La fondamentalité dans le droit de l’Union européenne
Thèse dirigée par Claire Vial et soutenue à l’Université de Montpellier, le 21 décembre 2023, devant un jury composé de Edouard Dubout, professeur à l’Université Paris‑Panthéon-Assas, (rapporteur), Jorg Gerkrath, professeur à l’Université du Luxembourg (président du jury), Sébastien Platon, professeur à l’Université de Bordeaux (rapporteur), Romain Tinière, professeur à l’Université Grenoble Alpes (examinateur) et Claire Vial, professeur à l’Université de Montpellier (directeur de thèse).
Quelle fondamentalité ? 1 La fondamentalité des droits fondamentaux, la fondamentalité des principes structurants, la fondamentalité des valeurs, la fondamentalité des objectifs futurs de l’Union européenne ? Pour chaque règle une fondamentalité différente peut être imaginée, et l’Union européenne les imagine toutes : en fonction d’une consécration explicite, de la typologie d’une règle, de la protection juridictionnelle, de l’étendue des limites acceptées, du rapport avec une norme fondamentale ou constitutionnelle unique 2. En englobant ces différents aspects, la fondamentalité dans le droit de l’Union donne l’image d’une notion variable, composite, hétérogène, mais une notion tout du moins, configurée autour de sa vocation à se situer aux fondements et, dès lors, à structurer le droit de l’Union
Afin d’appréhender cet objet pluridimensionnel, l’observation du droit de l’Union européenne a été une première étape de recherche. La fondamentalité peut être conçue d’un point de vue formel, comme une source d’autorité, de prééminence, d’un point de vue substantiel, comme la réflexion des valeurs propres à l’Union, mais aussi d’un point de vue axiologique, comme un fondement, comme outil d’ordonnancement de l’ordre juridique. Ces différentes approches coexistant au sein de l’Union rendent la fondamentalité inéluctable tant dans les rapports individuels, que dans l’organisation systémique, dans la structuration du droit.
À partir de ce constat, l’étude méthodique des références à la fondamentalité dans le droit primaire, dans le droit dérivé, dans la jurisprudence et dans la soft law nous amène sur le chemin, encore peu exploré, d’une analyse systémique 3. Ce choix s’explique eu égard au fait que l’utilisation de la fondamentalité en droit de l’Union dépasse les catégories juridiques et les analyses produites en ce sens sur les droits fondamentaux, sur les libertés de circulation, sur les valeurs ou les objectifs de l’Union.
La démarche empirique, enrichie, entre autres, à travers l’induction, la déduction, par une évaluation de la mobilisation de la fondamentalité ou par la comparaison avec des notions similaires, permettra d’étudier les implications de la fondamentalité à l’égard de l’ordre juridique dans son ensemble. Dans ce contexte, la fondamentalité en droit de l’Union est conçue dans une optique systémique dans la mesure où cette notion regroupe des règles identifiées de manière différente au sein de l’Union, à l’instar des valeurs, des objectifs, des intérêts, des principes, des droits, des libertés. Des règles du droit de l’Union étalées entre la précision et l’imprécision, entre le général et le spécifique, entre l’individuel et le collectif, entre le niveau supranational et le niveau étatique, entre la branche de droit et le système dans son ensemble. Si ces règles sont différentes du point de vue de leur contenu, de leur régime et des effets juridiques qu’elles peuvent produire, elles sont réunies par une caractéristique commune, leur fondamentalité. En allant au-delà des problématiques déjà développées par rapport à la différenciation entre les principes, les valeurs, les objectifs du droit de l’Union, la question est de savoir pour quelle raison, en droit de l’Union, ces règles qui se superposent, se recoupent, s’associent, se concurrencent sont considérées comme fondamentales. Plus encore, est-ce que la prolifération de la fondamentalité au sein de l’Union a un sens, un rôle, une explication ? Cette approche à l’égard de la fondamentalité est de nature à délimiter l’objet d’étude en lui conférant une orientation fonctionnelle, à partir de l’hypothèse selon laquelle l’utilisation de la fondamentalité est accompagnée de conséquences au niveau du droit de l’Union.
