Les sujets humains d’expérimentation face aux droits fondamentaux
Thèse soutenue le 9 juillet 2021 à l’Université Clermont Auvergne devant un jury composé de Grégoire Loiseau, Professeur en Droit privé à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Fabien Marchadier, Professeur en Droit privé à l’Université de Poitiers, Xavier Labbée, Professeur en Droit privé à l’Université de Lille, Caroline Lantero, Maître de conférences HDR en Droit public à l’Université de Clermont Auvergne, Jean-Pierre Marguénaud, Professeur en Droit privé à l’Université de Limoges et Anne-Blandine Caire, Professeure en Droit privé à l’Université Clermont Auvergne (directrice). Thèse publiée : Mare & Martin, 2023, 690 p. Préface du Pr. Anne-Blandine Caire : https://www.mareetmartin.com/livre/les-sujets-humains-dexperimentation-face-aux-droits-
Par Elise Roumeau, Maître de conférences à l’Université Grenoble-Alpes.
Plan
Partie 1. Les prémices de la protection du sujet d’expérimentation
Titre 1. Des droits fondamentaux préexistants à la qualité de sujet d’expérimentation
Chapitre 1. Une consécration normative abondante des droits fondamentaux du sujet d’expérimentation
Chapitre 2. Une construction jurisprudentielle timide de la protection du sujet d’expérimentation
Titre 2. Des droits fondamentaux partiellement effectifs dans le contexte de l’expérimentation médicale
Chapitre 1. Une difficile résolution des conflits de droits fondamentaux dans l’expérimentation médicale
Chapitre 2. Une inadéquation des droits fondamentaux face au progrès scientifique
Partie 2. La consolidation de la protection du sujet d’expérimentation
Titre 1. Une protection renouvelée du sujet d’expérimentation
Chapitre 1. Réflexions autour du statut juridique du sujet d’expérimentation
Chapitre 2. L’encadrement impératif des atteintes aux droits fondamentaux du sujet d’expérimentation
Titre 2. Une protection accrue du sujet d’expérimentation
Chapitre 1. Rechercher la validité universelle de la protection du sujet d’expérimentation
Chapitre 2. Préserver la permanence principielle de la protection du sujet d’expérimentation
Résumé
L’étude de la protection du sujet humain d’expérimentation, même limitée au champ médical, comporte des aspects divers. Toutefois, il est un élément qui permet de justifier la pratique expérimentale sur tous les sujets, quels qu’ils soient : leur humanité. En effet, l’humanité de chaque sujet d’expérimentation est ce qui justifie cette pratique, source de progrès pour la santé de tous. Ce faisant, le sujet humain d’expérimentation doit être regardé dans sa globalité, c’est-à-dire en tenant compte du fait qu’il est parfois une personne humaine potentielle, née et vivante, ou décédée, sur le corps de laquelle est pratiquée l’expérimentation. Circonscrire le champ de l’étude à la personne née et vivante, titulaire de droits, peut présenter certains avantages, mais semble trop restrictif à la lumière des développements actuels de la science. Pour pouvoir traiter de la pratique expérimentale dans son ensemble, pour rendre compte de la réalité de cette pratique et de son ampleur, une étude globale s’avère nécessaire. Quel que soit son lien avec la vie humaine, le sujet doit pouvoir bénéficier d’éléments de protection. A cet égard, les droits fondamentaux dont la personne juridique est titulaire s’avèrent être des outils de choix, dès lors qu’ils permettent d’établir une ligne directrice universelle, dépassant les frontières étatiques.
Malgré les difficultés liées à une recherche portant tout à la fois sur le sujet-embryon, le sujet-individu et le sujet-cadavre, ce choix se justifie à plusieurs égards. D’une part, le développement des droits fondamentaux à l’issue de la Seconde Guerre mondiale est allé de pair avec la prise en compte de notions juridiques portant sur la dimension biologique de l’individu. L’humanité, la famille humaine, le genre humain ou encore le génome humain sont autant de notions qui sont aujourd’hui au cœur de la préservation des droits fondamentaux protégés universellement, plaçant la nature humaine au cœur de ce dispositif normatif. D’autre part, la réalité de la pratique expérimentale regardée dans son ensemble implique de dépasser la seule personnalité juridique pour comprendre comment sujet-embryon et sujet-cadavre peuvent également bénéficier d’une protection effective.
Dans ces conditions, l’intérêt d’une étude allant au-delà de la seule titularité des droits fondamentaux ne fait pas de doute. Il convient alors de déterminer comment la protection du sujet d’expérimentation a été construite, pour pouvoir révéler ses lacunes et proposer sa consolidation.
