Le précédent dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
Thèse soutenue à l’Université de Montpellier, le 27 novembre 2017, devant le jury composé de Madame le Pr. Peggy Ducoulombier (rapporteur), Madame le Pr. Hélène Surrel (présidente), Monsieur le Pr. David Szymczak (rapporteur), Madame le Pr. Françoise Tulkens et M. le Pr. Frédéric Sudre (directeur de thèse).
Tel un palimpseste, la lecture de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CourEDH) laisse apparaître les traces de sa construction. Le recours aux arrêts antérieurs dans la motivation des jugements témoigne en effet de la continuité, de la maturation, de l’évolution, ou des ruptures ayant conduit à la solution présente. L’intérêt d’une réflexion sur la question du précédent dans la jurisprudence de la CourEDH puise ses racines dans une double dialectique. La dialectique de l’encadrement du pouvoir du juge, entre le dynamisme interprétatif de la Cour et l’ancrage dans le passé qu’implique le recours au précédent. La dialectique de la construction du système, entre l’objectif d’harmonisation du droit européen des droits de l’Homme et l’unification de la jurisprudence que permet le précédent. Tel que construit par le juge et la doctrine anglaise, le concept de précédent apparaît a priori incompatible avec les missions poursuivies par la CourEDH, notamment le développement des droits et libertés garantis pour les adapter aux conditions de vie actuelles. L’enjeu principal de cette étude était donc de tenter de cerner le processus d’appropriation du concept de précédent à l’office du juge européen.
En outre, l’examen au prisme du précédent apporte un éclairage nouveau à l’analyse de la jurisprudence de la Cour. La nécessité d’un changement de prisme était d’autant plus prégnante que cette juridiction connaît depuis plusieurs années déjà une situation de tension avec plusieurs États membres, tension allant jusqu’à la remise en question de son autorité. En cause notamment l’activisme dont le juge européen a pu faire preuve dans l’interprétation du texte conventionnel mais également les lacunes de la motivation de ses arrêts. A l’inverse, une partie de la doctrine s’inquiète d’un mouvement perceptible de régression des standards de protection en raison de la pression de ces États. Dans ce contexte, il semblait primordial d’interroger la pratique de la Cour sous un jour nouveau dans l’optique d’une amélioration du processus de décision et de justification des arrêts.
La recherche entreprise s’est fondée à titre principal sur l’analyse en première main de l’abondante littérature anglo-saxonne disponible sur la question ainsi que l’analyse des arrêts de la CourEDH. Le terme « précédent » étant finalement peu utilisé dans les arrêts, tout comme les autres notions directement liées au concept, il était nécessaire de s’attacher à la substance de la motivation proposée par le juge européen. Enfin, la méthode ainsi établie a été complétée par un recours ponctuel à la théorie du droit, au droit comparé mais également à d’autres sciences sociales, notamment la linguistique, afin de proposer une nouvelle lecture de certains aspects de la pratique du juge (qu’il s’agisse par exemple de la rédaction des arrêts ou du recours aux sources externes).
En l’absence de définition institutionnelle et au regard de la pratique de la Cour, une définition volontairement très large du précédent européen a été retenue. Est un précédent dans le contexte conventionnel « l’arrêt ou la décision rendue par la Cour ou la Commission et servant ultérieurement de référence au sein de la motivation d’un autre arrêt ou d’une autre décision de la Cour ». Cette définition ne constitue qu’un point de départ et doit être comprise en relation avec d’autres paramètres variables, notamment la similarité factuelle. Surtout, l’enjeu de l’étude était beaucoup plus d’analyser un mode de raisonnement que de chercher à définir un concept qui n’est en réalité saisissable que par sa pratique.
La thèse soutenue est que le précédent est perçu par le juge européen comme un instrument auquel il recourt pour accroître la légitimité de sa jurisprudence bien plus qu’une contrainte visant à limiter ou encadrer son activisme : il participe ainsi pleinement à la construction d’un véritable droit européen commun des droits de l’Homme
Dans une première partie, je me suis attaché à présenter les caractéristiques du précédent dans le système conventionnel. L’objectif était de déterminer le degré de liberté qu’offre au juge le recours aux arrêts antérieurs dans sa volonté de présenter les solutions retenues comme raisonnables et donc acceptables par les différents auditoires.
