-sanction risquait cependant de poser des barrières infranchissables dans la répartition des idées. L’exercice imposé de la dichotomie du plan est néanmoins intéressant puisqu’il permet ici d’identifier deux ordres de comportement imputables au non-exerçant dont l’attitude est illicite. En effet, autant celui qui n’agit pas alors que les circonstances le commandent omet de faire ce qui était attendu de lui et commet un manquement, autant la malveillance potentielle d’un non-exerçant qui souhaite nuire à autrui justifie d’aller au-delà du vocable de manquement pour trouver un standard correspondant à davantage de gravité, ce qu’est l’abus par inaction. Toujours est-il que, dans un cas comme dans l’autre, une faute est commise et une sanction est de mise. La caractérisation de l’illicéité du non-exercice (tire 1) justifie classiquement le prononcé d’une sanction à l’encontre de son auteur (titre 2).
Titre 1 : La définition la plus traditionnelle de la faute, due à Planiol, l’assimile au manquement à une obligation préexistante. C’est une définition qui ne peut être, par principe, adaptée au phénomène de non-exercice des droits dans la mesure où, en présence d’une obligation préexistante, parler de droit n’aurait pas été pertinent. Il aurait été question de devoir et, précisément, d’obligation. En termes de non-exercice d’un droit, l’obligation ne peut donc préexister. Cependant, les circonstances et le comportement du non-exerçant suscitent, au cas par cas, la transformation du droit en obligation d’exercice. Dans la veine du vocable de droit, ce n’est ainsi qu’a posteriori, en fonction de divers paramètres comme la nature du droit, l’intensité du préjudice, l’absence de cause exonératoire, que le non-exercice peut être qualifié de fautif. Ces facteurs sont tous en lien avec un intérêt protégé, constat d’autant plus logique que le droit est souvent assimilé à un intérêt juridiquement protégé. En conséquence, c’est toujours la mise en péril d’un intérêt qui est le support réel de la requalification du non-exercice d’un droit en manquement à une obligation. Mais la faute, selon une approche plus ancienne qui précédait la création du Code civil en 1804, peut aussi être analysée à l’aune de l’abus. Il était alors question de tempérer ce qu’il était permis de faire, et non d’honorer le droit à réparation de la victime d’un préjudice dont l’avènement peut être situé au début du XXème siècle et, sa consolidation, dans les années 1980. Jusque-là, la variable de l’abus autorisait la requalification d’un comportement situé a priori dans les frontières du droit en abus de droit[8]. Bien des standards étaient utilisés pour ce faire, comme le dépassement de pouvoir, le dépassement des limites du droit, mais c’est bien l’intention du nuire qui a fait la différence en jurisprudence et qui marque la singularité de la faute avant l’apparition d’une responsabilité objective consacrant un droit à réparation systématique. L’abus est cette seconde clé d’analyse du comportement du non-exerçant pour dénicher ceux qui, plus que négligents, sont mus par la volonté de nuire. Ainsi, l’individu qui manque à prendre en compte l’intérêt d’autrui commet une faute (chapitre 1) dont la caractérisation est également permise au regard du standard de l’abus de droit (chapitre 2).
