Liberté religieuse et valeurs de la République : contribution à l’étude d’une articulation en tension
Thèse soutenue le 6 décembre 2018 à l’Université de Strasbourg devant un jury composé de Madame Vincente Fortier (Directrice de thèse, directrice de recherches CNRS, Université de Strasbourg), Madame Anne Levade (Professeure, Université Paris-Est Créteil, Paris XII – rapporteur), Monsieur Gérard Gonzalez (Professeur, Université de Montpellier – rapporteur), Monsieur François Saint-Bonnet (Professeur, Université Panthéon-Assas, Paris II) et Madame Anne Fornerod (Chargée de recherches CNRS, Université de Strasbourg).
L’étude de la genèse de la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, dont chacun sait que l’objet réel était d’interdire le port du voile intégral, révèle une fracture entre le droit et le politique.
Sur le terrain du droit, l’essentiel des développements porte sur la notion d’ordre public, et plus précisément sur sa dimension immatérielle. La littérature juridique, souvent inspirée des développements du Conseil d’État dans l’Étude relative aux possibilités juridiques d’interdiction du port du voile intégral publiée en mars 2010, définit l’ordre public immatériel comme un ordre sociétal, dont le socle repose sur les exigences minimales de la vie en société. Sous cet angle, la dissimulation du visage peut être considérée comme une atteinte au minimum de sociabilité nécessaire dans la société française pour vivre ensemble.
Sur le terrain politique, les déclarations et débats relayés par la presse révèlent en revanche une confusion autour de la dimension immatérielle de l’ordre public. Si les considérations sociétales sont prises en compte, de nombreuses autres notions sont convoquées pour justifier l’interdiction du port du voile intégral. D’une part, l’expression « valeurs de la République » est récurrente pour justifier la nécessité d’adopter cette restriction de liberté, ce qui traduit une tension entre les « valeurs de la République » et la liberté individuelle de religion. D’autre part, les notions de dignité et d’égalité des sexes sont prépondérantes dans le processus d’élaboration de la loi alors même qu’elles ont été explicitement exclues – en raison de leur soubassement axiologique libéral – par l’Étude du Conseil d’État et la doctrine majoritaire.
L’adjonction de ces deux notions aux « valeurs de la République », et l’intégration de l’ensemble ainsi constitué à la dimension immatérielle de l’ordre public, bouleversent les cadres de référence traditionnels en matière de liberté religieuse. Par voie de conséquence, ce bouleversement emporte une mutation des rapports de l’État aux religions, ou plus précisément de l’État aux individus croyants.
En découle une question essentielle : ce bouleversement des cadres de référence est-il circonscrit à la question très spécifique du port du voile intégral, qui est indissociable des considérations relatives à la dissimulation du visage dans l’espace public ?
Deux paramètres apportent une réponse négative. D’un côté, la liberté religieuse des personnes privées, concernant le port de signes religieux, est sans cesse réinterrogée depuis 2010. Si les nombreuses propositions de loi visant à restreindre la liberté religieuse déposées à l’Assemblée nationale n’ont pas toutes abouti, elles attestent bien d’une perturbation du cadre juridique traditionnel, lequel protège cette liberté fondamentale.
D’un autre côté, les Chartes et rapports publics produits par l’État depuis 2010 se multiplient. La lecture de ces documents, relatifs à l’appréhension du religieux par l’État, révèle deux phénomènes : une autonomisation de l’expression « valeurs de la République », détachée de l’ordre public, et l’érection de la laïcité en valeur de la République.
Ce changement de paradigme dans la prise en compte du religieux par l’État conduit à s’interroger sur le contenu, tout du moins la portée, des « valeurs de la République » et de la laïcité-valeur. La notion de « citoyenneté », et son articulation à ces valeurs, permettent d’esquisser les différentes implications sur les rapports de l’État aux individus croyants.
Ce corpus, du reste très fourni, est analysé à la lumière de la jurisprudence actuelle – administrative, européenne, mais également judiciaire -, du droit souple émanant des instances nationales, européennes et internationales, et des développements de la doctrine. Il en découle une position de principe claire : sur le terrain du droit, la conciliation des principes doit être préconisée, dans le respect des valeurs libérales dont s’inspirent les textes fondamentaux de l’ordre juridique français.