L’hypothèse proposée par cette recherche a été celle d’une fondamentalité dépassant les catégories juridiques, épousant l’hétérogénéité pour déchiffrer ses défauts et ses vertus, acceptant l’incertitude pour découvrir son potentiel. Le tout afin de déterminer si cette fondamentalité reflète les caractères qu’on lui attribue dans une définition usuelle, théorisée par des approches juridiques différentes, pour structurer le droit de l’Union. Afin de savoir si, en substance, la fondamentalité reste fidèle à son sens, si les règles fondamentales sont réellement au fondement de l’ordre juridique et jouent le rôle attribué aux règles qui sont véritablement essentielles au sein de cet ordre juridique, nous nous poserons la question suivante : dans quelle mesure la fondamentalité contribue-t-elle à la structuration du droit de l’Union européenne ?
La fondamentalité n’est pas une notion parfaitement choisie et définie en vue de la structuration du droit. En effet, bien que la fondamentalité contribue à la structuration du droit de l’Union, la structure qu’elle met en place n’est qu’une structure imparfaite. Imparfaite en ce que la fondamentalité, quel que soit le modèle imaginé, n’est pas apte à complètement remplir sa fonction structurante. Face à ses propres limites, la fondamentalité s’adapte dans la réalisation de son rôle. Grâce à sa capacité de transformation cette notion contribue à une structuration pragmatique, afin d’intégrer la souplesse et les transformations du droit de l’Union.
Partie I. La fondamentalité à l’origine d’une structuration imparfaite du droit de l’Union
La mobilisation de la fondamentalité peut être comparée à la toile de Pénélope. Les références à la fondamentalité s’ajoutent jour après jour dans la construction européenne sans une fin précise, sans jamais savoir quelle est l’étendue des conséquences de cette démarche ou bien si cette démarche apporte quoi que ce soit au sein de l’ordre juridique. Ainsi, du point de vue de la structure, la mobilisation de la fondamentalité est placée plutôt sous de mauvais auspices. Tant le sens que les questions relatives à l’application montrent les limites de cette notion et, en conséquence, les imperfections de la structure que cette dernière met en place.
Titre 1. Le rôle structurant de la fondamentalité limité par son sens
Le sens accordé à la fondamentalité peut être une inépuisable source de critiques. La fondamentalité est une caractéristique des droits fondamentaux et sur cela, les analyses juridiques ne se mettent d’accord ni sur la valeur au sein d’un système de la fondamentalité, ni sur ses fonctions, ni sur ses effets. Prendre en considération qu’en droit de l’Union la fondamentalité dépasse la catégorie des droits fondamentaux pour inclure d’autres types de règles ne repousse pas ces critiques, mais sert à en identifier des nouvelles. La fondamentalité est une notion composite, impossible à définir selon des critères précis, excluant toute possibilité de lui construire un régime juridique et de lui accorder des effets déterminés (Titre 1. Chapitre 1). Les conséquences de cette approche à l’égard de la structure configurée par la fondamentalité ne sont pas négligeables.
Même en admettant que la fondamentalité inclut toutes les règles considérées comme essentielles en droit de l’Union ou les règles se situant aux fondements de l’ordre juridique, son rôle structurant ne peut être que partiel. Puisqu’une fondamentalité composite, ne bénéficiant pas de l’unité et de la cohérence de la norme fondamentale ou constitutionnelle unique, ne peut créer qu’une structure à son tour composite, une structure partiellement inspirée des modèles d’organisation existants et partiellement configurée à l’aune des nécessités de l’Union européenne (Titre 1. Chapitre 2).
Titre 2. Le rôle structurant encadré dans l’application de la fondamentalité
Au sein d’une telle structure, l’organisation du droit à travers la fondamentalité est fragmentaire. Premièrement, parce que les conditions d’applicabilité (Titre 2. Chapitre 1) de la fondamentalité mettent en place un système inégal où des exigences issues du droit de l’Union limitent la potentielle application d’une règle fondamentale. En second lieu, parce que les règles fondamentales ont vocation à franchir le cadre de l’ordre juridique de l’Union, pour une applicabilité non seulement dans les ordres juridiques des États membres, mais aussi dans les relations extérieures de l’Union. Dans les deux cas, la portée structurante de la fondamentalité fait face à de nouveaux obstacles, le rôle de la fondamentalité étant parfois transformé par son intégration dans les ordres juridiques nationaux ou par sa promotion au niveau de l’action extérieure de l’Union.