Chapitre 1 : L’intérêt d’autrui est une variable globale pour dénicher le manquement derrière le non-exercice des droits. Il sous-tend la plupart des droits qui ne sont dévolus que pour régir des rapports sociaux. Il est consubstantiel aux droits-fonction, chers à Josserand[9], qui n’existent qu’en considération d’intérêts ciblés qui ne sont pas ceux de leurs titulaires, tandis qu’il n’est jamais loin des droits assortis de monopole dont la course à l’acquisition institue une forme de concurrence et dont la dévolution à une personne précise prive tous les autres prétendants de les utiliser. Avec les droits-fonction, la finalité reste sociale. En dépit de la transformation de certains droits et de leur glissement vers cette catégorie (droit de propriété notamment), l’essence du droit-fonction repose sur la situation de besoin ou de vulnérabilité du bénéficiaire de son usage. Le mineur ou le majeur protégé sont des profils-type de bénéficiaires des droits-fonction, puisque leur vulnérabilité et le particularisme de leurs besoins justifient que le droit soit confié à quelqu’un d’autre. L’intérêt à satisfaire est intense mais très individualisé et ciblé. La protection d’un intérêt plus large est assurée à deux égards. Déjà, cette absorption par les droits-fonction de droits qui n’y ressemblaient aucunement, comme le droit de propriété, accrédite une telle analyse. Que ce soit en matière de baux commerciaux, en matière agricole, l’activité d’un individu rend service à un grand nombre de personnes. L’intérêt individuel est dépassé. Il l’est d’autant plus avec les licences, brevets, droits en tout genre qui attribuent un monopole d’exploitation à une seule personne. Là, le support du droit (la marque, le brevet) représente un enjeu public et un apport global. Son exploitation doit en être digne et tout non-usage ne respecte pas cet enjeu. Toujours est-il que, individuel, collectif, ou général, l’intérêt protégé est la finalité de l’usage de certains droits. Ceci emporte le caractère blâmable du non-exercice de l’un d’entre eux. Ensuite, l’intérêt d’autrui se retrouve en filigrane avec le standard de bonne foi derrière lequel la considération qu’a un individu pour autrui est un facteur d’évaluation. Pour les nombreux droits qui ne seraient pas assimilés, malgré des coups de boutoir prétoriens, à la catégorie des droits-fonction, l’usage est tempéré par des standards juridiques dont certains peuvent recevoir une application en cas de non-exercice. Ils sont tous liés, au moins indirectement à la bonne foi. Toujours est-il que l’intérêt d’autrui n’est plus lié à la nature du droit, contrairement au droit-fonction, mais au contexte. Ce sont en effet les circonstances qui déterminent la manière de lire la bonne foi, la question étant de savoir si, au regard des faits, la bonne foi élémentaire rendait salvatrice la mise en œuvre d’un droit ou d’une prérogative contractuelle. Tout cela abonde dans le sens du manquement dans le cadre du non-exercice des droits, et l’on remarque que la volonté du non-exerçant ne doit à aucun moment être sondée. Ce sont bien des paramètres objectifs, comme la nature du droit et la situation de fait, qui servent de base interprétative.
Chapitre 2 : La faute d’inaction peut toutefois émaner d’une volonté. L’étude est alors complexifiée par l’indispensable caractérisation d’une volonté de nuire d’autant plus compliquée s’agissant du non-exercice d’un droit. Ainsi, ce développement rejoint la thématique de l’abus, d’apparence moins bien taillée pour l’inaction que le manquement, dont la mise en œuvre en matière de léthargie semble bien périlleuse. Pourtant, un détour par l’abus est indispensable car il est seul à même de caractériser la faute lorsque le non-usage concerne un droit dont la nature est de conférer à son titulaire une ample ou entière marge de manœuvre. Tel est le cas des droits discrétionnaires par opposition aux droits-fonction. En compilant les jurisprudences y relatives, on peut s’apercevoir que la grande question -« comment peut-on abuser en ne faisant rien ? »- a reçu une réponse. Les deux types de droit abordés sous le prisme de l’abus par inaction sont, au stade de l’appel ou de cassation et à ce jour, les droits de l’associé minoritaire et le droit à la reconnaissance d’enfant du père. Cela diminue évidemment le potentiel généraliste de l’analyse qui reste réutilisable pour chaque droit discrétionnaire néanmoins. Ce sont là deux droits pour lesquels le simple manquement ne suffit plus à caractériser la faute car, offrant une latitude à leurs titulaires, le simple fait de ne pas les mettre en œuvre, même au détriment d’autrui, n’est pas une faute. Ils sont établis pour servir des intérêts égoïstes, à tout le moins autocentrés. Le détour par l’abus a donc été emprunté par le préteur pour étudier la présence d’une faute par inaction au prix d’une adaptation de ses critères à la thématique du non-usage. Il n’est en effet plus question de chercher l’usage abusif ni le détournement de pouvoir, car il ne s’agit ni d’usage ni de pouvoir, et l’on ne saurait détourner en n’utilisant pas. Les jurisprudences référencées, dans ce prolongement, mènent une recherche systématique de la malveillance sous l’égide de l’intention de nuire, et d’ailleurs ne l’ont jamais identifié ! De la sorte, l’analyse menée suscite un constat lucide : pour les droits discrétionnaires, le non-usage est toujours licite car la frontière de l’abus ne semble avoir jamais été franchie, voire ne pas pouvoir l’être.