Partie 1. A l’issue du procès des médecins en 1947, l’encadrement de la pratique expérimentale s’est développé, tout en témoignant d’une certaine méfiance à l’égard de cette activité qui conduit, dans certaines situations, à la réification de la personne humaine. Les droits du sujet, et plus particulièrement ses droits fondamentaux, permettent alors de se prémunir d’une instrumentalisation de l’individu par les scientifiques. Un individu qui doit être protégé pour ce qu’il est et pour son appartenance à l’espèce humaine. C’est d’ailleurs cette dualité du la personne humaine qui est protégée grâce aux droits fondamentaux, s’élevant au-delà d’une unique dimension subjective, pour embrasser une dimension objective en dressant un ordre de valeurs. La dignité humaine proclamée et les droits fondamentaux consacrés à l’issue du conflit mondial sont directement liés aux dérives de la pratique expérimentale ; ils constituent les prémices de la protection du sujet d’expérimentation. En effet, la réalisation des expérimentations dans les camps durant la Seconde Guerre mondiale et leur condamnation lors du procès des médecins en 1947 ont conduit à tisser un lien originel entre les droits fondamentaux et cette pratique expérimentale, les droits fondamentaux permettant de dresser une protection se voulant concrète et effective. Le mouvement de fondamentalisation des droits s’est développé, notamment dans le domaine du droit biomédical. En témoignent en particulier les textes visant spécifiquement la protection des droits fondamentaux dans le domaine des applications biomédicales et de la pratique expérimentale.
Titre 1. Une vaste protection des droits fondamentaux de la personne humaine a été mise en place à partir d’une approche biologique de celle-ci. Cette biologisation des droits fondamentaux a été rendue possible grâce à l’impulsion émanant des organisations internationales et l’adoption de divers textes protecteurs des droits fondamentaux et de la dignité humaine, dignité qui semble le principe idéal pour le protéger contre des expérimentations illicites. Inhérents à la personne humaine, les droits fondamentaux sont des protecteurs de choix pour le sujet exposé à des pratiques risquant d’attenter à son intégrité et, plus largement, à sa vie dans ses divers aspects. Ainsi, ces droits, énoncés dans un cadre général, comme celui de la Convention européenne de sauvegarde des droits et libertés fondamentales, permettent d’apporter un cadre protecteur de la personne humaine en général, du sujet d’expérimentation en particulier. En effet, les droits fondamentaux préexistent à la qualité de sujet d’expérimentation. L’individu, personne physique née et vivante, est titulaire de droits fondamentaux avant de devenir sujet d’expérimentation.
Ces droits et les réflexions éthiques et médicales qui ont entouré leur édiction constituent les fondements de la protection du sujet d’expérimentation. Partant, les juges ont pu identifier parmi ces normes des principes généraux permettant d’aller au-delà du seul droit positif pour protéger la personne humaine, du seul fait de sa nature biologique. Pourtant, une protection du sujet d’expérimentation fondée uniquement sur ces outils demeure lacunaire. La garantie des droits des sujets d’expérimentation manque d’effectivité du fait de l’utilisation de notions qui mériteraient d’être précisées. Ces droits, parfois trop généraux, se heurtent à leurs propres limites.
Titre 2. Face au développement d’intérêts nouveaux, illustrés par la place croissante de la solidarité dans l’édifice normatif identifié, et le rôle conféré à des considérations économiques, les droits fondamentaux du sujet d’expérimentation tendent parfois à s’effacer au profit du développement de la recherche biomédicale. Ambivalente par nature, cette pratique semble encore difficile à appréhender du point de vue normatif, tant méfiance et espérance s’expriment de manière concomitante à son égard. Par ailleurs, si les individus sujets d’expérimentation bénéficient d’une protection par les droits fondamentaux, il en va de même des chercheurs qui disposent également d’une protection de leur activité par d’autres droits fondamentaux. Or, les finalités des droits fondamentaux du sujet d’expérimentation et du scientifique sont différentes et protègent des intérêts antagonistes. Dans ces conditions, l’intérêt porté au progrès médical tend à affaiblir le socle sur lequel repose les droits fondamentaux du sujet. Des intérêts nouveaux sont pris en compte dans l’évaluation de la pratique expérimentale, conduisant à l’omission des valeurs sous-tendues par les droits fondamentaux protégeant le sujet d’expérimentation, des valeurs pourtant à l’origine de la consécration des droits fondamentaux.