En outre, les insuffisances transparaissent aussi au moment de l’application de cette notion composite. Ainsi, certains éléments fondamentaux, grâce à un mouvement tendant à assurer leur effectivité, peuvent remplir ce rôle structurant entrainant des conséquences concrètes au sein de l’ordre juridique. Cependant, d’autres éléments fondamentaux ne bénéficient pas ou bénéficient d’une effectivité réduite, leur portée structurante découlant plutôt du discours ou d’une vision qui préfigure leur concrétisation future. Quelle que soit la règle fondamentale en question, l’adaptabilité de ses effets en fonction de divers facteurs, d’une part, et l’incertitude à l’égard des effets actuels ou futurs, d’autre part, facilitent son instrumentalisation et entrainent nécessairement la mise en place d’une structure imparfaite, dont les failles sont clairement perceptibles (Titre 2. Chapitre 2).
Pourtant, la fondamentalité ne perd pas sa capacité structurante face à ces insuffisances. Ainsi, la fondamentalité contribue à la structuration à l’image d’une spirale. Tandis que les règles fondamentales s’approchent d’un point fixe représenté par la capacité limitée de la fondamentalité à structurer le droit de l’Union, les mêmes règles fondamentales s’éloignent de ce point fixe, pour se rapprocher du potentiel de la fondamentalité sur ce plan.
Partie II. La fondamentalité à l’origine d’une structuration pragmatique du droit de l’Union
En changeant de perspective, la mobilisation de la fondamentalité dans le droit de l’Union devrait être perçue plutôt comme le fil d’Ariane. Les références à la fondamentalité semées partout au sein de l’ordre juridique ne sont pas simplement les indices de l’impossibilité de configurer un ordre stable et cohérent, mais plutôt des marqueurs indispensables afin de retrouver les fondements du droit de l’Union et, par la suite, le chemin d’une structure adaptée à ce droit. Une règle fondamentale peut être remplacée, transformée, peut être associée ou en conflit avec une autre règle fondamentale. La structure mise en place par la fondamentalité reflète cette réalité, étant caractérisée par la souplesse et par l’évolution.
Titre 1. Une structure caractérisée par la souplesse
La souplesse de la structure du droit de l’Union découle de la dynamique des rapports incluant la fondamentalité, étant le résultat des interactions des règles fondamentales au sein de l’ordre juridique, soit avec des règles qui ne bénéficient pas de la même valeur, soit avec d’autres règles fondamentales. La fondamentalité est conçue comme une notion dont les contours sont sans cesse redéfinis – par des restrictions, par l’interaction avec d’autres normes –sans qu’une délimitation substantielle de la notion puisse être établie (Titre 1. Chapitre 1). L’ambigüité dans la délimitation met en lumière le caractère adaptable de la fondamentalité qui entraine le surgissement d’une souplesse dans les rapports juridiques incluant cette notion.
Cette souplesse a comme conséquence la mise en place d’une structure de conciliation (Titre 1. Chapitre 2). Dans la configuration et la préservation de la structure, la fondamentalité représente un instrument de résolution de conflits, tout comme un instrument utilisé pour les éviter. En effet, afin d’éviter les contradictions au sein de la structure, la fondamentalité s’adapte, le pragmatisme du maintien de la structure étant préféré à la stabilité, à la simplicité et parfois même à la clarté.
Entre adaptation constante et conciliation, la structure mise en place par la fondamentalité est clairement caractérisée par la souplesse. Cela étant, si la structure mise en place par la fondamentalité peut être définie, l’évolution doit être un des éléments pris en considération pour cette définition. En effet, la structure du droit de l’Union européenne est inexorablement déterminée par l’évolution, qu’elle soit actuelle ou potentielle, de la fondamentalité.
Titre 2. Une structure caractérisée par l’évolution
Le degré d’incertitude, toujours perceptible, est moins important s’agissant de l’évolution de la fondamentalité au sein du système actuel. Dans ce cas, le mouvement se construit autour d’un processus de fondamentalisation qui ne connaît pas de bornes rigides (Titre 2. Chapitre 1). Au rythme de la fondamentalisation, qu’elle vise la consécration de nouveaux éléments fondamentaux, l’extension des effets de la fondamentalité ou l’intégration de cette notion dans toutes les branches juridiques, la structure du droit de l’Union est peu à peu modifiée.