Titre 2 : Une fois acquis que l’auteur du non-exercice a commis un manquement, ou à titre marginal ou prospectif un abus, deux réactions sont envisageables selon une gradation qui formalise l’intensité de la sanction en proportion de la faute commise. La diversité des mesures modulables au non-exercice ne peut être présentée de manière bipartite fondée sur deux réponse type pour chaque comportement. En effet, au manquement ne correspond pas un type de sanction qui ne s’applique qu’à lui, et une sanction n’est pas exclusivement réservée à l’abus. Les deux standards du manquement et de l’abus suggèrent une différence de gravité mais l’analyse reste menée in concreto, et la sanction répond à une logique d’espèce et de préservation des intérêts en présence. Les sanctions sont donc modulables en fonction du contexte et du besoin, selon l’objectif que le juge recherche. Le choix est ainsi guidé par l’effet souhaité, plus ou moins coercitif sur le titulaire inactif, plus ou moins dissuasif, surtout plus ou moins réparateur pour la victime. En fonction de leurs résultats, deux types de mesures sont in fine envisageables. Partant du principe que le non-exercice est un obstacle à la réalisation des intérêts, sont retrouvées deux manières classiques de passer outre : l’astuce ou la force. Le premier panel regroupe les mesures astucieuses qui sont l’opportunité de contourner l’obstacle. Elles consistent à mettre l’inaction à la marge et, avec pour arrière-pensée la protection des victimes, d’enclencher l’action. La sanction est prégnante, mais le but est d’abord de gommer les conséquences négatives du non-exercice. L’adjectif qui qualifie ces cas au mieux est le terme d’élusif, emprunté au professeur Garaud[10], le non-exercice éludé devant laisser la place à l’exercice des droits. Le deuxième panel regroupe des mesures fortes qui consistent non à stigmatiser l’inaction mais le non-exerçant. L’effet dissuasif est ce faisant certain et la sanction reste le but primaire. Le terme qui correspond le mieux à cette sanction pure est celui de coercitif. La sanction monte donc crescendo au gré de ce qui est recherché. Le non-exercice peut être invalidé, quelqu’un peut se voir confier le rôle de remplacer le non-exerçant, le droit peut être paralysé ou retiré, et le non-exerçant peut enfin être condamné à des dommages-intérêts, voire à des sanctions couplées. La focalisation est ainsi différente dans ces deux courants de mesure, et c’est là le leitmotiv de la préférence pour l’un ou l’autre. Sanction et protection coïncident, mais il est davantage tenu compte de la conservation des intérêts d’autrui avec les mesures élusives (chapitre 1) là où la sanction du titulaire de droit inactif émaille en premier lieu les mesures coercitives (chapitre 2).