En premier lieu, une démonstration de la nature persuasive de l’autorité des précédents semblait nécessaire, notamment en raison de la proximité pouvant exister entre le considérant de principe de la Cour dans l’arrêt Chapman c. Royaume-Uni et le Practice Statement de 1966 par lequel la House of Lords modifie son rapport aux précédent en assouplissant la règle stare decisis. Cette démonstration a également permis la mise en évidence d’un rapprochement opéré entre les juridictions suprêmes par la relativisation de leurs spécificités, notamment de la distinction entre précédent persuasif et précédent obligatoire. Dans le texte conventionnel, il semblerait ainsi que le précédent relève à la fois de l’argument de raison et de l’argument d’autorité, la solution antérieure bénéficiant d’une présomption de raisonnabilité.
En second lieu, les modalités de la référence aux arrêts antérieurs a permis de constater que le précédent est conçu par la Cour comme un instrument de légitimation de la solution rendue. Cet instrument offre au juge une large marge de manœuvre en raison non seulement de la souplesse de l’autorité persuasive mais également des différents types de raisonnement dans lesquels il peut s’inscrire : recours aux principes généraux, à l’analogie, pratique du distinguishing ou du revirement de jurisprudence. Un appui sur les théories linguistiques, notamment l’étude des pratiques intertextuelles, témoigne d’une utilisation stratégique du précédent qui gagnerait à être rationalisée. Évidemment, cette analyse a également permis de montrer que les arrêts antérieurs peuvent être manipulés par le juge pour fonder sa décision sur une réalité partiellement ou entièrement faussée : distinguishing abusif, citations tronquées, omission d’un précédent pertinent, etc. La construction du discours judiciaire présent s’appuie donc sur une reconstruction plus ou moins fidèle du discours judiciaire passé.
Dans une seconde partie, j’ai souhaité montrer comment cette « version européenne » du concept s’inscrit dans le processus plus global de la construction d’un véritable système européen des droits de l’Homme. Dans cette perspective, j’ai choisi de m’intéresser d’une part à l’impact du précédent sur la légitimation de la jurisprudence, à travers la construction d’un système cohérent et la maîtrise du recours aux sources externe, et d’autre part au rayonnement de la jurisprudence de la Cour.
En premier lieu, il est apparu que le précédent avait un rôle important au plan interne dans la structuration et le développement du système européen. Ce rôle fait directement écho aux deux motifs principaux du respect de la règle stare decisis dans le système anglais : la régulation de l’activisme judiciaire et le maintien d’une certaine cohérence de la jurisprudence. Concernant le premier motif, l’interprétation dynamique retenue par le juge à travers la doctrine de l’instrument vivant modifie nécessairement l’équilibre recherché. La contrainte revendiquée reste une auto-contrainte qui ne limite pas véritablement le pouvoir créateur du juge mais déplace la question sur l’exigence de rationalisation des revirements et de leur motivation. Concernant le second motif, la règle du précédent contribue efficacement à la légitimation de la jurisprudence de la Cour en permettant de construire ou de reconstruire sa cohérence.
En second lieu, et il s’agit là d’une spécificité par rapport au concept tel qu’appréhendé dans le système anglais, le précédent permet également à la CourEDH de maîtriser les interactions du système européen des droits de l’Homme avec les autres ordres juridiques. Cette fonction originale est d’abord perceptible concernant le phénomène bien connu de la globalisation des sources. Par un appui sur les théories du système de Luhmann, un parallèle peut être établi entre la réflexivité qu’entraîne l’usage des arrêts antérieurs et la clôture normative des systèmes dits auto-poïétiques. La règle du précédent autorise donc un contrôle de l’ouverture cognitive par le juge via la réception des sources externes. Enfin, le précédent européen occupe une place importante dans la construction d’un droit européen commun des droits de l’Homme. Son respect au niveau supranational favorise le respect de la jurisprudence européenne par les autorités internes en s’articulant avec l’autorité de chose interprétée. Il facilite également l’« harmonie interprétative » recherchée par les institutions de l’Union européenne, au premier titre desquelles se place la CJUE.
Au terme de cette étude, notre postulat de recherche peut être validé. Malgré l’absence de la notion dans le texte conventionnel et sa présence erratique sous la plume du juge, le concept de précédent joue un rôle important dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme et plus généralement dans le système conventionnel.
Le précédent est en effet appréhendé par le juge européen comme un outil de persuasion et de justification de son action. En dépit d’une grande perfectibilité, tant au niveau de la pertinence que de la transparence du recours aux arrêts antérieurs, l’acclimatation de la règle du précédent à l’environnement strasbourgeois en fait l’un des instruments les plus efficaces de légitimation auprès des différents auditoires, et principalement des États membres : légitimation de la jurisprudence de la Cour et plus globalement de son entreprise de construction d’un système cohérent de protection des droits de l’Homme.