Le degré d’incertitude est beaucoup plus important quand nous analysons l’évolution potentielle de la structure (Titre 2. Chapitre 2). Dans ce cas, le mouvement ne dépend pas uniquement de la fondamentalité ou de la fondamentalisation qui montrent leur insuffisance dans l’éventualité d’une restructuration du droit de l’Union. Si la fondamentalité fait face à ses propres limites en tant qu’instrument de structuration, il n’en reste pas moins qu’elle pourra, grâce à son adaptabilité, toujours remplir cette fonction, quels que soient les choix faits, les options disponibles, les scénarios imaginés pour la réorientation de la structure.
C’est d’ailleurs en ce sens que la fondamentalité devient un instrument de transformation. Son évolution reflète l’évolution de l’ordre juridique de l’Union et son utilisation actuelle nous permet d’affirmer que cette notion reflètera aussi l’évolution future de l’Union. À cet égard, il est indéniable que la fondamentalisation est un processus constant, dont les effets sont plus ou moins évidents. L’insuffisance d’aujourd’hui suppose le potentiel de demain, la fondamentalité pouvant acquérir peu à peu des fonctions en vue d’une influence plus visible au sein de l’ordre juridique.
A la fin de cette recherche, la fondamentalité se présente comme une notion mobilisée en vue de la structuration. Entrainant des effets concrets ou annonçant simplement un projet, la fondamentalité participe à la structuration sous toutes les formes. La structure du droit de l’Union est construite à la fois par le discours et par la mobilisation à des effets de plus en plus concrets des éléments fondamentaux. D’une part, il nous est maintenant évident que la fondamentalité ne peut pas échapper aux limites découlant de sa nature hétérogène, aux variations inévitables face à la diversité de ses emplois. D’autre part, ce sont ces caractéristiques mêmes qui rendent possible la structuration d’un ordre juridique à la croisée de la hiérarchie et du réseau, du conflit et de la conciliation, de la fragmentation et de l’unité. Par voie de conséquence, la fonction structurante de la fondamentalité met en évidence, à tous les niveaux, dans tous les domaines, quel que soit le point de vue adopté, cette tension constante.
Notion englobante, évolutive, outil ou instrument entre les mains des différents acteurs de l’Union, la fondamentalité contribue sans conteste à la structuration du droit de l’Union. La structure mise en place n’est peut-être pas à l’image des structures connues. L’ordre est moins strict en laissant place au désordre. La hiérarchie est incomplète en laissant place aux réseaux et à la conciliation. La cohérence et la cohésion sont parfois brisées en laissant place à la fragmentation. La fondamentalité, quelle que soit son incidence dans une situation précise, organise « the legal material into a meaningful whole » et « [helps] to maintain and further the legal infrastructure » 4, elle nous guide toujours aux fondements du droit de l’Union. S’ils doivent être « préservés des mutations génétiques » 5, ces fondements connaissent une évolution constante sans doute reflétée par la structure du droit de l’Union.
Notes:
- E. STRADELLA, « Primi spunti per une definizione della ‘‘fondamentalità’’ dei diritti nel diritto comparato », in V. BALDINI, Cos’è un diritto fondamentale, Editoriale scientifica, 2017, p. 54. ↩
- Ibid. ↩
- A. VON BOGDANDY, F. ARNDT et J. BAST, « Legal instruments in European Union law and their reform : a systematic approach on an empirical basis », Yearbook of European Law, 2004, préc., p. 9. Selon l’auteur, les analyses systémiques ne bénéficient que d’une « attention périphérique » au sein de l’Union européenne. ↩
- A. VON BOGDANDY, « Founding principles of EU law. A theoretical and doctrinal sketch », Journal of Constitutional theory and philosophy of law, 2010, n° 12, p. 35. ↩
- L. S. ROSSI, « Constitutionnalisation de l’Union européenne et droits fondamentaux », RTD Eur., 2002, n° 1, p. 33. ↩