Chapitre 1 : Une gradation ressort de l’étude en filigrane du régime de différentes notions ou mécanismes dont l’idéologie est le contournement de l’inaction. La sanction n’est pas absente de ces régimes mais elle se situe sur un plan secondaire et n’en constitue pas l’essence qui est de trouver les circonstances requises pour l’exercice d’un droit. Le non-exercice peut alors être invalidé pour rétablir la situation antérieure à sa survenance et permettre de répéter une situation juridique dans un cadre actif. Cette invalidation accumule deux dogmes, la sanction et l’oubli, que la pratique révèle comme étant incompatibles. Le cas fut pris de la mise au ban de l’inaction suivie de la reconstitution de la situation litigieuse, une hypothèse qui est apparue relativement inutile. En ce sens, attendre patiemment un comportement plus coopératif de la part d’un individu fautif est utopique et le but ne peut être atteint avec certitude que par l’adjonction d’une mesure qui, ajoutée à l’invalidation, forcera le titulaire d’un droit à l’exercer et à prendre en compte l’intérêt d’autrui. En toute logique, la sanction financière est la plus simple pour endosser ce rôle stimulant. La substitution dans l’exercice des droits, qui consiste à désigner une personne pour exercer les droits de l’individu non-exerçant, est alors le gage d’une meilleure réussite. Dans ce cadre, le droit d’agir au nom de l’auteur du non-exercice est fourni à quelqu’un d’autre. Deux profils se sont révélés pertinents pour endosser ce rôle. Le premier est celui du spécialiste du droit : une fois l’inaction préjudiciable constatée, le juge saisi du litige pourra désigner un mandataire directement ou un administrateur qui choisira lui-même le mandataire pour se substituer à l’individu négligent et exercer un droit à sa place. Cette piste convient parfaitement pour le traitement du non-exercice du droit de vote dans le cadre d’une société. Le pouvoir conféré au mandataire est réduit, il ne fait que remplacer l’individu défaillant pour une opération et son choix est restreint. Soumis à un vote précis par le juge ou guidé par l’intérêt objectif de la société, il approuvera la décision vitale pour le groupement à laquelle le minoritaire a fait barrage jusqu’ici. Le second profil, celui de la personne lésée comme peut l’être l’associé victime du silence d’un autre membre du groupement ou le membre d’une société dont le dirigeant est lénifiant, s’impose avec certitude. Moins spécialiste du droit, cette personne a néanmoins une bonne connaissance de ses intérêts personnels car elle est justement une des victimes de l’inaction. Sur ce modèle, deux types d’action par substitution ont par conséquent été avancées, dans deux contextes différents mais avec une philosophie commune, l’action ut singuli et l’action oblique. Avec l’action ut singuli, le comportement négligent d’un dirigeant d’une société peut être dénoncée. Il peut l’être à la fin classique d’obtenir réparation de son préjudice personnel, mais l’associé mû par un esprit de sauvegarde des intérêts collectifs peut en plus demander réparation du préjudice subi par le groupement. L’action oblique autorise quant à elle un créancier à revêtir temporairement les habits de son débiteur pour demander aux différents sous-débiteurs l’accomplissement de leurs obligations, qu’elles soient monétaires ou en nature. L’intérêt collectif a priori exempt de cette action n’est en réalité pas très loin et c’est ce que suggère le régime subséquent. Une fois les obligations remplies, le patrimoine du débiteur renfloué est ouvert à tous ses créanciers. Or, ceux d’entre eux qui disposaient d’une sûreté ne céderont aucune priorité au créancier ayant agi par voie oblique, ce qui explique que des actions directes existent encore. En tout cas, que le débat soit envisagé en termes d’invalidation ou de substitution, on remarque que la sanction n’est pas la philosophie principale, le fil rouge étant de contourner le non-exercice et de rétablir l’action.
Chapitre 2 : L’idée de coercition laisse apparaître une série de mesures qui peuvent être scindées selon leur cible, la personne ou le droit. Avec la responsabilité, c’est le non-exerçant en personne qui est visé. Les deux types de responsabilité, contractuelle et délictuelle, ne fournissent cependant pas un résultat analogue. En effet, il est moins intuitif d’imaginer le lien entre le non-exercice et la responsabilité contractuelle. Pour cause, le contrat est aujourd’hui assorti de nombreuses obligations qui rendent marginaux les cas de non-exercice d’un droit. Pourtant, l’hypothèse s’est avérée courante dans le cadre de contrats de transport ou de livraison. L’exemple de la liberty clause montre qu’un transporteur a parfois le droit de détourner le lieu de livraison de la marchandise selon les circonstances visées par le contrat ou constitutives d’un cas de force majeure, prérogative dont la jurisprudence a pu exiger la mise en œuvre. Avec elle ont été révélées la pertinence de toutes les sanctions généralement d’usage en cas de responsabilité. La responsabilité délictuelle, qui paraît quant à elle inévitable en raison par son lien avec l’abus de droit, donc l’abus par inaction, s’est avérée beaucoup plus isolée. La raison est également nette : l’absence chronique de caractérisation de l’abus par inaction en jurisprudence empêche le déclenchement de la responsabilité délictuelle. Cela démontre que le non-exercice fautif risque de se retrouver davantage en matière contractuelle que délictuelle, mais les sanctions appropriées à chaque cas existent et un choix parmi elles est possible en fonction des circonstances dans lesquelles est née la faute d’inaction. Le retrait du droit non-exercé, qui ressemble à la perte du droit, si ce n’est qu’il intervient ici à titre de sanction et non pour lever l’ambiguïté née du silence, est une loi du talion pour le sujet. Le retrait vise le droit et sanctionne, à titre indirect, le titulaire non-exerçant. Le titulaire du droit perd la substance du droit, pas seulement le droit d’agir. La possibilité donnée au juge de retirer un droit lui assure donc le pouvoir de faire la police des comportements négligents des individus non-exerçants, comme peuvent l’être les parents à qui sont retirés les droits parentaux, ou les individus déchus de leur nationalité.