Pour renforcer l’effectivité des droits fondamentaux du sujet d’expérimentation, un changement d’approche s’avère nécessaire : il faut replacer la protection des droits du sujet d’expérimentation au cœur de la logique adoptée.
Partie 2. La protection du sujet d’expérimentation par le prisme des droits fondamentaux se révèle lacunaire : elle ne peut protéger que le sujet-individu et laisse de côté les sujets-embryons et sujets-cadavres. Seul titulaire de droits, le sujet-individu bénéficie d’une protection de ses droits fondamentaux tout au long de sa vie, et uniquement durant celle-ci. Il faut donc consolider cette protection, la renouveler pour que cette dernière gagne en effectivité. Constituant le noyau dur de la protection du sujet d’expérimentation, les droits fondamentaux identifiés doivent s’accompagner d’une protection plus générale du sujet. La pratique expérimentale ne cesse de se renouveler et peut malmener les droits des individus si elle n’est pas encadrée de manière suffisamment efficiente. Il est donc nécessaire de renouveler cette protection, de manière à l’accroître.
Titre 1. Pour consolider la protection du sujet d’expérimentation, il faut souligner qu’elle est directement liée à la biologisation des droits opérée à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Le sujet d’expérimentation ne peut être correctement protégé que si les droits sont envisagés au-delà des seules limites de la personnalité juridique et que cette protection se construit autour de la raison pour laquelle l’expérimentation est également menée sur l’embryon ou le cadavre, à savoir la nature humaine du sujet.
La porosité des frontières entre l’être humain qui n’est pas encore né, la personne née et vivante, et la personne humaine décédée, oblige à penser cette protection du sujet d’expérimentation pour sa nature humaine. Il s’agit bien toujours de préserver la nature humaine, lorsque la vie du sujet-embryon n’est encore qu’à venir, lorsqu’elle est en train d’être vécue, ou lorsqu’elle a été. Pour que la protection du sujet d’expérimentation réponde aux risques auxquels le sujet est exposé lors de la pratique expérimentale, elle doit dépasser le carcan civiliste que constitue la summa divisio. D’ailleurs, le sujet d’expérimentation tel que nous l’avons défini ne saurait être inséré dans quelque catégorie juridique que ce soit. Ainsi, cette protection du sujet d’expérimentation permet d’envisager certaines dérogations aux droits fondamentaux lorsque la pratique s’inscrit dans le cadre d’une finalité médicale. C’est cette approche téléologique qui permet d’assurer le juste équilibre en admettant certaines atteintes à l’intégrité du sujet d’expérimentation, pour aboutir à de nécessaires progrès scientifiques.
Titre 2. Compte-tenu des concepts sur lesquels repose la protection du sujet d’expérimentation, celle-ci s’avère fluctuante. Sa mise en œuvre dépend de l’interprétation donnée à ces éléments fondamentaux et à la résolution des conflits entre les droits fondamentaux des sujets et des scientifiques. Or, il a été possible de constater que de la protection de chaque sujet d’expérimentation dépend celle des autres et du reste de l’humanité. La protection du sujet-embryon garantit celle, future, de la personne née et vivante. La protection de la personne née et vivante persiste pour assurer celle du sujet-cadavre. La protection du sujet d’expérimentation ne peut pas non plus connaître de frontières, ni géographiques, ni temporelles : elle doit être universelle et pérenne. Les disparités existantes ne sauraient être admises dès lors qu’elles conduisent à précariser les droits fondamentaux du sujet.
Ainsi, il s’agit d’accroître la protection du sujet d’expérimentation, pour lui donner une meilleure effectivité géographique d’une part, générationnelle d’autre part. Pour ce faire, l’identification de principes-cadres, qui pourront être précisés selon les contextes nationaux et pour répondre aux évolutions sociétales comme scientifiques, est essentielle. Il s’agit également de redonner au droit son pouvoir instituant, en privilégiant un paradigme oublié au fil des évolutions normatives, celui de la protection du sujet d’expérimentation, se substituant à la libéralisation d’une pratique ambivalente.
Surtout, les droits fondamentaux du sujet et le respect de la dignité humaine imposent l’universalité de la protection comme sa pérennité afin que le sujet puisse être protégé à titre individuel et collectif, pour les générations présentes et pour les générations futures, pour préserver les intérêts de chaque individu et de l’humanité tout entière.
L’expérimentation médicale doit être permise et favorisée pour les bénéfices qu’elle peut apporter à l’humanité, tout en portant une attention primordiale à la protection des sujets d’expérimentation, dans et pour leur diversité. Ainsi seulement, la protection des sujets pourra s’accompagner d’une juste distribution des bienfaits de cette pratique.