Conclusion : Selon un aspect technique, l’organisation du plan de ce travail reste l’intérêt premier d’une étude approfondie du non-exercice. La transversalité de ce sujet comporte une difficulté de synthèse contournée par une approche fondée sur la valeur du non-exercice. La première réponse, dans cette perspective, démontre que « le non-exercice d’un droit subjectif » est un sujet de réflexion. Non seulement, il en est un lorsque le phénomène est illicite, mais il est au cœur d’une réflexion très moderne lorsqu’il demeure licite. La mise en adéquation de la valeur du non-exercice avec sa résolution a fait ensuite apparaître les très nombreuses manières de réagir au phénomène, avec autant de nuances. De même que, tout est question de nuances, l’axiome vaut pour le sujet qui passe tour à tour de la protection à l’incitation, du contournement à la coercition. Selon un aspect théorique, l’aboutissement de ce travail ne comporte pas de parties exclusivement réservées à des propositions doctrinales dont le but serait d’améliorer le sort du non-exercice. La mise en lumière des nuances de ce sujet a confirmé un défaut d’unité, notamment dans son traitement. Y est inhérente une impossibilité d’encadrer avec unité le phénomène, de sorte qu’une proposition d’encadrement unitaire serait tout de suite erronée. Une obligation générale d’action à la charge de tout titulaire de droit est ainsi impensable. Elle nierait la nature du droit qui octroie une liberté. Sur ce plan, cette thèse présente enfin l’apport certain de démontrer que, si le droit ne fait pas l’éloge de l’oisiveté, comme aurait pu le souhaiter tant de penseurs, de Sénèque à Russell en passant par Stevenson, il est loin de faire l’apologie de l’exercice des droits à tout-va.
[1] Pousson A., « Le non-exercice des droits subjectifs », in Mélange Louis Boyer, Puf, t. II, 2016, pp. 586 et s.
[2] Brunel F., L’abstention du titulaire d’une prérogative en droit privé : ébauche d’une norme de comportement, thèse Clermont Auvergne, 2017, accessible en ligne.
[3] Barbier H., « L’abus de droit par abstention : vers un devoir d’exercer son droit », RTD Civ., 2019, pp. 326-327.
[4] Freleteau B., Devoir et incombance en matière contractuelle, LGDJ, bibliothèque de droit privé, t. 576, 2017.
[5] Diener P., Le silence et le droit privé. Essai sur le silence en droit privé, thèse, 1975.
[6] Dabin J., Le droit subjectif, Dalloz, 1952.
[7] Collin A., Pour une conception renouvelée de la prescription, Defrénois, 2010.
[8] Racine J.-B., Remarques sur la distinction entre les droits et les libertés, LPA, 2014, n°190, pp. 7 et s.
[9] L. Josserand, De l’esprit des droits et de leur relativité. Théorie dite de l’Abus des droits, Dalloz, 2ème édition, 1939
[10] E. Garaud, « La violation d’un droit fondamental, Avantage lié à l’invocation de la Convention européenne des droits de l’homme », Lamy droit du contrat, 245-15